29 mars 2010

Le travail des Droits de l'Homme, c'est quoi concrètement?

Le mandat de l'APRONUC était puissant, mais rares étaient les officiers qui en faisaient vraiment usage dans leur mission. Les risques étaient assez grands dans un pays ou tout différend, toute interférence est sanctionnée par les armes. En tant qu’inspecteur des Droits de L'Homme de l'ONU, dans une province en guerre où les tensions politiques étaient extrêmes, menant à assassinats, arrestations arbitraires, tortures, exécutions sommaires, et autres disparitions, le travail ne manquait pas. Une de mes tâches routinière consistait à surveiller le fonctionnement de la police et de la justice. Pour la police, la méthode que j'employais consistait à débouler sans prévenir dans les commissariats et postes de police et demander au premier policier venu: "donne-moi les clefs de la prison!". Le policier, interloqué, pris par surprise, me disait alors soit "mais… il n'y a pas de prison ici, monsieur.", soit …il me donnait les clefs! Une fois les clefs en main, il ne me restait plus alors qu'à lui demander: "bon, et elle est où maintenant cette prison?" et lui bien obligé de m'y mener. Nous ouvrions alors les geôles et c'est ainsi que je pus découvrir bien des choses que même les policiers onusiens (CivPol) responsables du coin ignoraient totalement. Certains ne savaient même pas qu'il y avait une prison dans leur secteur! Certes, on m'accusait parfois de "jouer au cow-boy", mais en réalité je ne faisais qu'appliquer le mandat puissant de l'Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge. En outre cette méthode "au culot" payait bien, puisqu'elle me permit de libérer nombre de personnes qui n'avaient rien à faire en prison: handicapés mentaux, enfants, des gens qui avaient été jetés en prison après une dispute avec des proches du chef de police, des gens arrêtés puis enfermés depuis des semaines sans jamais avoir été déférés en justice, etc. Naturellement je ne libérais pas tout le monde, mais je m'assurais que ceux qui semblaient être là pour de bonnes raisons, soient immédiatement référés au procureur.
J'avais aussi réussi à convaincre le tribunal de venir m'accompagner dans mes visites de la prison provinciale. C'était la première fois que certains juges mettaient les pieds dans la prison! Nous revoyions alors ensemble tous les dossiers des prisonniers, un par un, et c'est ainsi que le tribunal, stupéfait, se rendait compte que nombre de prisonniers croupissaient là sans jamais avoir été condamnés. Certains n'avaient même pas été signalés au tribunal. Bref, ces inspections menèrent à de nombreuses libérations de gens qui n'avaient rien à faire en ces geôles. (voir ici quelques photos de visites impromptues de prisons)   

Naturellement les choses n'étaient pas toujours aussi faciles. Je me souviens d'une enquête qui nous menait vers un chef de district réputé très violent – il était notamment connu pour avoir décapités des hommes dans le passé et placé leurs têtes sur des piquets plantés dans la rue du village pendant plusieurs jours. Notre enquête – notamment par les nombreux témoignages recoupés de témoins -- indiquait assez clairement qu'il était responsable de nouveaux assassinats politiques. N'ayant toutefois pas suffisamment de preuves pour envoyer le dossier au [premier] procureur spécial des Nations Unies (Marc) et désirant toutefois lui faire comprendre indirectement qu'il était surveillé de près, pour tenter au moins de le dissuader de causer plus de mal, je décidai d'aller le voir. Mon assistant et moi étions très nerveux à l'idée de faire face à cet assassin. D'une quarantaine d'années, petit et rond, il nous accueillit froidement. Je commençais en lui faisant part de notre inquiétude face aux multiples assassinats reportés dans son district… il ne bronchait pas. Je lui demandai si il avait une idée de qui pouvait commettre de telles atrocités. Il ne savait pas. Alors, ne pouvant rien faire d'autre,  je partis sur une description des plus lyriques du Cambodge, de Siem Reap, d'Angkor, et notamment des fresques d'Angkor, …insistant sur "l'époque ou les valeureux guerriers Khmers combattaient  l'ennemi vaillamment, alors qu'aujourd'hui l'ennemi est assassiné lâchement, de nuit et dans le dos"… il regardait par terre.
 
Lors d'une autre enquête, nous avions aussi décidé de confronter le suspect numéro un d'un assassinat politique qui avait eu lieu dans un village du district de Bantey Srey. Même histoire, un opposant politique avait été assassiné dans le noir d'une rafale dans le dos. Lors de mon entretien avec le suspect - que je prétendais interviewer en tant que simple témoin - les choses tournèrent court. Sans doute n'ai-je pas été assez prudent, toujours est-il qu'il du comprendre qu'il était repéré... Il saisit sa mitraillette et nous intima de filer. Ce que nous fîmes sans attendre.


[Période: APRONUC (1992-1993), Inspecteur des Droits de l'Homme, Siem Reap, Cambodge]

Comedia dell Arte au travail

Son Excellence la Professeure Dr. Bougnong Boupha, Directeur de l’Institut National de Santé Publique, députée à l'Assemblée Nationale, m’appela un jour: elle m'avertissait qu’elle allait m’inviter pour le grand colloque international sur l’éthique médicale qu’elle organisait avec le soutien du coordinateur régional du projet, le Dr Frédéric Gay. Elle me fit comprendre que la présence du coordinateur n’était pas encore certaine et que - dans l’éventualité uniquement de son absence - elle voudrait que j’accepte d’assister au colloque en tant que représentant local du projet régional de l’Union Européenne. Je lui signifiai que je n’y voyais pas d’inconvénients pourvu naturellement qu’on ne me demande pas de remplacer le Dr Gay dans ses fonctions, puisque je n’y connaissais rien en éthique médicale dans la recherche et qu’il s’agissait d’un parterre d’experts internationaux. Naturellement, en aucun cas je ne pourrai faire une déclaration devant ce parterre. Satisfaite, elle me remercia et il était donc convenu de faire ainsi. Au jour dit, le coordinateur ne put venir du à un empêchement de dernière minute, et SE le Prof. Bougnong m’appela donc à la rescousse pour représenter le projet lors de la cérémonie d’ouverture. Lorsque j’arrivai sur les lieux de la cérémonie, elle accourut à moi, me remercia d’être venu et me fit assoir précipitamment à ses cotés à la table d’honneur …et me demanda de livrer le discours d’ouverture du colloque! Panique.
J’eus donc à peine 5 minutes, pendant que la salle finissait de se remplir, assis à la table d’honneur face à un parterre d’une centaine d’experts, pour gribouiller quelques idées-forces d’un discours totalement improvisé sur un sujet pour lequel je n'avais aucune compétence! Sueurs froides...
Je me rappelai soudain d’une chose ; plus un orateur est mal à l’aise sur le podium et plus l’audience est mécontente… Alors, c’est avec un semblant d’assurance je me lançai dans un petit discours d’ouverture des plus classiques. Je ne me souviens plus du tout de sa teneur, simplement que quelques uns de ces experts étaient venus me féliciter à la fin de la cérémonie; politesse diplomatique sans aucun doute. L’expérience en tout cas de cette improvisation, haute voltige sans filet, m’aura marqué. Plus tard, je me suis retrouvé en plusieurs autres occasions dans ce genre de situations périlleuses, et j’avoue que je ne m'y sens jamais à l’aise, mais j’ai bien compris que dans certaines circonstances, dans certaines fonctions, il faut savoir assumer la tête haute quoi qu’il arrive…

[Période: Union Européenne (2000-2003), Vientiane, Laos, Directeur du projet de lutte contre la malaria.]

Gardes de nuits dans les camps Khmers Rouges...

Contexte: il fallut bien des mois de tractations difficiles pour obtenir l’accord des autorités militaires thaïlandaises pour que les officiers de sécurité des Nations Unies que nous étions puissent enfin assurer des gardes de nuits dans les camps de réfugiés, surtout dans les camps administrés par les cadres Khmers Rouges qu’étaient Samrong Kiat, O’trao, Taluan, Boraï, et Site 8. Lorsque cette autorisation fut enfin accordée, nous nous relayâmes entre officiers, afin d’assurer chaque nuit une présence onusienne dans les camps.

Lorsque j’étais de garde, je procédais à peu près à chaque fois de la même manière : après la visite impromptue des postes de police, je prenais ma voiture et faisais le tour du camps, très lentement, toutes vitres ouvertes, en passant d’une extrémité du camp à l’autre, voire en sortant un peu à la périphérie.
Les gardes de nuit dans les camps ont toujours un petit quelque chose de sur-réel: comment un camp, où s’entassent plusieurs dizaines de milliers d’âmes, peut-il ainsi être si silencieux et si calme au beau milieu de la nuit? Dans une obscurité totale (pas d’électricité dans le camp, hormis le jour quand quelques rares générateurs tournent pour quelques heures); on entend alors, tout au plus, quelques bruits de vie qui traversent les minces murs de bambous des maisons: un ou deux bébés qui pleurent et vite retombent dans leur sommeil, quelques bruits de toux, des chiens qui aboient un instant puis se taisent… et c’est tout. On peut alors savourer le bruit du vent dans les palmiers et s’enivrer du spectacle de la voûte céleste.  Une paix absolument magique.

Mais une paix aussi très trompeuse et qui peut parfois cacher les pires des violences. Ainsi, un matin, à mon arrivée au camp d'O'trao, on m’informa que deux femmes avaient été assassinées dans la nuit. J’allai immédiatement investiguer sur le lieu du crime: une petite hutte de bambou sur pilotis comme la plupart des abris, dans une section reculée du camp. Je grimpai la petite échelle de bambou, et pénétrai dans la pièce; le plancher en bambou, flexible, s’affaissa légèrement sous mes poids…  La scène devant moi était assez effroyable: les corps des deux femmes avaient été recouverts de kramars. Lorsque les policiers soulèvent les pièces de tissus, je constatai que les têtes des deux femmes avaient été pulvérisées, raison pour laquelle des morceaux de cervelles pendaient encore au plafond. Mais plus tragique, j’observai que les deux corps rigides avaient encore les mains jointes et levées en signe de supplication… Les policiers me donnèrent alors le récit de l'incident: il s’agissait d’une femme dont le mari, combattant Khmer Rouge, voulait qu’elle le rejoigne dans le camp militaire satellite quelques kilomètres plus loin, par delà la frontière, en terre cambodgienne. Elle s’y refusait; la vie dans les camps assistés par les Nations Unies étant autrement plus "vivable" que dans les camps militaires khmers rouges. Son mari l’avait alors menacé. Inquiète, la femme, mère de trois enfants, avait alors demandé à sa voisine de bien vouloir coucher chez elle pour se sentir moins seule. La voisine avait accepté. Une nuit, cette nuit-là, le mari, furieux de l'obstination de sa femme, était alors venu armé de sa mitraillette, et tenté de prendre sa femme de force… devant son refus, et alors que sa femme et la voisine le suppliaient, il les abattit l’une et l’autre de rafales dans la tête. La voisine qui était venue coucher là pour rassurer son amie était mère de six enfants.

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Les gardes de nuit que nous assurions en tant qu’officiers de sécurité onusiens étaient donc importantes, mais toujours un peu stressantes. Que faire si l’on se trouvait nez-à-nez en pleine nuit avec  des combattants Khmers Rouges armés?   

Une nuit, que j’avais terminé un premier tour du camp d’O’trao, je m’enquis de me garer à la lisière du camp, du côté de la forêt, pour surveiller tout mouvement possible entre les camps militaires KR satellites et le camp civil dont nous avions la charge de la protection. Je coupai le moteur, éteignis les phares, et sortis m’asseoir sur le capot de la voiture pour mieux voir, écouter et observer. Après quelques instants, tranquille à admirer les étoiles, j’observai soudain des petites lumières qui bougeaient dans la forêt… mon sang ne fit qu’un tour… Il me fallait bien sûr en savoir un peu plus avant de donner l’alerte… le cœur battant, je fixai ces petites lumières qui manifestement venaient en ma direction. Je n’avais pas de jumelles et ne pouvais que froncer les yeux pour tenter de  mieux discerner ce qui me semblait déjà une menace possible… la tension était à son comble, et j’étais à deux doigts de prendre ma radio et appeler l’armée thaïlandaise à la rescousse …quand le nuage de lucioles passa tranquillement à mes côtés, et poursuivit sa route.
[Période: UNBRO (1987-1992), frontière khméro-thaïlandaise, Site B/O'trao, Protection Officer]

Casuistique de l'humanitaire... petite histoire de dilemme typique.

Comme souligné plus haut, le Staging Area étaient le lieu où les réfugiés passaient leurs dernières nuits avant de monter dans le bus qui les rapatriait au Cambodge après parfois plus de 10 ans dans les camps. Une précision toutefois, et de taille: seuls les femmes, enfants, vieillards et handicapés étaient autorisés à monter dans ces bus du grand Retour. Tous les hommes en age d'être soldats étaient interdits. C'était la politique de rapatriement, neutralité onusienne oblige. Les hommes, tous enrôlés de force dans les trois armées respectives de la résistance (ANKI, KPLNF, ANS), étaient donc de fait considérés comme soldats. Seul problème avec cette politique, les femmes se retrouvaient seules, avec vieillards, enfants et handicapés à charge, pour entreprendre ce long périple du retour. Pire encore, elles se retrouvaient seules une fois arrivées à destination pour reconstruire leur maison, et leur vie. Déposées en pleine nature - avec certes quelques matériaux de construction pour se construire une petite maison de bois,  de bambou et de chaume - mais sans bras valide aucun pour les aider.

Avec les instructions répétées de ma hiérarchie, insistant sur cette politique discriminatoire, je me trouvais face à un dilemme: en tant qu'officier responsable de la protection, comment pouvais-je laisser femmes, enfants, vieillards et handicapés partir ainsi seuls sans hommes valides pour les aider à transporter leurs biens et construire leurs maisons une fois à destination?

Je pris ma décision: à la maison, je conçu sur mon ordinateur, un "Bon de transport pour un homme/par famille", puis je me faisais faire en ville un tampon de Protection Officer des Nations Unies, difficile à imiter. Et à partir de ce jour, je me mis à recevoir les familles de réfugiés qui s'inquiétaient de comment elles allaient entreprendre leur ultime voyage de rapatriement; je demandais alors à voir l'homme valide qui pourrait les accompagner, l'instruisais très fermement qu'il ne devait en aucun cas transporter d'armes avec lui - lui rappelant qu'une fouille complète serait de toute façon effectuée lors de la montée dans le bus - et qu'il ne pouvait pas voyager en uniforme militaire. Naturellement, les familles trop heureuses de pouvoir embarquer un homme valide avec elles, acceptaient ces conditions sans sourciller, et signaient l'agrément que je leur proposais. Je remplissais alors le fameux petit bon que j'avais préparé, y inscrivant le nom de la famille éligible, et y ajoutant celui de l'homme valide pour qui le bon était rempli, le signais, et y apposais le tampon que j'avais fait faire en ville. J'ai ainsi pu soulager de très nombreuses familles. Bon, ce n'était pas la liste de Schindler, mais c'était ma petite goutte d'eau à moi... Je savais toutefois ce que j'encourais sur le plan professionnel, mais je me disais que ce serait tout même assez fort de la part d'une agence humanitaire onusienne de virer un cadre parce qu'il aurait désobéi pour des raisons ...précisément humanitaires.

Naturellement au tout début, les officiers onusiens responsables du contrôle lors de la montée dans les bus du rapatriement m'avaient bien vite appelé, inquiets: "-Stéphane, qu'est-ce que c'est que ce bon? Tu sais bien qu'on n'a pas le droit d'embarquer les hommes valides dans le bus?!". Jouant sur la hiérarchie (j'étais plus gradé), je les rassurais "-ne t'inquiète pas, je prends ça sur moi. Si on te demande, tu dis que c'est moi qui les ai autorisé à monter". Ce qu'ils firent donc par la suite de manière routinière.

Arriva le jour où les quelques Protection Officers que nous étions, couvrant tous les camps de réfugiés des 850 km de la frontière khméro-thaïlandaise, furent convoqués pour une réunion d'information et de coordination au siège des Nations Unies à Bangkok (UN-ESCAP). Là, nos supérieurs nous rappelèrent une fois de plus, comme si besoin était, la politique de rapatriement et l'interdiction formelle de faire monter les hommes valides à bord des bus. C'est donc avec une certaine appréhension que je me lançai: j'expliquai à mes chefs, sidérés, ce que j'avais mis en place depuis plusieurs mois dans les camps où j'officiais, et comment j'avais ainsi laissé partir avec leurs familles de très nombreux hommes valides, en m’efforçant d'expliquer le bien-fondé de l'opération…

Il y eut un grand silence dans la salle; je savais que tout allait se jouer maintenant: soit j'étais viré, soit la politique changeait...

Ils changèrent la politique.
Dorénavant, chaque famille aura le droit d'embarquer un homme valide…

[Période: UNBRO (1987-1992), Site B/O'Trao]

Protection des réfugiés... jusqu'où aller?

Contexte : après plus de 10 ans à croupir dans les camps, l’heure du rapatriement avait enfin sonné pour les réfugiés. Les accords de paix avaient été signés et il s’agissait dorénavant d’assurer leur retour rapide afin qu'ils puissent voter aux premières élections démocratiques du Cambodge que l’ONU devait organiser au plus vite (UNAMIC 1992, puis APRONUC - 1993). 
Afin d’organiser ce rapatriement de manière ordonné, nous (le Haut Commissariat aux Réfugiés) avions établi dans les camps des « Staging Areas », c'est-à-dire des camps dans les camps. Une zone censée être plus sécurisée que le reste du camp, et dans laquelle se préparaient par vagues successives les centaines de réfugiés partant les jours suivants pour le grand voyage du retour. Bien que très pauvres, les réfugiés réunissaient alors toutes les objets de valeurs qu’ils avaient su garder/cacher durant toutes ces années d’errance. Cela naturellement ne manquait pas d'attirer tous les voleurs et autres bandits armés du coin, qui s’enquirent vite d’attaquer les Staging Areas la nuit pour dérober les pauvres gens de leurs derniers biens, la veille de ce retour tant attendu. Compte tenu du nombre d’incidents qui eut lieu, et du risque accru d’attaques, le staging area de Site B où j’opérai alors était sous surveillance 24/24H et 7/7 jours par les policiers du camp, armés de AK47 (la fameuse Kalachnikov). En tant que « Special Officer », en charge de la protection, j’entreprenais parfois des visites impromptues, y compris de nuit, pour m’assurer de la bonne tenue du système de protection. Pour ce faire, plusieurs fois dans la nuit, je prenais ma voiture et faisais un tour complet du camp, à vitesse très réduite, fenêtres grandes ouvertes pour être à-même d’entendre tout bruit suspect. Comme les militaires thaïlandais qui gardent le camp avaient eux-mêmes été attaqués par des bandits précédemment et leur véhicule mitraillé, je me devais de redoubler de précaution. En comptant, peut-être un peu naïvement, sur la protection que pouvait conférer le logo des Nations Unies sur ma voiture, je roulais alors très lentement, éclairant le logo sur la portière à l’aide d’une grosse lampe de poche que je tenais dans la main droite tout en tenant le volant de la main gauche (NB. en Thaïlande on roule à gauche).

Une nuit, vers minuit, alors que je faisais un de ces tours de surveillance, je décidai  d’aller inspecter de plus près la vigilance des policiers en charge de la protection du Staging Area. Je connaissais bien la procédure, s’ils repéraient une présence ils devaient sommer l'individu de s’identifier, au moins trois fois avant de tirer. Parlant Khmer, il ne me serait pas difficile de m'identifier. Je laissai donc la voiture sur la piste et commençai à m’enfoncer dans la nuit en direction des guérîtes des policiers. Pas d’appel. Je poursuivis mon avancée. Toujours pas d’appel. J’étais, je l’avoue, très nerveux car je savais que les policiers du camp, formés un peu à la hâte, n’étaient pas toujours très respectueux des règles, et que pris de panique, en craignant par exemple une attaque de bandits, ils pourraient très bien tirer sans sommations préalables. J'aperçus enfin la guérite dans l'obscurité, d’où n’émanait aucun bruit. Quelques foulées de plus et j’y parvins; j'y trouvai là deux policiers dormant paisiblement dans leurs hamacs. Autant pour la vigilance! La meilleure preuve du manquement à cette vigilance  dans le code militaire est si l’on peut s’emparer des armes. Je me baissais lentement et attrapai leur kalachnikov posées à terre sous le hamac, à l’un et l’autre, et les cachai derrière le mur de bambou. Je m’enquis alors de les réveiller. Ils sursautèrent et les yeux tout embués de sommeil sautèrent de leur hamac et se mirent au garde à vous, cherchant désespérément leurs armes du regard. Je les sermonnai, avec prudence toutefois, c'est-à-dire fermement mais avec une touche d’humour pour faire passer la pilule. La preuve avait été bien faite qu’ils avaient manqué à leur devoir de protection de la population.
Le lendemain, je me faisais très vertement reprendre par le cadre onusien responsable de la formation des policiers du camp: un très haut fonctionnaire de police néo-zélandais (Assistant–High Commissionner) qui avait été nommé pour cette mission spéciale. Il m’accusait d’avoir été totalement irresponsable, d'avoir fait preuve d'une immense insouciance, que ce que j’avais fait était extrêmement risqué, que j’aurais pu me faire descendre, etc. Il était clair que sa colère reflétait surtout le fait que j’avais fait ce que lui aurait du faire, et que les policiers qu’il formait avaient clairement failli à leur devoir. Il porta plainte aux autorités onusiennes, estimant que je m’étais immiscé dans ce qui relevait de sa fonction, etc. Mes supérieurs m’appelèrent pour écouter ma version des faits. La situation était délicate et diplomatiquement difficile à gérer pour eux, puisqu’il s’agissait d’un très haut gradé de la police néo-zélandaise prêté par son gouvernement contre un petit Protection Officer contractuel français. Après avoir écouté la version des faits des deux côtés, et sans doute en prenant en considération mes états de services des années précédentes, mes chefs se rangèrent à mon côté et défendirent mon action. J’avais certes pris des risques excessifs mais avais par la même démontré que la protection du camp n’était pas assurée comme il se devait et que, considérant les incidents sérieux de banditisme qui avaient eu lieu au cours des semaines précédentes, une telle inspection impromptue sur le terrain était justifiée. Je m’en tirais bien. Quelques semaines plus tard le haut gradé néo-zélandais démissionnait de cette mission et rentrait chez lui.
[Période: UNBRO (1987-1992), Site B/O'Trao]

Dans les camps Khmers Rouges...

Un jour que j’étais en remplacement dans le camp Khmer Rouge de Boraï, et que je faisais seul un tour de surveillance du camp, je m'enquis de pousser jusqu'à sa lisière. Je passais en 4x4, comme la piste était très accidentée, et qu'il y avait quelques ruisseaux à traverser. Une fois la bordure du camp atteinte, et comme j'aimais le faire à chaque fois au cours de mes tours de surveillance, je coupai le moteur, sortis du véhicule, et tout simplement observai et écoutai. Soudain, j'entendis des voix d'hommes qui se rapprochaient derrière les bambous et… je tombais tout à coup nez-à-nez avec une patrouille de combattants Khmers Rouges, armés jusqu’aux dents de AK7, grenades et RPG et qui repartaient au front. Ne sachant pas trop que faire dans cette situation on ne peut plus ambiguë pour un responsable onusien, j’optai vite pour la solution "désamorçante", en leur adressant en khmer un bonjour jovial, le sourire aux lèvres, et leur demandant où ils allaient. Ils me répondirent avec un grand sourire qu’ils allaient "casser du Vietnamien!", et passèrent leur chemin... Je venais de croiser pour la première fois des soldats Khmers Rouges en pleine campagne militaire… J’ai soufflé quelques minutes avant de reprendre le volant. J’eus par la suite bien d’autres occasions de rencontrer des soldats, voire des cadres Khmers Rouges, mais je me souviens surtout de cette première. 

Naturellement les camps recevant l'aide des Nations Unies, bien qu'administrés par les factions politiques de la résistance (à "l'envahisseur" vietnamien), se doivent impérativement d'être des camps civils. Mais comment assurer un tel statut quand on est entouré de camps militaires et qu'il ne viendrait pas à l'esprit des soldats qui occupent ces camps satellites, de venir visiter leur famille dans les camps civils sans leurs armes. Nous autres cadres onusiens, responsables des camps, avions peu de poids face aux militaires thaïlandais et khmers pour faire respecter l'obligation aux combattants cambodgiens de déposer leurs armes avant d'entrer dans les camps civils. Je me souviens de cette fois, parmi tant d'autres, où déambulant dans le camp khmer rouge de Boraï, en mission de surveillance, je m'approchai d'un aveugle, un ancien soldat Khmer rouge qui avait perdu les deux yeux au combat; il était heureux de pouvoir discuter avec un étranger, mais très vite se mit a pleurer sur son sort… il m'invita alors à m'asseoir dans sa petite hutte de bambou et de chaume. Nous poursuivîmes la conversation quand soudain, en scannant l'intérieur de la maison, mon regard se fixa sur l'incroyable: tout un arsenal d'armes, à peine caché, était là posé sur les bambous du plafond: AK47, RPG et moult grenades chinoises…  Non seulement le pauvre homme ne put se rendre compte de ce que je venais de découvrir, mais sans doute ne savait-il pas lui-même que sa maison servait d'entrepôt d'armes à ses camarades.
[Période: UNBRO, frontière khméro-thaïlandaise, Thaïlande (1987-1992)]

Etre ou ne pas être là... that is the question.

Petite ville de Boraï, Thaïlande - Quand les combats faisaient rage de l'autre côté de la frontière, le sol tremblait dans l'atelier à chaque obus qui explosait; et quand les tirs se rapprochaient, on s'échangeait des regards anxieux, s'interrogeant secrètement si c'était ou non le moment d'évacuer. Finalement nous n'avons jamais évacué même quand les obus tombaient parfois bien près.

Je me souviens d'un jeune paraplégique à qui nous construisions une de ces chaises roulantes en bois, et que j'allais visiter régulièrement dans son petit village non loin de l'atelier. Je garais alors notre atelier mobile, installé dans le pick-up, toujours à la même place devant sa maison, et nous faisions nos essais à domicile.
Un jour, j'appris qu'un obus était tombé dans ce même village tuant un jeune homme qui avait eu la malchance de passer à mobylette exactement à l'endroit et au moment ou l'obus tomba. Lorsque j'allais le lendemain dans le village pour visiter notre patient comme à l'accoutumée, j'interrogeai une villageoise au sujet de l'incident. Elle me regarda, et avec un sourire embarrassé me dit: "-oui, c'est vrai, c'était mon fils!". Silence. Choc des cultures.
Elle me montra alors le lieu exact où l'obus qui avait tué son fils était tombé: c'était très exactement là où je garais habituellement ma voiture. C'est ce jour-là que Je compris ce que signifiait "ne pas être au mauvais endroit au mauvais moment"…
[Période: OHI, Thaïlande, Trad, Boraï. (1986)]

"Culture shock"... très très shock!

Un jour, Yolaine L., Véronique D. et moi, serrés comme des sardines dans le petit habitable du pick-up jaune d’OHI, roulions sur le chemin de retour de Khao-I-Dang à Aranyaprathet; nous suivions alors un gros semi-remorque depuis quelques centaines de mètres, lorsque celui-ci s’écarta très légèrement du bord de la route pour dépasser un motocycliste. Alors qu’il était en train de le dépasser d’assez près, nous  observions avec inquiétude le motard qui semblait ne pas rester droit dans sa trajectoire, vacillant de plus en plus… était-ce le déplacement d’air du camion qui le frôlait? Était-il saoul? Toujours est-il que c’est avec stupeur que nous le vîmes soudain basculer vers le camion, heurter violemment la remorque et s’écraser sur le bitume dans un bruit mat de métal raclé. Yolaine pila pour éviter le corps qui gisait à terre, tandis que le camion poursuivait sa route.
Nous nous arrêtâmes sur le champ, et accourûmes vers le corps. Le motard, un homme d’une cinquantaine d’année, avait la moitié du visage emportée et en lambeaux. Mais il repris peu à peu conscience, et émit des râles… ce qui nous rassura; il était encore en vie. Nous commençâmes alors à prodiguer les soins de premier secours et nous appelâmes l’ambulance de la Croix-Rouge internationale stationnant non loin de là, dans le camp de Khao-I-Dang. En attendant, des enfants qui avaient été témoins de l'accident, et s’avérèrent être justement les enfants du motard accidenté, arrivèrent en hurlant. Ils se jetèrent sur leur père et tentèrent de le relever malgré nos protestations; la femme du blessé arriva en hurlant elle aussi, mais devint alors totalement hystérique lorsqu’elle ramassa sur la route un des orteils de son mari... les voitures et les badauds commençaient à affluer et… à nous regarder de travers; comme si nous étions responsables de l’accident, nous insultant, nous menaçant… Nous comprîmes vite qu’il allait nous falloir déguerpir au plus vite dès que l’ambulance arrivera. Il nous fallut donc tenir quelques très longues minutes, continuant à prodiguer les premiers soins dans une ambiance totalement folle et hostile. Nous partîmes donc, aussitôt le blessé chargé dans l’ambulance.

Plus tard, nous nous renseignâmes et apprîmes que l’homme avait eu la vie sauve. Nul ne sait si le camionneur a jamais été appréhendé, mais j’en doute. Ce fut le premier des nombreux accidents dont je fus témoin lors de ces années en Thaïlande. C’est en tout cas par cette première expérience que j’ai compris les bienfaits de cette loi chez nous de "non-assistance à personne en danger" totalement inconnue en Thaïlande, et dans la région en général. Ici, en effet, seuls les responsables des accidents s’arrêtent pour porter secours, quand ils ne prennent pas fuite tout simplement. S’arrêter donc pour aider est considéré comme un aveu de culpabilité et constitue un réel danger de lynchage si les choses tournent court. Par la suite, lorsque j’étais témoin d’accident, je m’assurais d’abord qu’il y eut bien d’autres témoins avant d’intervenir, sinon, autant d’abord prévenir la police plutôt que de tenter d’intervenir. Une chose bien difficile pour un "humanitaire"…
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Un autre jour, alors que j'étais dans un de ces bus bleus climatisés, et que j'étais debout, en train de sortir des toilettes, le bus pila, je m'accrochais tant bien que mal pour ne pas tomber; le bus se remit a rouler, mais très lentement… c'est alors, qu'étant debout, je vis une scène, très courte, mais qui me marquera toute ma vie: un homme sortait d'une voiture garée précipitamment sur le bord de la route, il était blême, le visage décomposé; il remontait la trajectoire de sa voiture et se dirigeait vers ce qui faisait maintenant l'objet de toutes les attentions des passagers du bus… sur le macadam, une petite fille, dans son uniforme d'écolière, gisait dans une position incongrue, désarticulée, la face contre terre, et une flaque de sang s'élargissait autour de sa tête… son vélo à quelques mètres d'elle... le bus passa très lentement près du corps, puis reprit sa route. Cet insupportable spectacle de quelques secondes me hanta tout le reste du voyage, et jusqu'à aujourd'hui.
[Période: Opération Handicap Internationale, Thaïlande (2005-2006)]

Mémoire d'outre-tombes

Quelques jours à peine après mon arrivée sur le terrain, on me confia un 4x4, et on m’instruisit d’aller passer la nuit dans la maison louée par OHI dans le petit village de Tapraya, à quelques kilomètres de la frontière; ceci afin de pouvoir rejoindre au plus tôt le lendemain matin le camp de Site 2 situé non loin. Lorsque j’arrivai pour ma première nuit, en pleine campagne, dans ce qui était encore un tout petit village, mes collègues étaient absents, et il me fallut d’abord trouver la maison. Cela fait, on m’avait confié les clefs et je me débrouillai pour m’installer pour la nuit… Dehors, il pleuvait des cordes, et il faisait bien sombre dans cette petite maison de bois, éclairée seulement par quelques petites ampoules nues… Je m’endormis au son de la pluie martelant les tôles du toit. Mais au milieu de la nuit, je fus réveillé par des bruits bizarres… comme des murmures, lancinants, pareils à des pleurs, et qui allaient crescendo… Je tentai de comprendre, essayant d’analyser le contexte: je me dis qu’il devait s’agir de chants de bonzes psalmodiant dans la pagode non loin… mais les sons se rapprochaient, et ils envahissaient maintenant toute la campagne environnante, et n’avaient en fait rien d’humain!!! Ce ronron puissant « rooon…rooon » me sortit brutalement de ma torpeur, le cœur battant à tout rompre; seul dans cette maison, à ne rien comprendre de ce qu'il se passait!
Ce n’est qu’au matin, en échangeant avec des collègues, que ces derniers m'expliquèrent, hilares, que ces râlements de fantômes d’outre-tombe n’étaient autres que les coassements de crapauds buffles, heureux après la pluie, et s’appelant les uns les autres pour de bonnes séances d'accouplement. Un chant que j’aurais longuement loisir d’entendre par la suite lors de mes nombreuses nuits de terrain en période de mousson.  
  
[Période: Opération Handicap Internationale, Thaïlande (1985-1986)]