11 juil. 2010

Les armes, les armes, les armes (suite)

[Pour mieux situer le contexte, lire plus bas le billet précédent sur le même sujet « Les armes, les armes, les armes… »]
Certes le fait d’avoir été témoin de très nombreuses fois – de trop nombreuses fois ! – de drames liés aux armes m’avait déjà bien sensibilisé au problème de leur usage abusif, mais c’est en revenant au Cambodge et en m’y re-installant pour 4 ans de plus, dans un pays dorénavant en grande partie pacifié, que j’observai quelque chose de beaucoup plus insidieux et plus grave encore: l’omniprésence des armes, notamment des armes de guerres légères (armes de poing, armes automatiques, mines, grenades, lance-roquettes, etc.) paralysait de manière totalement insinue le développement du royaume. En effet, leur présence,  réelle ou même simplement supposée, constituait un frein formidable a l’épanouissement d’une société civile, décourageait les initiatives, dissuadait tout système de justice digne de ce nom ; en un mot elle interdisait l’instauration d’un Etat de droit indispensable a un développement harmonieux et équitable. Bien sur il y avait d’abord tous ces soldats, dorénavant désœuvrés, sans revenus, et dont la seule "compétence" était de savoir manipuler les armes …un outil de travail qu’ils n’étaient certainement pas prêts d’abandonner puisqu’il représentait leur seul moyen d’obtenir les revenus nécessaires à leur survie et celle de leurs familles : check points illégaux avec moult extorsions des automobilistes à tous les coins de rue, soldats le jour et bandits la nuit, intimidation des policiers et des juges, expropriations forcées de paysans pour s’installer sur les terrains arables, etc.
Mais même si le plus gros problème constituait sans aucun doute cette masse d’armes aux mains de militaires, policiers et miliciens indisciplinés, souvent saouls, et anxieux de leur avenir après démobilisation, la présence massive d’armes de guerre au sein de la population civile constituait un tout aussi grand défi au développement. Quand les querelles de voisinages, voire conjugales, se résolvent à la Kalachnikov, quand tout individu désirant faire valoir ses droits se fait menacer, voire exécuter en pleine rue, ou bien quand tout rival peut se payer police et juges pour obtenir gain de cause ou entière impunité… puisque les juges doivent trancher sous menace de mort, il est illusoire de penser à développer.

Réalisant avec de plus en plus d’acuité cette pression débilitante des armes sur la société et sur le développement du pays, je ressentais comme un besoin pressant de l’écrire. Un peu comme le devoir de tirer le signal d’alarme dans le train quand on sait l’accident imminent.
 
Je décidai donc de coucher sur papier un plaidoyer synthétique que j’intitulai « Disarming, THE priority in Cambodia» [désarmer LA priorité au Cambodge] et l'envoyai au Phnom Penh Post (PPP). Son éditeur en chef me répondit par retour du courrier : il trouvait l’article bon, et allait donc le publier tel quel dans le prochain numéro. Ce qu’il fit en effet quelques jours plus tard (c’est un hebdomadaire) (Lire l'article). Ce qu’il ne m’avait néanmoins pas dit c’est qu’il en avait quand même changé le titre par un autre plus aguicheur ; ainsi mon «Disarming, THE priority in Cambodia» devint un «Ban the Gun» (Interdisons les armes !) réducteur et trompeur. Ce changement de titre, tout aussi anodin qu’il put paraître, fut en vérité désastreux, car les lecteurs appréhendaient désormais l’article avec cette idée que je préconisais bêtement l’interdiction pure et simple des armes [ce que je ne pouvais manifestement pas faire, notamment après avoir été témoin du massacre par les Khmers Rouges des Vietnamiens du village lacustre de Chong Kneas sur le Tonle Sap en 1993, quelques jours après que ces pécheurs eurent été désarmés par l’ONU ; voir plus tard l’article sur cette tragédie].
Cela me valut bien des insultes dans le courriers des lecteurs, des les prochains numéros du PPP, de la part de partisans de la liberté de possessions des armes par les citoyens! Naturellement il s’agissait de lecteurs des Etats-Unis (la fameuse National Riffle Association y est si vigilante!) mais aussi d'un allemand résidant au Cambodge [une petite enquête m'indiqua par la suite que ce monsieur qui me traitait si allègrement de stupide et tentait de démonter chacun de mes arguments n’était autre qu’un instructeur d’armes de guerres dans un stand de tirs a Phnom Penh…].
J’avoue que les premières lettres, par leur violence et leur méchanceté, me choquèrent et me blessèrent. Je décidai toutefois d’attendre que les émotions retombent pour reprendre la plume. Je voulais développer un débat aux argumentations construites et dénué d’animosités. Ces échanges durèrent alors plusieurs semaines, le journal jouant le jeu et publiant toutes les lettres semaines après semaines dans son courrier des lecteurs (voir quelques unes des réactions: 1, 2, 3, 4, 5, 6).

Avec ce premier article, publié sur une pleine page de ce grand journal national anglophone, puis tous ces échanges animés sur la question, je devins, un peu malgre moi, le chantre du désarmement sur la place publique du Cambodge. C’est à ce titre qu’un jour un petit groupe de volontaires vint a moi pour me proposer de joindre un groupe de réflexion et de travail, qu’ils voulaient constituer, pour promouvoir la réduction des armes au Cambodge. Je m’y joignais volontiers et nous commençâmes des remue-méninges (« brain storming ») réguliers sur les meilleures actions a entreprendre pour atteindre le but que nous nous étions fixé de réduire considérablement et de manière volontaire la présence des armes dans le Royaume. Il y avait là une petite dizaine de volontaires, américains, britanniques, danois, et bien sûr cambodgiens ; tous très motivés et plein d’idées. Nos réunions et l’organisation du groupe étaient soutenues par la MCC, une organisation pacifiste mennonite.

Nous nous efforçâmes alors de travailler le plus étroitement possible avec les autorités locales, tout en gardant jalousement notre indépendance : une gageure dans un pays au sortir de la guerre, doté d’un gouvernement autoritaire, qui ignorait totalement ce que pouvait être la société civile, et le rôle que celle-ci pouvait jouer. Finalement, après de nombreux pourparlers avec les officiels du Gouvernement, de l’armée et de la police, nous réussîmes à convaincre le Premier Ministre d’organiser pour la première fois  au Cambodge la première destruction publique d’armes restituées volontairement. L’événement était très symbolique dans ce pays si longtemps en guerre, et les médias y prêtaient donc grande attention.

La veille de la cérémonie, un représentant de notre petit groupe de travail m’appela pour m’annoncer que compte tenu du rôle pionnier qu'il leur semblait j’avais joué dans les médias pour la sensibilisation au problème des armes, il me revenait de faire le discours au nom du groupe le lendemain lors de la ceremonie, en présence des plus hautes autorités de l’Etat. Honoré sans doute, mais surtout très nerveux, je m’attelai aussitôt à la tache et écrivis le discours pendant la soirée et une partie de la nuit. Il me semblait important de souligner la symbolique de la destruction des armes, mais aussi,  voulant faire les choses au plus complet et au plus honnête possible, de souligner dans le discours les manquements du Gouvernement …et certaines autres choses qui pourraient ne pas lui plaire… et ce, devant le Premier Ministre en personne ! La précaution était donc de mise tant dans le ton que la tournure des phrases…

Le lendemain, je me rendis donc au Stade Olympique où se déroulerait la cérémonie en très grande pompe. Le stade était plein à craquer, même si une grande partie du public était très probablement constituée d’étudiants qui avaient été réquisitionnés pour la claque… Tout le beau monde était là: le Premier Ministre Hun Sen, le ministre de l’intérieur, le Gouverneur de Phnom Penh, etc.
La cérémonie commença, avec son lot de discours officiels. Lorsque vint mon tour, je me levai et m’avançai vers le micro dans un état second, les jambes en coton... J’étais mort de trouille ! Face à une foule immense, bruyante et grouillante, et le dos tourné aux plus hauts dignitaires du pays… L’expérience pris alors le dessus : ayant découvert lors de mes années sur "la frontière" les effets physiologiques du stress et de la peur (bombardements, rafales, grenades, etc.), et appris peu à peu à en contrer les effets pour reprendre le contrôle de soi, je tâchai de m’appliquer à respirer lentement, à contrôler la lenteur de mes gestes, à moduler ma voix et le rythme de mon discours… A ma plus grande surprise, dès la première pause de ma première phrase, le public répondit par une acclamation. Et à la fin de chaque phrase ces acclamations reprenaient. Même s’il s’agissait très certainement d’acclamations d’étudiants qui s’amusaient a jouer la claque, je me sentais porté par ces clameurs, et rassuré, je pus lire posément tout le discours jusqu'à sa fin, ...mais non sans avoir les jambes tremblant à tout rompre. C’est évident, je n’étais pas aussi fier que le Général de Gaulle qui - dans ce même stade olympique, et à cette même estrade -  il prononça son discours historique en 1966.
Lorsque enfin tous les officiels descendirent les gradins pour lancer la destruction des quelque 4000 premières mitraillettes sous les chenilles des bulldozers, le Premier Ministre et le Gouverneur de Phnom Penh passèrent devant moi, le Gouverneur Chea Sophara me glissa un « très bon discours ! » ; j’avoue que je n’ai jamais trop su comment prendre ce compliment de sa part. 

L’événement fut couvert massivement par les médias nationaux et internationaux (voir quelques articles en français sur l’événement, suite de cet article, et suite) ; des amis qui écoutaient la BBC ce jour-là me dirent leur surprise de reconnaître ma voix. La surprise était d’autant plus grande que j’avais mené toutes ces petites initiatives contre les armes de manière tout a fait personnelle, alors qu’on me connaissait dans le pays surtout pour mes engagements professionnels en faveur de la santé publique.



Cette cérémonie fut suivie de nombreuses autres destructions publiques d’armes, y compris dans plusieurs provinces du Royaume, avec ou sans couverture médiatique. Le mouvement était lancé; c’est ce que nous avions souhaité…

Certes ce ne fut qu’une goutte d’eau; et aujourd’hui encore je crois toujours que trois des plus grands fléaux du monde sont l’industrie du pétrole, le trafic de drogues… et le commerce des armes! 

Période MEDICAM, Cambodge 1995-2000