8 sept. 2010

Traduire en justice?

L'heure était grave. Pendant la nuit trois de nos collègues avaient été tués lors d'une attaque des Khmers Rouges dans le district de Siem Reap, et la situation restait très tendue sur place. Le superintendant Joe Dowling, commandant des forces de police civiles de l'APRONUC dans la province m'appelle alors pour une mission très spéciale: "- Stéphane, j'ai un problème: après l'attaque de la nuit dernière, trois de nos hommes postés là-bas, des gendarmes algériens, sont rentrés sur la capitale provinciale et refusent de retourner à leur poste. J'ai besoin de discuter avec eux, mais ils ne parlent pas l'anglais; en revanche ils parlent très bien le français, peux-tu venir m'aider à traduire, s'il te plaît?". Naturellement, je m'exécutai sur le champ et rejoignis le superintendant dans son bureau. Là, trois gendarmes algériens étaient assis et attendaient le traducteur, que j'étais à cette heure. Ils étaient ravis de trouver un français qui allait enfin les aider à se faire comprendre.

Et la conversation se déroula ainsi:
-    Superintendant Dowling: "Messieurs, suite à cette attaque de la nuit dernière, je comprends tout à fait votre inquiétude, mais il vous faut retourner à votre station…"        
-    Un gendarme algérien: "…mais, mon colonel, c'est beaucoup trop dangereux…"
-    Superintendant Dowling: "Mais comprenez-vous l'embarras de la situation? Tous vos collègues civils de la composante électorale sont encore là-bas, et vous, la police civile de l'APRONUC, avez fui et refusez d'y retourner, c'est tout même très gênant…"
-    Le gendarme algérien: "je comprends bien, mon colonel, mais c'est beaucoup trop dangereux…"
-    Superintendant Dowling: "…mais, Messieurs, il y a les soldats de l'APRONUC sur place pour vous protéger [faisant référence au bataillon bangladeshi qui stationnait dans le district]…"
-    Le gendarme algérien [sursautant et ouvrant de grands yeux ronds]: "Eux, mon colonel?!!! Eux? Nous protéger? …mais ils ont encore plus peur que nous!"
-    Superintendant Dowling [un peu agacé]: "…comment pouvez vous dire ça? Ce sont des soldats!"
-    Le gendarme algérien: "ah bah, c'est facile, mon colonel, regardez, pas plus tard qu'hier après-midi, un camion est passé dans la rue, et un de ses pneus a éclaté… et bien, au bruit de l'explosion, les soldats bengladeshis ont tous détalé!"
-    Superintendant Dowling [visiblement gêné et tentant d'être compréhensif]: "…voyons, un pneu de camion qui éclate, ça fait un peu comme le bruit d'une grenade qui explose, non? Ils ont du croire à une attaque, et sont vite partis prendre une position défensive…"
-    Le gendarme algérien [outré]: "…mais, mais, Mon Colonel, moi je suis gendarme… je suis aussi militaire!…, et je peux vous dire …que quand on prend une position défensive ,,,on n'oublie pas ses chaussures et son fusil derrière!"     
[end of story]

Période: APRONUC, Siem Reap, 1993 - Inspecteur des Droits de l'Homme

3 sept. 2010

Il était une foi...

J'étais ce jour-là en mission dans la province très reculée de Rattanakiri. Avec montagnes et jungles à souhait, son survol à basse altitude était un vrai plaisir (NB. pour le contexte, voir en fin de texte). Peuplée de nombreuses ethnies montagnardes isolées, la province était alors connue pour son accès très difficile (Cliquer ici pour en savoir plus sur cette région).
   
Nous atterrîmes, le pilote, les deux soldats australiens qu'on m'avait flanqués et moi, tôt dans l'après midi à Banlung, la capitale; une espèce de gros bourg aux habitations de bois et bambou avec seulement quelques bâtiments en béton. Après quelques heures à remplir à bien ma mission, rencontrant tour à tour militaires, policiers et la population, il était déjà l'heure de repartir. En traversant le hall du QG, je remarquai en marge du va-et-vient très animé du personnel onusien, une jeune khmère, au regard implorant; elle tenait dans les bras un bébé manifestement très souffrant, en pleine détresse respiratoire; sans aucun doute en train de mourir… je me renseignai et on m'indiqua que rien ne pouvait être fait à Rattanakiri pour le sauver. Au mieux, il faudrait transporter le bébé à l'hôpital de Stung Treng, mais celui-ci est à quelque douze heures de pistes cabossées d'ici. Et il y avait peu de chance que l'enfant survit à un tel périple! Je demandai alors au pilote si nous pouvions le prendre avec nous et passer par Stung Treng sur notre chemin du retour vers Phnom Penh. Le pilote était très sympa, mais les ordres étaient là, très stricts: l'accès aux hélicoptères de l'APRONUC était exclusivement réservé au personnel de l'APRONUC. Je suggérai de solliciter quand même une autorisation spéciale du QG; on me répondit avec embarras que c'était impossible; que toutes les requêtes qui avaient été faites en ce sens dans le passé avaient été rejetées. Je passai quand même voir les officiers de transmission, ces hollandais responsables des transports aériens de l'APRONUC, et passai un appel radio au QG demandant l'autorisation de transporter un enfant cambodgien dans un état grave, avec ses parents, à l'hôpital de Stung Treng. On me rappela les ordres. J'insistai. On me répondit alors par un "stand by, Sir…". J'attendis donc, mais aucune réponse ne vint. Finalement, le pilote m'avertit qu'il allait se faire trop tard et qu'il nous fallait redécoller au plus vite. Il se remit aux commandes de l'appareil et les deux soldats australiens et moi remontâmes à bord. [Prière]… et puis… impossible de décoller! Un gros orage de mousson éclata et après une tentative avortée de décollage, le pilote abandonna; il était beaucoup trop risqué de repartir par ce temps. Nous aurons donc à passer la nuit à Banlung.
Entre temps j'avais réussi à faire envoyer la maman du petit malade chez une jeune médecin volontaire irlandaise de Médecins du Monde, dont je venais tout juste d'apprendre la présence dans le village. Quelques relents de mes cours d'urgence de Bioforce me revenaient en effet à l'esprit, qui me rappelaient que les évacuations aéroportées, y compris en hélicoptère, étaient déconseillées pour certaines urgences, notamment les pathologies respiratoires. Je voulais donc m'assurer auprès d'un médecin que l'enfant fût bien transportable. En attendant, toujours aucune réponse du QG n'arrivait quant à l'autorisation de son transport.

Le pilote et moi trouvâmes le seul et unique hôtel de la ville, un peu à l'extérieur, et nous déposâmes nos sacs dans une chambre commune. L'"hôtel" était très vétuste et simplement équipé du strict minimum. Je me souviens que nous prîmes notre dîner en compagnie de deux jeunes volontaires  québécois (de la composante électorale de l'APRONUC), ravis de trouver un peu de compagnie en ce lieu si isolé. En fin de dîner, panne de courant! (générateur à court de carburant?) Nous nous retrouvâmes dans le noir complet, et c'est donc en tâtonnant les murs et en nous fiant à notre mémoire que nous retrouvâmes notre chambre à travers les couloirs. Je me souviens dans la chambre avoir aussi retrouvé mon lit à tâtons, soulevé la moustiquaire et m'être glissé dessous sans trop savoir… Or, dessous c'était un matelas de mousse, humide, qui sentait le moisi à plein nez… Rattanakiri étant une province impaludée, je m'efforçai de bien border la moustiquaire tout autour du matelas avant de m'endormir. Tout cela pour me rendre compte au lever du jour que la moustiquaire était trouée de part en part!… (Dieu merci, je n'ai toutefois pas attrapé de palu!)   

Au matin, le pilote et moi étions en train de prendre le petit déjeuner frugal de l'hôtel, quand un soldat australien vint à moi me salua et au garde-à-vous m'annonça: "Sir, you've got greenlight to transport the child!". J'étais aux anges, ma prière avait été exaucée! Je pouvais donc évacuer l'enfant sur l'hôpital avec notre hélicoptère.
  
Nous retournâmes donc illico à l’hélico (ça sonne bien non?), au QG provincial, où je retrouvai la jeune maman, et le papa, dans le hall. Leur bébé était encore en vie et le médecin le jugeait transportable. Nous montâmes donc les deux soldats australiens, la maman, le papa, le bébé et moi. Mais pour ce petit hélicoptère c'était déjà trop de monde. Le pilote tenta par trois fois de décoller, en vain. Je commençai à désespérer de pouvoir transporter ces pauvres gens quand un des soldats australiens se sacrifia et décida de descendre. Il prendra le prochain vol pour Phnom Penh. Nous pûmes enfin décoller. Je me souviendrai toujours du regard de ces parents voyant le sol s'éloigner… des yeux ronds, une expression mélangée de peur et d'émerveillement; le regard alternant sans cesse entre le paysage et le visage de leur bébé souffrant.

Le pilote avait averti l'hôpital de Stung Treng de notre arrivée et on nous avait assuré qu'une ambulance attendrait à l'aéroport. Celle-ci était là en effet à notre atterrissage.  Mais dès notre arrivée, l'officier médical indien de l'hôpital de l'APRONUC de Stung Treng, qui était venu avec l'ambulance, fit une moue réprobatrice lorsqu'il vit la maman et l'enfant descendre de l'appareil, et sur un ton de reproche me lança: "-Sir, sorry, we were not informed it was for a "local", we cannot treat "locals", we are exclusively mandated to treat the UNTAC personnel. Sorry Sir, I cannot carry these people" [-Monsieur, je suis désolé nous n'étions pas informé qu'il s'agissait d'un "indigène", nous ne pouvons pas soigner les indigènes, nous ne sommes mandatés qu'à soigner le personnel de l'APRONUC. Je suis désolé, Monsieur, je ne peux transporter ces gens"]. J'étais estomaqué. J'insistai, mais rien n'y faisait; "les ordres sont les ordres"…. Je demandai alors à voir un officier supérieur indien pour en discuter. Il accepta et laissant le pilote et le soldat australien derrière moi, je montai avec les parents et l'enfant dans l'ambulance et nous filâmes sur l'hôpital à une quinzaine de minutes de piste de là. Là, je négociai avec les officiers indiens, qui sur ma longue insistance finirent par accepter de pourvoir au moins aux médicaments nécessaires, mais sous condition que l'enfant soit traité dans l'hôpital cambodgien, et non pas celui - bien mieux équipé - de l'APRONUC. L'enfant devra donc être traité par le personnel médical cambodgien local. La mort dans l'âme, j'acceptai le deal, et regardai désespéré autour de moi l'état de l'hôpital dans lequel nous étions: la chambre aux murs couverts de crasse, de moisi et de sang, un lit bancal et rouillé sans matelas, une perfusion qui pendait encore dans le vide, avec le cathéter - reposant à-même le sol - d’où perlaient encore des gouttes de sang… quelle misère! Comme je devais reprendre mon vol au plus vite, je demandai à voir sur le champs le médecin cambodgien responsable. Après quelque 20 minutes d'attente interminables, un médecin cambodgien arriva enfin: couvert de bijoux, bagues, montre en or, pendentifs, vêtu d'une chemise de luxe impeccable, et arborant un sourire commercial jusqu'aux oreilles. La caricature même du médecin qui ne s'enrichit que sur le dos de ses patients… Il feignit de se préoccuper de la santé de l'enfant, mais je sentais bien que la compassion n'y était pas et qu'en d'autres termes, l'enfant, de parents pauvres, était condamné. En désespoir de cause, je glissais discrètement de l'argent dans la main de la maman, et m'apprêtai à partir, toujours très inquiet pour l'enfant. Il est évident qu'il n'était pas en de bonnes mains et les chances de le voir mourir ici étaient bien grandes. J'étais alors sur le parvis de l'hôpital, surplombant la rue, adressant une dernière prière pour cet enfant avant de partir quand je vis une "barang" (une étrangère occidentale en Khmer) passer au bas de la rue… je me précipitai sur elle, et qu'elle ne fut pas ma surprise de reconnaître …Judy! Cette infirmière de l'ONG chrétienne YWAM que j'avais bien connu dans le camp de réfugiés de Site 2. Mais que faisait-elle donc ici dans ce trou perdu!!? Nul temps de chercher à comprendre ni de faire de grandes retrouvailles, je lui expliquai rapidement la situation, et elle me promit de suivre personnellement le cas de cet enfant… Quelle soulagement! Chacun lira cette histoire comme il le voudra. Pour ma part, je ne peux m'empêcher de voir en son déroulement l'exaucement de prières successives…
Une anecdote parmi tant d'autres.

[Épilogue: quelques semaines plus tard, je reçus des nouvelles de l'enfant par Judy: il allait beaucoup mieux, et allait bientôt rentrer chez lui…si tout s'est bien passé, il devrait avoir 17 ans aujourd'hui.]
   
Le contexte: j'étais alors chef de l'unité du plan de sécurité au siège de l'APRONUC à Phnom Penh. À ce titre je me devais de préparer un mécanisme d'évaluation de la sécurité du personnel onusien et organiser la gestion des données relatives à la sécurité dans un pays encore en guerre. Ceci afin d'élaborer un plan de sécurité détaillé, réaliste, pratique et efficace.
Naturellement la meilleure approche pour un tel travail était
de se reposer sur les observations de terrain, en plus d'élaborer un réseau d'information inter-unités. Il était aussi essentiel que je conduisis mes propres missions de terrain. Pour ce faire, on m'avait affrété un petit hélicoptère Bell, piloté par un australien sympa, et avec lequel j'allais visiter les provinces, surtout les plus reculées du pays - Ratanakiri, Mondul Kiri, Stung Treng, Preah Vihear, etc. Au delà des postes officiels de l'ONU parsemés dans le pays, je pouvais aussi, lors de ces survols à faible altitude, demander à tout moment au pilote d'atterrir ou bon me semblait; je rencontrais alors immédiatement sur place la population et/ou le personnel onusien stationné là et les interrogeais - de manière informelle, pour de pas les inquiéter, mais suivant un questionnaire très précis afin d'évaluer tous les aspects sécuritaires du lieu (attaques des Khmers Rouges, mines, bandits, etc.). Avec l'habitude et le questionnaire bien rodé, une petite heure suffisait en général pour repartir avec la moisson d'informations nécessaire et une idée assez précise de la situation du coin. Je faisais alors un relevé avec le GPS militaire qui m'avait été remis pour situer très précisément le lieu ou l'enquête avait été menée, et nous redécollions sur le champ. Compte tenu de l'omniprésence des mines antipersonnel disséminées un peu partout nous nous arrangions en général pour atterrir dans les cours d'école. Il nous fallait alors faire extrêmement attention à ce que les enfants, surexcités à la vue de ce drôle d'oiseau, ne s’approchassent pas trop des pales de l’hélico.
J'ai occupé ces fonctions de sécurité plusieurs mois jusqu'à ce que ma demande d'intégration de la composante des droits de l'homme fut acceptée, et que je pus alors officier en tant qu'inspecteur des droits l'homme dans la province de Siem Reap.
 
(Periode: UNAMIC-APRONUC, Cambodge 1992-1993 - Chief of Security Planning Unit)