29 mars 2010

Gardes de nuits dans les camps Khmers Rouges...

Contexte: il fallut bien des mois de tractations difficiles pour obtenir l’accord des autorités militaires thaïlandaises pour que les officiers de sécurité des Nations Unies que nous étions puissent enfin assurer des gardes de nuits dans les camps de réfugiés, surtout dans les camps administrés par les cadres Khmers Rouges qu’étaient Samrong Kiat, O’trao, Taluan, Boraï, et Site 8. Lorsque cette autorisation fut enfin accordée, nous nous relayâmes entre officiers, afin d’assurer chaque nuit une présence onusienne dans les camps.

Lorsque j’étais de garde, je procédais à peu près à chaque fois de la même manière : après la visite impromptue des postes de police, je prenais ma voiture et faisais le tour du camps, très lentement, toutes vitres ouvertes, en passant d’une extrémité du camp à l’autre, voire en sortant un peu à la périphérie.
Les gardes de nuit dans les camps ont toujours un petit quelque chose de sur-réel: comment un camp, où s’entassent plusieurs dizaines de milliers d’âmes, peut-il ainsi être si silencieux et si calme au beau milieu de la nuit? Dans une obscurité totale (pas d’électricité dans le camp, hormis le jour quand quelques rares générateurs tournent pour quelques heures); on entend alors, tout au plus, quelques bruits de vie qui traversent les minces murs de bambous des maisons: un ou deux bébés qui pleurent et vite retombent dans leur sommeil, quelques bruits de toux, des chiens qui aboient un instant puis se taisent… et c’est tout. On peut alors savourer le bruit du vent dans les palmiers et s’enivrer du spectacle de la voûte céleste.  Une paix absolument magique.

Mais une paix aussi très trompeuse et qui peut parfois cacher les pires des violences. Ainsi, un matin, à mon arrivée au camp d'O'trao, on m’informa que deux femmes avaient été assassinées dans la nuit. J’allai immédiatement investiguer sur le lieu du crime: une petite hutte de bambou sur pilotis comme la plupart des abris, dans une section reculée du camp. Je grimpai la petite échelle de bambou, et pénétrai dans la pièce; le plancher en bambou, flexible, s’affaissa légèrement sous mes poids…  La scène devant moi était assez effroyable: les corps des deux femmes avaient été recouverts de kramars. Lorsque les policiers soulèvent les pièces de tissus, je constatai que les têtes des deux femmes avaient été pulvérisées, raison pour laquelle des morceaux de cervelles pendaient encore au plafond. Mais plus tragique, j’observai que les deux corps rigides avaient encore les mains jointes et levées en signe de supplication… Les policiers me donnèrent alors le récit de l'incident: il s’agissait d’une femme dont le mari, combattant Khmer Rouge, voulait qu’elle le rejoigne dans le camp militaire satellite quelques kilomètres plus loin, par delà la frontière, en terre cambodgienne. Elle s’y refusait; la vie dans les camps assistés par les Nations Unies étant autrement plus "vivable" que dans les camps militaires khmers rouges. Son mari l’avait alors menacé. Inquiète, la femme, mère de trois enfants, avait alors demandé à sa voisine de bien vouloir coucher chez elle pour se sentir moins seule. La voisine avait accepté. Une nuit, cette nuit-là, le mari, furieux de l'obstination de sa femme, était alors venu armé de sa mitraillette, et tenté de prendre sa femme de force… devant son refus, et alors que sa femme et la voisine le suppliaient, il les abattit l’une et l’autre de rafales dans la tête. La voisine qui était venue coucher là pour rassurer son amie était mère de six enfants.

--
Les gardes de nuit que nous assurions en tant qu’officiers de sécurité onusiens étaient donc importantes, mais toujours un peu stressantes. Que faire si l’on se trouvait nez-à-nez en pleine nuit avec  des combattants Khmers Rouges armés?   

Une nuit, que j’avais terminé un premier tour du camp d’O’trao, je m’enquis de me garer à la lisière du camp, du côté de la forêt, pour surveiller tout mouvement possible entre les camps militaires KR satellites et le camp civil dont nous avions la charge de la protection. Je coupai le moteur, éteignis les phares, et sortis m’asseoir sur le capot de la voiture pour mieux voir, écouter et observer. Après quelques instants, tranquille à admirer les étoiles, j’observai soudain des petites lumières qui bougeaient dans la forêt… mon sang ne fit qu’un tour… Il me fallait bien sûr en savoir un peu plus avant de donner l’alerte… le cœur battant, je fixai ces petites lumières qui manifestement venaient en ma direction. Je n’avais pas de jumelles et ne pouvais que froncer les yeux pour tenter de  mieux discerner ce qui me semblait déjà une menace possible… la tension était à son comble, et j’étais à deux doigts de prendre ma radio et appeler l’armée thaïlandaise à la rescousse …quand le nuage de lucioles passa tranquillement à mes côtés, et poursuivit sa route.
[Période: UNBRO (1987-1992), frontière khméro-thaïlandaise, Site B/O'trao, Protection Officer]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire