12 nov. 2010

Un tout petit atelier pour un grand développement.

A cette époque [début des années 80], tout volontaire travaillant pour Opération Handicap Internationale (OHI; aujourd'hui renommée "Handicap International") ne rêvait que d'une chose: être en charge d'un atelier d'appareillages et faire de la prothèse! Je n'échappais pas à la règle, mais pour cette première année de volontariat, OHI m'avait d'abord chargé de mettre sur pieds l'"Opération parrainage". Après un an, et le parrainage dorénavant sur les rails*, je formulai ma demande de mutation pour un atelier d'appareillages. Autre desiderata: être plongé le plus profondément possible dans le contexte local et m'éloigner des grosses équipes d'expatriés afin de pouvoir profiter au mieux de cette expérience unique d'expatriation. Je fus alors servi: on m'envoya dans le tout petit hôpital de district de Borai, dans la province de Trad, sur la dernière petite langue de terre bordant la frontière cambodgienne au sud-est de la Thaïlande. L'atelier dont j'avais la charge ne comptait que deux ouvriers, et personne sur les lieux ne parlait autre chose que le Thaï! Me voila donc largué au beau milieu de nulle part…


Les premières semaines ne furent pas des plus faciles puisque je ne pouvais pas communiquer autrement que par onomatopées. Pas facile d'enseigner ou de diriger un atelier avec des gestes et des sons. Heureusement, l'administrateur de hôpital, Khun Wiroj, baragouinait quelques mots d'anglais, juste assez pour que je puisse lui demander qu'il m'enseigne à lire et écrire le Thaï. Il accepta volontiers et me conseilla aussitôt d'aller acheter au marché un "Ko-Kai" (le "B-A BA" thaïlandais), ce petit cahier à lignes qu'utilisent tous les enfants thaïlandais pour apprendre à lire et écrire leur langue. C'est ainsi qu'à chaque pause de midi j'apprenais avec Wiroj mes 42 consonnes thaïlandaises, ma demi-douzaine de voyelles et autres accents spécifiques de tons. Au bout de 4 mois je pouvais enfin communiquer avec les ouvriers et commencer à assumer mes fonctions.

Bien imprégné de culture anti-colonialiste, pétri de respect pour les populations locales comme on nous l'enseigne si bien à Bioforce, je me lançai dans un management de l'atelier "à l'amiable". C'est-à-dire que je faisais "copain-copain" avec les ouvriers, et on riait bien.
Mais très vite je me rendis compte que quelque chose clochait. Une telle attitude n'était pas du tout conforme à la culture locale où le "patron" se doit d'abord et avant tout de mener son équipe. En ne jouant pas ce rôle, je perdis vite le contrôle de l'atelier, ce qui se traduisait par absentéisme, retards, nonchalance et surtout un travail de qualité médiocre. Or, lorsqu'il s'agit d'un atelier d'appareillages, cela signifiait des prothèses mal faites et douloureuses, des amputés qui ne veulent plus revenir pour les essayages, des chaises roulantes déficientes, etc. L'activité de l'atelier partait en déliquescence et l'indiscipline était telle que, alcoolisme aidant, des bagarres éclataient entre ouvriers. N'en pouvant plus, et par réaction, je passai d'une extrême à l'autre et je repris cette fois l'atelier de main ferme: plus de "copain-copain", j'étais le chef et j'entendais bien le faire comprendre. Pour commencer, je fis l'inimaginable en Thaïlande: je virai l'ouvrier alcoolique fauteur de troubles, qui par ses violences faisait peur à tout le monde. Cette marque d'autorité choqua le personnel de hôpital mais remit tout suite les choses en place. À partir de ce moment l'atelier commença à fonctionner de mieux en mieux, la production croissait, la qualité des appareillages était bonne et les amputés étaient satisfaits. J'aurais pu m'enorgueillir d'un tel rétablissement, seulement voila, dès que je m'absentais, tout re-dégringolait: la production, la qualité, la discipline, tout. En terme d'approche développementale, cela s'appelle un échec total; puisqu'il paraissait clair qu'après mon départ tout s'écroulerait. C'est un jour, en revenant de vacances et constatant cet état de fait que je compris le défi considérable que constituait le travail de développement. Il était évident que j'avais fait fausse route et que ni l'attitude de copinage ("anti-colonialiste"), ni celle du patron sévère ("néo-colonialiste") était la bonne.
Il me fallut alors tout recommencer: d'abord me remettre en question, puis revoir ma relation avec les ouvriers, ma manière de gérer l'atelier, et considérer la vision à long terme des activités entreprises. En plus de la production et de la qualité du travail, il me fallait dorénavant trouver comment motiver l'équipe et comment autonomiser l'atelier après le retrait du soutien technique et financier d'OHI. Une gageure.

Et puis, je me rendais aussi compte qu'en plus d'avoir mal engagé mon rôle, j'avais accumulé avec insouciance les erreurs d'ordre culturel. Ainsi, lorsque je passais derrière un ouvrier et voyais que son travail présentait quelques défauts, je lui en faisais tout de suite la remarque. Je me rendais alors compte que l'ouvrier feignait de ne rien entendre et continuait comme si de rien n'était. Cela m'irritait car j'en voyais tout de suite les conséquences: prothèse mal faite. douleur de l'amputé, etc. C'est alors qu'en feuilletant ces fameux manuels "do-don't" ("faites - ne faites pas") de sensibilisation au choc culturel, je compris l'importance toute particulière en Thaïlande de ne jamais faire perdre la face à qui que ce soit. Et je réalisai que je faisais toujours part de leurs erreurs techniques aux ouvriers …en présence des amputés: grave erreur! À partir de ce jour, dès que je constatais des erreurs dans la fabrication des prothèses, j'invitais poliment les patients à sortir de l'atelier – aller fumer leurs cigarettes, etc. – et c'est alors juste entre nous, que je reprenais chaque ouvrier sur les erreurs techniques observées. Cette fois, c'est bien volontiers qu'ils prenaient note. Les patients pouvaient alors revenir, et les ouvriers discrètement de corriger leurs erreurs. La méthode paya car la différence fut nette, et la qualité des appareillages s'en vit bien améliorée.

Un peu plus tard, un tout petit événement me fit réaliser un autre aspect fondamental du travail de l'aide au développement:
Ce jour-là alors que j'enseignai la fabrication de la prothèse fémorale et que j'en arrivai à l'étape critique de la prise du moignon pour le moulage, je me rappelai soudain qu'un des ouvriers faisait très bien cette manipulation. Je me tournai alors vers lui et dit tout fort: "- bon, pour cette étape Mr Surin va vous montrer parce qu'il fait ça bien mieux que moi!.."  À peine avais-je prononcé cette phrase que je sentis qu'elle avait produit un déclic en moi et entre nous. Je vis Surin, très fier, s'avancer et faire la démonstration. Et je sentais qu'en reconnaissant ses compétences tout en ne faisant pas cas de mes faiblesses, une relation de confiance s'instaurait, et un échange véritable se faisait. 
Surin, le technicien prothésiste,
lui-même amputé fémoral,
un jour où il était tout endimanché
Cette expérience, et l'émotion positive qu'elle dégagea, me furent si fortes que j'adoptai depuis lors cette attitude d'honnêteté et d'abnégation comme méthode de travail. Non seulement les ouvriers se sentaient valorisés, mais ils prenaient aussi plaisir à la tâche, adoptant dorénavant une culture de l'amour du travail bien fait. Je me rendis compte aussi que loin de me porter préjudice, la reconnaissance de mes faiblesses avait au contraire généré une confiance plus grande des ouvriers à mon égard; si j'étais capable d'avouer mes faiblesses, c'est qu'ils pouvaient alors accorder plus de crédit au reste. Plus de masque, plus de rôle à jouer. C'est en effet une caractéristique courante de l'expatrié humanitaire que de croire qu'il faille toujours justifier sa présence en étant "celui-qui-sait" [après tout pourquoi venir de si loin si ce n'est pour apporter quelque chose aux autochtones?]. Or, ces autochtones ne sont pas dupes, et ils savent très vite déceler la part d'incompétence des expatriés.

Autre effet boule de neige, cette culture de l'amour du travail bien fait, une fois acquise, devient alors une part non négligeable de la motivation à long terme d'un ouvrier ou d'une équipe; ceci est d'autant plus important qu'en tant qu'expats notre marge de manoeuvre dans la politique salariale est extrêmement limitée. Quand les ouvriers prennent plaisir à produire de bons appareillages, la discipline ou le désir de satisfaire le boss ne sont plus de mise; on est dorénavant dans une démarche plus large d'épanouissement personnel qui dépasse celle de la simple exécution d'un travail.

Cette expérience de l'atelier de Borai tout aussi simple eût-elle été m'a sans doute appris sur le développement autant, sinon plus, que bien des postes à plus grandes responsabilités que j'assumerai plus tard. Car elle fit réaliser au jeune expat que j'étais, le travail incessant, difficile et délicat de l'approche développementale: comment déléguer, mais aussi reprendre quand il le faut, pour pouvoir re-déléguer à nouveau plus tard, puis ajuster, et re-ajuster sans cesse, jusqu'à trouver le bon équilibre. Un exercice difficile mais que je m'efforcerai d'appliquer par la suite lors de chacune de mes missions ultérieures.
Je réalisai aussi que l'approche du développement dépasse celle de l'aide technique pure et simple, et qu'elle exige une abnégation qui peut même donner parfois au développement …le goût d'une aventure spirituelle.


NB. La question de la pérennité financière de l'atelier fera sans doute l'objet d'un autre billet... [A suivre donc…]
[Période OHI, Hôpital de Borai, Thaïlande]

* J'avais alors proposé à OHI deux slogans tapageurs: "OHI est une grande famille dont tous les amputés sont les membres" ou encore "OHI, la seule agence médicale qui n'aime pas les bonnes mines". Mais ils n'en ont pas voulu, allez savoir pourquoi… ;) 

Quelques photos de la période OHI:
Periode Operation Handicap Internationale (OHI) 1985-1986

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