8 sept. 2011

«-Vous pouvez répéter la question?»

«-La réponse est oui, mais quelle était la question?». La boutade de Woody Allen m’a toujours fait rire …en tout cas, jusqu’au jour où je fus confronté à ce genre de réponse au cours même de mes interrogatoires d’investigations. Or, il n’y a rien de plus délicat que les interrogatoires de victimes ou témoins de violations des Droits de l’Homme, où approximations et négligences peuvent se solder par la disparition ou l’exécution d’un témoin ou l’arrestation et la condamnation d’un innocent. J’avais bien conscience de ces risques, et je m’efforçais donc d’effectuer mes interrogatoires de la manière la plus scrupuleuse que possible, utilisant tous les moyens imaginables pour protéger les personnes que j’interrogeais, et tachant autant que faire se peut d’éliminer tout élément imprécis du rapport.

31 août 2011

Chong Kneas

J’ai longtemps hésité à écrire sur le massacre de Chong Kneas. D’abord parce que la mémoire humaine étant ce qu’elle est, enfouissant toujours au plus profond les souvenirs les plus insupportables, je ne me souviens aujourd’hui que de quelques bribes de cet événement; mais aussi parce que je ne suis pas très fier de moi dans cette affaire;  jamais je n’ai été aussi impuissant, aussi inutile – voire, aussi parasite ! – qu’en ce lieu de drame. Enfin, voulant dédier ce blog au vécu humanitaire, je me demandais si j’étais toujours dans mon sujet: avec ce massacre en effet, les limites de l’humanitaire sont dépassées ; on entre dans la sphère du politique et du militaire.

Alors pourquoi finalement décider d’écrire sur ce triste événement ? Pour témoigner d’abord, mais aussi pour tâcher d’en tirer des leçons, puisque c’est aussi un des objectifs de ce blog.

Voici donc les faits, en tout cas tels que je me les remémore, et supportés par les photos que j’en ai gardées.

9 août 2011

Expatriation : leçon nº 0.01

S’il y avait bien une chose que mon staff ne supportait pas, c’est quand je m’énervais sur le matériel du bureau. Un jour l’un d'eux prit même son courage à deux mains pour m'en faire part ; «-Stéphane, tu sais, nous n’aimons vraiment pas quand tu te mets en colère comme ça… » me fit Sokal à la suite d’un de mes accès de fureur contre ces appareils qui ne veulent pas fonctionner selon leur destin. Ce que mon personnel n’osait toutefois pas me dire, c’est qu’il craignait que mes émotions ne fâchent les "esprits" du lieu, et les conséquences néfastes qu’il pourrait nous en cuire.

1 août 2011

Les sales habitudes du malheur.

La scène était tragique et banale. D’autant plus tragique qu’elle était justement banale. Et si banale qu’elle se déroula presque sans un mot, comme toutes ces interventions professionnelles d’équipe si souvent répétées qu’elles ne nécessitent plus guère d’échange de mots; la gestuelle étant si bien rodée. Quelques heures auparavant on m’avait prévenu que des soldats du KPLNF arriveraient bientôt avec un blessé dans le no man’s land, non loin du camp de Site 2. J’avais alors prévenu le CICR qui m’avait immédiatement envoyé une ambulance. Nous nous garâmes en bout de sentier, celui par lequel les hommes devaient arriver du Cambodge d’un instant à l’autre. Puis nous attendîmes en silence.

30 juil. 2011

Puisque l’humanitaire est un combat…

L’humanitaire, bien sûr, est un combat: contre la mort, la souffrance, la misère, la corruption, etc., mais aussi et surtout contre la bêtise, l’orgueil, le cynisme et toutes les désillusions qui ne manquent jamais d’émailler le parcours.

Jean-Baptiste, un de mes neveux avec qui j’ai beaucoup d’affinités, me demandait récemment «-As-tu jamais utilisé ton judo dans tes missions humanitaires?». La question pourrait paraître incongrue, mais elle ne l’était pas de sa part puisqu’il savait que j’avais régulièrement été confronté à des situations "assez chaudes" lors de mes missions.  Ma première réponse fut «-non». Non, parce que je n’ai jamais utilisé mes techniques de judo dans mon travail. Certes ce n’est pas l’envie qui m’aura manqué parfois de faire un bel ude-hishigi-ude-gatame (armblock) à l’homme corrompu qui tend le bras pour ce mettre l’argent de l’aide dans la poche, ou effectuer un petit shime-waza (étranglement) à ce politicien dont le discours pousse à toujours plus de haine et de violence, ou encore de mettre à terre celui qui accourt sur la misère du monde pour se faire un nom. Mais ça ne se passe pas comme ça dans la vraie vie…

27 juil. 2011

Dégoûts et des couleurs…

Un jour, on m’informa que le corps d’une femme avait été découvert un peu à l’extérieur du camp [Site 2]. Comme à chaque fois dans ces cas là, je prévins mon collègue onusien responsable de la sécurité du jour, ainsi que le commandant militaire thaïlandais du camp que je sortais pour aller investiguer. Puis je pris avec moi une poignée de policiers khmers et nous partîmes. Après avoir franchi les barbelés de la limite du camp, nous nous enfonçâmes dans l’espèce de steppe aride qui entourait le camp [1]. Nous avions pour guide le témoin qui avait découvert le corps le matin-même ; nous arrivâmes donc assez rapidement sur les lieux. Là gisait le corps d’une jeune femme d’une trentaine d’années, assis, encore en appui sur un gros tronc d’arbre, les yeux vitreux, le regard fixe et la peau de cire. La jeune femme était vraisemblablement morte le matin même puisque le corps était déjà bien rigide mais ne sentait pas encore. Un des hommes qui nous accompagnaient connaissait vaguement la défunte : elle était mère de six enfants et était en pleine dépression ces derniers temps. Elle s’était suicidée en avalant une grosse quantité d’insecticide.

9 juin 2011

Une photo = une histoire; laisse béton.

Phnom Penh, 17 May 1993: je résidais alors à Siem Reap, mais lorsque j’avais des réunions à Phnom Penh, je descendais en général au Tokyo hotel, un petit hôtel qui s’était vite construit, misant judicieusement sur la manne que représentaient les très nombreux employés onusiens de l’APRONUC en mission au Cambodge, durant cette année charnière. Ce soir-là, j’arrivai tard, et je ne pus obtenir que la dernière chambre, celle au rez-de-chaussée, avec la grande baie vitrée donnant directement sur le parking de l’hôtel. Normalement, les règles de sécurité de l’ONU m’interdisent de prendre une chambre au rez-de-chaussée, de même que toute chambre au-delà du 7ème étage (la limite de la grande échelle des pompiers), mais je n’avais pas le choix. Je pris donc la chambre avec quelque appréhension, me contentant de fermer les rideaux. Et ce qui devait arriver arriva:

4 juin 2011

Land Cruiser, ô mon Land Cruiser !

(Acte 1)
Surin, Thaïlande - Un soir que je sortais du supermarché les bras chargé d’emplettes, j’eus la désagréable surprise de constater que ma voiture avait disparu!  Je me précipitai à la sécurité du magasin et priai les agents d’appeler la police pour demander de placer immédiatement des barrages sur les routes menant à la frontière.  Je comprenais en effet très bien ce qu’il se passait: ma voiture avait été volée, et à cet instant précis les voleurs devaient être en train de filer droit sur la frontière cambodgienne, pour la traverser, puis revendre la voiture au Cambodge. Le schéma était classique[1]. Et puis ma voiture était un gros Land Cruiser Toyota, très prisé dans le pays voisin aux routes si cabossées. C’était ma voiture de fonction, un outil de travail indispensable puisque je faisais entre 80 et 160 km par jour pour rejoindre les camps de réfugiés de Site B et O’trao (selon les jours); une longue route dont une grosse partie se faisait sur des pistes très accidentées, inondées et embourbées en période de mousson. Ce 4x4 n’était donc pas un luxe de bobo citadin mais bel et bien une nécessité. En outre, en tant qu’officier de sécurité, en stand-by permanent, je disposais de la voiture 24H/24H. Les Land Cruisers Toyota sont des cibles de choix des voleurs de voitures car elles sont réputées pour leur solidité et leur excellente suspension.

… sur votre droite, un petit khmer amputé des DEUX bras, sur votre gauche…

L’accès aux camps de réfugiés était très réglementé ; il fallait montrer patte blanche pour pouvoir obtenir de l’armée thaïlandaise – ou plutôt la force paramilitaire thaïlandaise spécialement assignée aux camps, la Task Force 80, et plus tard, la DPPU -  le moindre laissez-passer. Pour pénétrer dans les camps bien sûr, mais aussi pour y introduire le moindre objet. Par exemple, le laissez-passer le plus difficile à obtenir était le  laissez-passer pour appareil photo ou caméra. 
C’est donc avec une grande surprise et une égale émotion que nous vîmes un jour arriver dans le camp de Site 2 un car, puis deux, puis tout un convoi d’une demi-douzaine de cars de luxe, remplis de riches touristes thaïlandais, pénétrer et circuler dans le camp ! Nous autres, travailleurs humanitaires, n’en croyions pas nos yeux ! Nous n’avions même pas le droit de prendre de photos des camps dans lesquels nous œuvrions depuis des mois, voire des années, et voici que soudain des touristes débarquaient, et depuis les fenêtres de leurs cars climatisés mitraillaient les lieux de leurs appareils! Et pas qu'une seule fois; le manège reprenait régulièrement, environ tous les 3-4 mois. Les cars – dûment autorisés par l’armée thaïlandaise, escortés d’automitrailleuses et autres voitures de la police nationale – entraient doucement dans les camps, et en faisaient très lentement le tour en empruntant les grands axes latérités. Puis ils en ressortaient et s’en allaient comme ils étaient venus. Mais… – diront certains – mais, c’est comme faire visiter un zoo ! C’est le parc de Thouary ! Non, pas du tout, dans un zoo, les gens jettent des cacahuètes, tandis qu’ici ce sont des bonbons que les touristes jetaient par les fenêtres. Sans doute parce que les fleurs c’est périssable. 
Parfois, le tour opérator – pour épicer un peu l’aventure – prévoyait même une halte dans le camp ; alors là, les touristes descendaient du car sous leurs ombrelles et pour se rafraîchir un peu, engloutissaient quelques Coca Cola bien frais, avec glaçons ; le tout bien sûr sous le regard ahuri d’une population réfugiée en sueur pour qui le moindre litre d’eau était rationné.
 
Incroyable? Exagéré ?  Non, juste une "tranche de vie" dans un camp de réfugiés… 

Période Camp Officer, Site 2, 1987-1992, frontière khméro-thaïlandaise

31 mai 2011

Sisyphe fait de l’humanitaire…

Site 8: scène de vie.
29 mai 1986: la date restera marquée au fer rouge dans la mémoire de bien des réfugiés du camp de Site 8. C’est en effet le jour où le camp fut intensivement bombardé par les "troupes de Heng Samrin" - comme on les appelait de ce côté-ci de la frontière - et les Vietnamiens. Qu’importe - diront certains - Site 8, c’est un camp de Khmers Rouges, ces derniers n’ont que ce qu’ils méritent! Sauf qu’un "camp khmer rouge", c’est un camp, certes sous administration Khmère Rouge, mais dont la population est essentiellement composée de femmes, d’enfants, de vieillards, et de handicapés. Les hommes valides,  combattants dans les rangs de l’armée du Kampuchéa démocratique (l’armée des Khmers Rouges) vivant quant à eux dans les camps militaires satellites (non soutenus par les Nations Unies). Or, ce jour-là, c’est bel et bien le camp civil qui était bombardé. 

Quand l'humanitaire s'en fiche royalement.

Le roi et la reine accordent
une audience
C’était un beau congrès scientifique[1] que nous organisions, l’Institut Pasteur et nous, et la tradition de ce grand hôtel de Hué, voulait que le soir du premier jour de congrès, tous les participants revêtissent les costumes de la cour royale de Hué de l’époque. C’est alors que je fus désigné roi. Roi du Vietnam. Dire que j’étais gêné est un euphémisme. Je ne savais plus où me mettre. Oh, je ne me faisais aucune illusion quant à la raison pour laquelle j’avais été si démocratiquement élu roi : ce n’était pas du tout du à un quelconque charisme reconnu chez moi par mes pairs, mais simplement parce que je représentais la Banque Asiatique du Développement, le principal bailleur de ce congrès. S’il me restait encore la moindre illusion là-dessus, il me suffisait de voir qui avait été élue reine : la représentante de l’Institut Pasteur, le second bailleur de l’événement. Et puis, personne d’autre parmi tous les illustres scientifiques présents n’aurait – ô grand jamais ! – voulu assumer cette lourde charge royale. Bref, sans aucun mérite, ni céleste ni bassement terrien, je me retrouvais soudain Roi. Qu’allai-je donc faire de cette fonction ? J’étais naturellement enclin à déclarer sur le champ la monarchie constitutionnelle, voire à abdiquer, mais cela eut été faire offense à nos sympathiques hôtes. Il faut parfois savoir se plier de bonne grâce aux traditions, diplomatie oblige ! 

28 mai 2011

Il fera meuh la prochaine fois.

Un jour, dans le camp de Site 2, on m’informe par radio qu’un échange de rafales d’armes automatiques s’est fait entendre du côté de la route d’accès. Je fonce donc en cette direction, et très vite, tombe sur deux jeunes soldats DPPU[1], très nerveux, leur fusils d’assaut M16 en mains et les yeux fixés vers les broussailles à une centaine de mètres devant nous. Je descends de ma voiture, rejoins les soldats, et ces derniers m’informent qu’un groupe d’une vingtaine de bandits fortement armés vient de traverser la route, leur a tiré dessus, et qu’ils ont riposté. Maintenant les bandits se sont enfuis dans les broussailles que les soldats continuent de scruter avec fébrilité. Comme nous sommes totalement à découvert sur cette route et qu’il n’y aucune tranchée aux alentours, j’invite les jeunes soldats à s’abriter derrière ma voiture pendant que j’appelle à la radio mon collègue onusien coordinateur de la sécurité du jour, ainsi que le commandant de la DPPU pour les informer de la situation. 
Soudain, quelque chose semble bouger de derrière les broussailles ; le soldat à mes côtés dirige aussitôt son fusil M16 en direction du mouvement suspect, se tourne nerveusement vers moi et les yeux remplis d’effrois m’interroge: « -Je… je tire?».  Je ne suis pas habilité à donner des ordres aux soldats de la DPPU, mais puisqu’il semble vouloir mon assentiment, je regarde les broussailles, et lui réponds «-non, attendez, on ne sait pas encore de quoi il s’agit ; tirez que si on vous tire dessus... » Bien m’en prit, car à cet instant précis, de bons vieux paysans thaïlandais – de ceux qui font habituellement du marché noir avec les résidents du camp --  et leurs buffles, sortirent nonchalamment des broussailles et passèrent leur chemin, sous les regards médusés des deux jeunes soldats... Les bandits devaient être partis depuis belle lurette, et c’est in extremis que de pauvres paysans thaïlandais avaient manqué de se faire zigouiller pour eux. Je comprends mieux aujourd’hui comment les bavures peuvent si vite arriver. 


Période UNBRO, 1988, Camp Officer, Site 2, frontière khméro-thaïlandaise.

[1] Displaced Persons Protection Unit, cette force paramilitaire thaïlandaise, spécialement assignée à la protection des camps de réfugiés et de personnes déplacées, créée sur demande expresse des Nations Unies et des donateurs suite aux exactions répétées commises par la force précédente, la tristement célèbre Task Force 80 .

27 mai 2011

Les vols en hélicos

Qui dit missions de maintien de paix ("Peace Keeping") de l'ONU, dit souvent de très nombreux vols en hélicoptères, avec tous les bons et les "moins bons" côtés de ce que ça implique. La mission de l’APRONUC [1] à laquelle je participais n’y faisait pas exception. J’eus donc l’occasion de faire de très nombreux vols dans plusieurs types d’hélicoptères, variant selon les missions et mes fonctions [2]

En plus des gros avions de transport (Transall, Hercules, etc), l’APRONUC disposait aussi d’une énorme flotte d’hélicoptères de tous genres; ça allait des petits Bell pilotés par les australiens, aux très gros porteurs Mi26 russes, en passant par les Pumas pilotés impeccablement par l’armée de l’air française. Néanmoins l’écrasante majorité des appareils de la flotte étaient les appareils russes, notamment les Mi16, Mi17 et Mi26, pilotés comme il se doit par des russes. Or nous étions en 1992-1993, c'est-à-dire quelques mois à peine après l’effondrement de l’empire soviétique. C’était donc avec un sentiment étrange, teinté d’ironie, que nous montions à bord de ces hélicoptères, fraîchement repeints en blanc et arborant le logo "UN" des Nations Unies, et qui, quelques poignées de mois auparavant, volaient encore sous couleurs soviétiques et "cassaient du Moudjahiddin" dans les montagnes afghanes.
Voici, ci-dessous quelques petites anecdotes liées, d’une manière ou d’une autre, à ces vols en hélicos:

23 mai 2011

On connait la musique

J’étais alors dans le camp de réfugiés de Khao-I-Dang où, deux fois par semaines, je donnais en tant que bénévole, des cours de judo adapté à l’école des handicapés de l’International Rescue Committee (IRC) (pour le contexte voir aussi l’article précédent Au-delà des maux). Le premier jour, Silvia, la directrice philippine de ce grand et bel établissement en bambou, me fit gentiment visiter toute l’école et nous passâmes rapidement d’une classe à l’autre. Lorsque nous entrâmes dans cette classe de jeunes enfants de 4 à 7 ans, ces derniers nous accueillirent avec de tels sourires que j’eus envie de leur faire plaisir. Je sortis alors de ma poche mon fidèle instrument de musique, ma petite guimbarde, et entrepris de leur jouer quelques morceaux. Devant leurs mines réjouies, je décidai de me lancer dans tout un récital. Leurs éclats de rire et leurs applaudissements faisaient chaud au cœur. J’étais donc très content de moi lorsque je pris congé d’eux. Je sortis de la salle avec un grand sourire, refermai doucement la porte de la salle, et lus alors le petit panneau qui y était apposé: c'était une classe d'enfants sourds. 

 Période OHI, Khao-I-Dang, 1985, Volontaire BioTuc

Khmers Rouges et Droits de l'Homme (Partie II)

[NB. pour le contexte, voir l'article précédent "Khmers Rouges et Droits de l'Homme"]

Un jour, alors que je pénétrai dans le poste de police du camp d’O’trao, un homme en sortit précipitamment et disparut aussitôt. Mon assistant me prit par le coude et me dit : « -Tu sais qui c’était ? » Devant mes yeux interrogateurs, il poursuivit « - C’est le chef-adjoint de la police de Ta Mok ! ». Je réalisai soudain l’importance du personnage et de la rencontre : Ta Mok, c’est en effet ce chef Khmer Rouge que les cambodgiens surnomment communément "le boucher du Cambodge " tant sont connus sa cruauté, ses brutalités et ses exactions. Je savais bien sûr qu’il était le leader Khmer Rouge qui dirigeait les camps militaires satellites à quelques kilomètres de là, par-delà la frontière, d’où venait la population civile réfugiée à qui nous portions secours ; mais en tant qu’officier onusien, j’avais ordre de ne pas m’impliquer de quelque manière que ce soit avec les militaires de la Résistance. Mais là, il s’agissait de force de police, pas militaire, et je trouvai l’occasion trop belle d’approcher ce cadre Khmer Rouge, et tenter de nouer un dialogue, aussi futile – ou pervers ? - que cela put paraître. Je priai mon assistant de rattraper l’homme illico et l’inviter pour une conversation. Mon assistant sortit en courant et revint quelques minutes plus tard accompagné du policier Khmer Rouge.

17 avr. 2011

Dans l’Ordre et dans le désordre

Il était vraiment très respectable ce vieux monsieur ; le Prince de l’Ordre de Malte venu en personne faire le discours de fermeture de notre mission! Nous étions donc tous là, mes camarades Bioforce et moi, ainsi que tous les hauts dignitaires du pays, à l’écouter dans ce grand amphi de la faculté de médecine. Son discours était très beau : il faisait grand cas de remercier le Brésil, et féliciter notamment le ministère de la santé du Brésil, pour le travail accompli... Seul problème : nous étions au Pérou.

Période : Mission OMS/Bioforce, Pérou,1984

Une photo = une histoire (II) : Drame à Boraï

Lorsque j’arrivai ce lundi matin-là, de retour du weekend, dans la petite ville de Boraï ou je travaillais (pour le contexte, voir le billet précédent "Un tout petit atelier pour un grand développement"), je passai par la route de la poste pour rejoindre l’hôpital. Croisant le long de la route des visages que je connaissais je leur adressai un habituel salut amical, mais par leurs réponses, comme par les visages graves des autres villageois que je croisais, je sentais que quelque chose n’était pas comme d’habitude...  Je pris  la dernière courbe, et pénétrai dans l’enceinte de l’hôpital ...et ce fut le choc. je n’en croyais pas mes yeux: l’hôpital... l’hôpital était en ruine! Littéralement explosé ! Je ne comprenais pas. Bien que les bombardements de l’autre côté de la frontière fussent très fréquents et qu’ils martelaient certes si souvent nos journées de travail (voir billet précédent "Être ou ne pas être là... that is the question"), je n’aurais jamais pu penser un seul instant qu’ils eussent pu un jour atteindre Boraï, et encore moins l’hôpital ! 

5 mars 2011

Un petit encas chez les Incas.

Nous étions alors au Pérou, une quinzaine de camarades Bioforce et moi, pour une campagne de vaccination contre la rage qui sévissait dans le pays (nous n’étions pas la Promotion Louis Pasteur* pour rien !). C’était notre première mission et celle-ci consistait à assister le centre antirabique de Pasteur à Lima, tant dans l’organisation pratique de la campagne au jour le jour, qu’à participer activement sur le terrain à la vaccination elle-même. L’essentiel du travail de vaccination se faisait dans les Pueblo jovenes ces espèces de gigantesques bidonvilles qui ceinturaient la capitale, Lima, et sa ville mitoyenne, Callao. Les journées étaient longues : debout dès le lever du jour, nous prenions vite un petit déjeuner avant de monter dans le vieux bus scolaire jaune qui nous avait été affrété, pour rejoindre le Centre. Parfois le bus tombait en panne et il nous fallait alors descendre et le pousser, d’autre fois, nous nous faisions arrêter sur le périphérique par la police et le chauffeur alors descendait et allait discrètement se cacher derrière le bus pour négocier le pot de vin avec le policier.

9 févr. 2011

«-J’veux faire de l’humanitaire » «-moi non plus! »

Un jour, une femme enceinte se présenta à un des 3 hôpitaux du camp de réfugiés de Site 2 et demanda à se faire avorter. Le personnel médical était perplexe : la grossesse se présentait bien, n’était pas le fruit d’un viol, et les deux premiers enfants de cette femme étaient tout-à-fait bien portants. Les médecins s’enquirent donc d’interroger la jeune femme sur la raison d’une telle requête; et la réponse ne manqua pas de les surprendre : «- parce que - dit-elle - quand il y a des bombardements et qu’il faut courir aux abris, je ne peux porter que deux enfants, pas plus !».

2 févr. 2011

Allez, encore un, pour la route !

Les plus grands dangers dans les missions humanitaires ne sont pas toujours ceux que l’on croit. La guerre, les bandits, les bêtes venimeuses, les pluies torrentielles, les maladies infectieuses, les compagnies aériennes "folkloriques", tout ça existe bien sûr, mais les accidents de ces ordres impliquant des expats sont - somme toute - peu fréquents. En vérité, les dangers les plus réels et les plus immédiats sont tout simplement les accidents de la route. Combien d’expats se sont tués sur les routes de leur pays de mission! J’ai relaté plus tôt quelques uns de ces accidents tragiques. Heureusement il y a aussi parfois des anecdotes moins tragiques mais tout aussi édifiantes :

31 janv. 2011

Vivre sous les tropiques: "les petites bestioles" (première partie)

Qui dit vivre sous les tropiques, dit aussi bien sûr cohabiter avec une faune très large de petites bestioles, gentilles et moins gentilles, qui viennent agrémenter notre train-train quotidien d'émotions sans égal. Les anecdotes concernant cette cohabitation sont innombrables, en voici juste quelques unes:   

[Bangkok, Thaïlande] [NB. En Asie du Sud-est on se déchausse toujours avant d'entrer dans une maison. On laisse alors les chaussures devant l'entrée]. Un jour, chez nous à Bangkok, alors que je mettais mes chaussures, je sentis que quelque chose empêchait mon pied de pénétrer jusqu’au fond de la chaussure, comme parfois ces papiers d'emballage qui restent coincés après l’achat.

29 janv. 2011

Un crime au plus que parfait.

Un jour un crime particulièrement spectaculaire eut lieu dans la partie sud de Site 2: un homme décapité en plein jour au beau milieu de la foule. Pourtant lors de notre enquête, il nous fut impossible de trouver le  moindre témoin qui puisse identifier le coupable. J’en fis part à un ami, le Père Venet, un vieux prêtre missionnaire français qui avait fait tout son sacerdoce dans la campagne profonde du Cambodge et qui, par la relation étroite qu’il entretenait avec ses ouailles réfugiées, savait tout ce qu’il se passait dans le camp. Il était connu pour son franc-parler, très cru, tant en Khmer qu’en français.
Il m’écouta, puis avec un sourire quelque peu sarcastique, me répondit : « ben, couillon, ton coupable tu ne le trouveras jamais ; le type qui a été trucidé là, tu sais qui c’était ? C’était un sorcier qui jetait des mauvais sorts et que tout le monde craignait dans le camp. Les gens ici sont très reconnaissants à celui qui l’a éliminé. Les témoins ne parleront jamais. Oublie cette histoire ! ».

En effet, nous ne pûmes jamais élucider cette affaire.

Période UNBRO, 1987-1992, Site 2. 

20 janv. 2011

Mea Culpa du Bloggeur

Je me rends compte en relisant mes textes ci-dessous que, sans le vouloir, je contribue à renforcer des clichés sur l’humanitaire : tous mes récits sont véridiques, mais ils ne relatent le plus souvent que des événements, somme toute, "exceptionnels", remplis d’une intensité qui n’est pas forcement l’intensité du vécu humanitaire  quotidien.  C’est normal, c’est quand même en partie  par ce besoin d‘exorciser ces instants que j’ai créé ce blog. Mais ne décrire que ces moments exceptionnels c’est courir le risque de faire croire au lecteur non averti que l’humanitaire ce n’est que cela. En vérité, le quotidien humanitaire, comme tout quotidien, connait  lui aussi sa routine ; cette même routine que j’avais tenté de fuir en France, et qui avait été un élément déterminant de ma décision de m’expatrier ! Certes la routine humanitaire se développe dans un contexte totalement différent, avec des activités qui peuvent, depuis l’Occident, sembler hors du commun, mais elle n’en reste pas moins une routine. Alors, parlons aussi de la routine !

7 janv. 2011

Le masque de Zorro.

C’est comme ça; il est des événements qui marquent plus que d'autres, et celui-ci en fait partie: c’était dans le camp de réfugiés de Site 2,  j’étais alors avec mon collègue thaïlandais Songcharoen sous le petit préau de bambou qui servait à la fois de salle de réunion et de salle à manger au bureau des Nations Unies du camp, et nous nous apprêtions a prendre un petit déjeuner. A peine étions nous assis que le sifflement strident et bien reconnaissable d’une roquette qui nous arrive dessus à toute allure se fit entendre. Nous eûmes à peine le temps de nous jeter à terre, que l’engin explosait dans un vacarme épouvantable, déchiquetant autour de nous les branches des arbres.  Puis... une seconde d'un silence mortel, durant lequel les feuilles hachées par les éclats retombèrent  doucement sur nos têtes, et le cri de notre collègue Andy hurlant à plein poumon «That’s a 4 ! that’s a 4 ! Situation 4 !».