23 nov. 2010

Damné… tu es damné!

Ce jour-là, j'étais alors responsable de la sécurité du camp, et on m'appela sur le canal 1 pour une urgence. Je pris l'appel: il s'agissait d'un accident sur une des artères principales du camp Sud. Je fonçai sur le lieu de ce qui s'avéra vite être un accident rarissime et particulièrement effroyable: une petite fille, d'une douzaine d'années, était passée sous le rouleau compresseur qui damait la piste. A mon arrivée la fillette avait déjà été transportée aux urgences de l'hôpital du camp. J'interrogeai les témoins qui m'expliquèrent les circonstances du drame: la petite marchait sur la route avec un long kramar [pièce de tissu traditionnelle cambodgienne] autour de la tête; dans le brouhaha de la rue elle n'avait ni vu ni entendu le rouleau compresseur s'approcher. Bousculée par la machine, elle était tombée et avait été empêchée de se relever par son kramar déjà pris sous le rouleau. Des passants avaient bien tenté d'intervenir et avertir le conducteur mais celui-ci – assis trop en retrait pour pouvoir voir ce qui se passait devant son engin - ne comprit que trop tard. Lorsqu'il s'arrêta, la petite était déjà passée sous le rouleau.


Je filai aux urgences de l'hôpital. La fillette était sous le scialytique et les médecins tentaient désespérément de la ranimer; mais il était trop tard, elle était morte.
Quelques minutes plus tard, je vis mon assistant, Mr Ch. arriver. Cela me surpris un peu car je ne l'avais pas appelé sur cette intervention. En s'approchant de moi je remarquai qu'il tremblait et qu'il me regardait bizarrement. C'est alors qu'avec un sourire mais les yeux pleins de larmes, il me dit cette phrase qui restera à jamais gravée dans ma mémoire " - Monsieur Stéphane, c'est ma fille… c'est ma petite fille…". Je ne compris pas ce qu'il voulait dire, je ne voulais pas le comprendre, et je ne pouvais pas le croire: nous étions dans un camp de quelque 180 000 âmes, il s'agissait d'un accident rarissime, et ça tombait justement sur la fille de mon assistant?  J'avais le vertige, je ne savais plus que faire ni dire, j'avais soudain le sentiment d'être damné, d'avoir porté la poisse à mon assistant. J'avais envie de me confondre en excuses, de lui demander pardon… Ça ne s'explique pas, mais aujourd'hui encore le souvenir de cet accident me perturbe autant pour sa tragédie que pour son improbabilité.

Le corps de la fillette sous nos yeux avait tout le côté gauche broyé; mais "heureusement" le rouleau n'était pas passé sur la tête… Nous couchâmes le petit corps à l'arrière de mon pick up, et en silence je déposai Monsieur Ch. et la dépouille de sa fille à la pagode.

J'avais recruté Monsieur Ch. quelques semaines plus tôt; c'était un homme érudit – ancien professeur avant la guerre – consciencieux et de caractère humble et doux. C'était un assistant compétent et agréable. Il avait la quarantaine mais en paraissait beaucoup plus; en effet, lui et son épouse portaient sur le visage les marques d'une vie de grandes souffrances. L'une d'elle, je l'appris lors de notre première rencontre, était la perte tragique de leur premier enfant, un petit garçon, sous le régime Khmer Rouge. Depuis lors, la seule joie qu'il leur restait au monde …c'était leur petite fille. "Elle est très gentille avec nous et travaille bien à l'école" me disaient-ils, très fiers d'elle. Ce jour-là la tragédie les avait encore frappés, une fois de plus, une fois de trop. Cette fois, Mr Ch. ne pourrait plus survivre, et il sombrera pour toujours….


Quelques années plus tard, alors que tous les réfugiés avaient été rapatriés  et que j'étais alors passé des camps de la frontière à Phnom Penh pour d'autres fonctions, Monsieur Ch. retrouva ma trace et vint me voir à mon bureau pour me demander du travail. Je réussis à lui trouver un poste au sein d'une bonne ONG. Malheureusement, quelques semaines plus tard, la directrice de cette organisation m'appela pour me dire qu'a son plus grand regret et malgré les compétences évidentes de Mr Ch. elle ne pouvait pas le garder en raison de son alcoolisme chronique...
Ainsi la tragédie de sa vie entrait dorénavant dans un cercle vicieux dont il ne sortira plus… Je savais son histoire, et je comprenais. Jamais de ma vie je ne m'étais sentis aussi proche des "ivrognes"… 


Période UNBRO / Site 2 / Camp Officer, Security Coordinator

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