27 nov. 2010

Enquête dans un village sous protection ...un peu spéciale

Ce jour-là, le Directeur de l'APRONUC de la Province avait décidé d'envoyer une mission pour évaluer la situation dans les terres reculées de la province, avant la tenue prochaine des élections générales. Je m’étais volontiers joint à cette petite quinzaine d'officiels onusiens, policiers, observateurs militaires et autres volontaires de la composante électorale, etc. Nous montâmes à bord d'un hélicoptère Mi-17, piloté comme il se doit par un équipage russe en short bleu azur, et nous nous dirigeâmes vers les districts les plus isolés de la province. Lorsque nous fûmes au dessus de la zone ciblée, nous cherchâmes âme qui vive, et bientôt repérâmes un petit village encaissé où nous décidâmes d'atterrir. Pendant que le pilote faisait une dernière circonvolution à sa verticale cherchant un point d'atterrissage, j'observai d'en haut la vie de ce petit village: "Oh-ho - fis-je soudain au policier philippin assit à mes cotés – tu sais où nous allons atterrir?" Il m'interrogea du regard...  "- ...en plein dans un village sous contrôle Khmer Rouge!" répondis-je. J'avais en effet aperçu depuis le hublot des hommes portant le brassard bleu reconnaissable des hommes chargés du service d'ordre dans les zones sous contrôle KR. Mes collègues policiers de l'APRONUC étaient à la fois excités et très inquiets à la nouvelle.

Les mines antipersonnel étant omniprésentes dans la zone, le pilote opta par prudence pour un atterrissage au beau milieu d'une rizière à la lisière du village. Sitôt l'hélico posé, nous sautâmes dans la rizière inondée et pliés sous le vent des pales qui tournoyaient encore, nous rejoignîmes péniblement la terre ferme d’où les villageois nous observaient avec un mélange d'incrédulité et d'inquiétude. Il était évident que c'était la première fois que ces gens voyaient non seulement un hélicoptère mais aussi des gens aussi bizarres [que nous étions pour eux]. Un homme s'avança et invita notre équipe à le suivre, sans aucun doute vers la maison du chef du village. Connaissant par cœur toutes ces civilités, mais aussi tout le temps perdu qu'elles peuvent représenter dans une mission de si courte durée comme celle-ci, je décidai de m'éclipser discrètement et mener une petite enquête parallèle. Je savais surtout que la réception des officiels ne nous donnerait que la version officielle des choses, et j'avais besoin de plus. Je me mis en fin de queue, puis sous prétexte de m'arrêter pour prendre des photos, je faussai discrètement compagnie à mes camarades et pénétrai dans les petites ruelles du village.

Marchant au contrebas des maisons sur pilotis qui m'entouraient, j'entrevoyais à travers les interstices des murs de bambous des regards méfiants, des sourcils froncés. Je m'arrêtai devant une hutte du haut de laquelle un petit groupe de femmes m'observait silencieusement. Je leur adressai un bonjour avec un sourire, et elles me répondirent par un rire nerveux. Je leur demandai l'autorisation de les rejoindre et elles n'osèrent s'y opposer. J'ôtai mes chaussures et grimpai la petite échelle de bois pour accéder à la plate-forme d'habitation. Le sol en bambou ploya un peu sous mes pas dans un léger craquement. Je m'assis en tailleur face de mes hôtes qui me regardaient avec circonspection. Je leur adressai alors quelques civilités traditionnelles auxquelles j'ajoutai quelques plaisanteries*, ce qui les firent éclater de rire et brisa la glace. Je pus alors commencer détendu mon entretien et me renseigner sur la situation. Lorsque j'en vins très prudemment à la sécurité, je leur demandai comment ça allait dans le village, si tout était calme... Une des femmes, celle qui semblait la plus âgée, me répondit "oh, nous avons eu beaucoup de problèmes ces derniers temps! Il y a eu beaucoup d'attaques de bandits et d'enlèvements pour rançons..." "- ah bon? - fis-je – et maintenant ça va mieux?" "- Oui, heureusement, les Khmers Rouges se sont installés au village depuis peu et ils nous protègent maintenant." A cette réponse je réalisai qu'il allait me falloir continuer très prudemment cet entretien. Ayant vécu et travaillé plusieurs années au contact des paysans Cambodgiens, je savais en effet que ces derniers ont souvent tendance à aligner leur position à celle des interlocuteurs qu'ils pensent plus éduqués qu'eux. Ainsi, à ce moment précis je savais que si je réagissais par un "- Quoi? Les Khmers Rouges! Mais c'est terrible!..." Il était à peu près certain que la femme ajusterait aussitôt son discours et me répondrait par quelque chose comme "- Oh oui, c'est terrible,  nous sommes bien malheureux, ils sont durs avec nous, pouvez nous nous aider, etc?" Pour éviter cela, j'adoptai l'attitude la plus neutre possible: "-Ah? La sécurité s'est donc améliorée depuis que les Khmers Rouges se sont installés dans le village?" Voyant que j'avais bien saisi, la femme poursuivit… " – Oui, par exemple, la semaine dernière ils ont attrapé un de ces kidnappeurs, et on est tranquille maintenant…" "- Ah, c'est bien. Et… qu'ont-ils fait du kidnappeur?" "-Oh, il est détenu là-bas" "-Où ça là-bas?" "-Là-bas derrière…" me fit-elle en pointant la lisière du village du bout du menton. Je poursuivis la discussion encore quelques minutes sur des sujets plus banals puis leur signifiai poliment mon départ. …ah oui, et je leur demandai aussi si quelqu'un pouvait me guider à la maison où le "kidnappeur" était détenu. Les femmes furent visiblement surprises par cette requête, mais elles instruisirent aussitôt un jeune garçon pour me guider. Je pris congé de mes hôtesses dans un échange de sourires puis, suivant l'enfant, je me dirigeai vers la "prison".
Une fois au bas de la maison, une hutte sur pilotis comme toutes les autres, je remerciai mon jeune guide et le laissai repartir. Je grimpai la petite échelle de bois de la hutte et me retrouvai soudain nez-à-nez avec un soldat Khmer Rouge armé d'une AK47. L'arrivée d'un martien n'aurait pas fait plus grand effet: le soldat était affolé, ne sachant manifestement  pas trop comment prendre la situation. Je lui adressai un bonjour et lui demandai où se trouvait le prisonnier. Il tourna le regard vers la petite pièce derrière lui. Je m'avançai et tombai sur un jeune homme assis par terre; tout en sang de la tête au pied, du sang sec datant manifestement de quelques jours, son visage était tuméfié, les contours des yeux était tellement gonflés qu'ils en étaient mi-clos. Il était évident qu'il avait été passé à tabac assez sérieusement. Ce qui – toute proportion gardée -  est toujours mieux que d'avoir été exécuté purement et simplement. Me tournant vers le geôlier, encore très inquiet de ma présence, je lui posai une main sur l'épaule en le félicitant d'avoir attrapé le bandit, mais que peut-être il n'était pas si nécessaire de le frapper ainsi… Mais je n'insistai pas; il était d'ailleurs inutile et incongru dans le contexte d'aller plus loin. Connaissant la justice expéditive des Khmers Rouges je ne donnais pas cher de la vie de ce jeune homme, alors que les circonstances de son arrestation étaient encore très imprécises et que les preuves de sa culpabilité ou de son innocence restaient sans doute encore à déterminer. Le soldat était de plus en plus tendu et cherchait désespérément du regard de l'aide au-dehors de la hutte; je savais pour ma part que dès que les officiers Khmers Rouges seront là la situation deviendra beaucoup plus difficile à gérer; j'avais fait mon travail, mais il me fallait dorénavant du renfort.

Je saisis la radio à ma ceinture et appelai mes collègues policiers avec qui j'avais atterri dans le village. "- Hey, Fidel, je crois que j'ai du boulot pour toi ici. Peux-tu me rejoindre avec tes hommes à la lisière du village". Mes collègues onusiens arrivèrent quelques minutes plus tard,  tout a fait stupéfaits par le cas que je leur présentai – et dont ils n'avaient bien sûr pas entendu un seul mot lors de leur discussion avec le chef du village. Je leur suggérai de suivre de très près le cas de ce jeune homme, et d'arranger au plus vite son transfert à la prison provinciale pour s'assurer qu'une procédure légale sérieuse soit suivie. L'officier Philippin se fit un point d'honneur de suivre l'affaire. Je laissai alors les policiers et leurs assistants-interprètes commencer leur enquête et arranger le transfert du prévenu avec les autorités locales, et me retirai.

* un "Sok Sabai?" converti en "Say Sabok?"; les khmers raffolent en effet de contrepèteries, auxquelles la langue se prête d'ailleurs si bien.

Période UNTAC, Inspecteur des Droits de l'Homme, 1993

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