4 nov. 2010

Droits de l'Homme: peut-on/doit-on parfois fermer les yeux?

Le contexte (pour mieux comprendre ce qui suit):
En tant que responsable onusien des Droits de l'Homme dans la province de Siem Reap*, j'avais parmi mes prérogatives de surveiller de près le système pénitentiaire. Une des actions que j'avais entreprises alors était ces visites impromptues de la prison provinciale: je "déboulais" ainsi en plein dimanche ou en pleine nuit faisant immédiatement l'appel des prisonniers vérifiant qu'il n'en manquât pas un, que tous les dossiers des prisonniers avaient bien été référés au procureur, conduisant quelques entretiens privés de prisonniers pris au hasard pour m'assurer qu'aucun mauvais traitement n'était infligé, etc. (voir quelques photos de ces visites). Au tout début de ma mission, ces visites-surprises m'avaient ainsi permis de découvrir bien des choses, comme ces instruments de torture - qui bien sûr n'étaient pas là lors de mes visites programmées! - et que je pus donc immédiatement confisquer; ou encore ces prisonniers enfermés la nuit dans des cellules d'isolement tellement exiguës qu'on aurait même pas eu la place d'y placer un réfrigérateur.

Un soir, lors d'une de ces visites surprises, et que je faisais l'appel, je constatai très vite qu'il manquait une demi-douzaine de prisonniers. A mes côtés, le directeur de la prison semblait très nerveux. Toujours inquiet de découvrir quelque exécutions arbitraires ou autres "disparitions suspectes" sous couvert de soi-disant "évasions" – événements que trop fréquents dans le Cambodge de l'époque - j'entrepris immédiatement plusieurs entretiens privés de prisonniers  pour tenter de comprendre ce qu'il se passait. Ayant au cours des mois précédents développé une relation de confiance avec eux**, ils m'expliquèrent très vite la situation: tous les prisonniers manquants étaient en fait au domicile du directeur de la prison pour aider ce dernier à reconstruire sa maison… je passai donc plus tard dans le bureau du directeur, et feignant de ne rien savoir lui demandai où étaient passés les prisonniers manquants. A la cambodgienne, il me répondit par un rire gêné, m'avouant que les détenus manquants étaient chez lui à aider sa famille à faire des travaux de rénovation. Sa franchise me surprit un peu mais elle témoignait, elle aussi, de cette même relation de confiance que nous avions instaurée au cours des visites précédentes. Je lui signifiai qu'il me fallait vérifier ses dires, et que je voulais impérativement voir tous les détenus à l'appel le lendemain matin.

Le lendemain matin, tous les "détenus-ouvriers" étaient de retour. Je les pris tous, un par un, pour un entretien privé. Et tous me confirmèrent la même version de l'histoire: qu'ils étaient chez le directeur de la prison à faire ces travaux de rénovation; il ajoutèrent qu'ils y étaient bien traités et bien nourris, et que c'est pour cela qu'ils s'étaient tous portés volontaires pour y aller.

Je me trouvai alors en plein dilemme: les conditions de détention dans la prison étaient déplorables, tant en terme de nutrition que d'hygiène, ou autres. Je savais que ces jeunes hommes étaient là pour la plupart depuis des mois sans encore jamais avoir été jugés, que beaucoup étaient sans doute victimes d'injustice mais que nous ne pouvions malheureusement pas résoudre ces cas dans l'immédiat. Pour les avoir tous interviewés en privé au moins une fois dans le passé, je savais qu'ils n'étaient pas de "mauvais bougres". Tout juste des victimes d'un contexte historique et politique qui les dépassaient complètement (voir autres récits de visites de prison plus bas). Cette chance inespérée qui s'offrait à eux de sortir un peu de cette prison infâme, de voir autre chose que les 4 murs crasseux de leur cellule à longueur de journée, de manger plus sain et même de se distraire quelque peu, je pouvais la supprimer en une seule action: il me suffisait de faire mon boulot; écrire mon rapport et informer mes supérieurs de ce cas fragrant d'abus de pouvoir par le directeur de la prison. Celui-ci serait alors relevé de ses fonctions, et ses pratiques abusives seraient immédiatement stoppées.

Après quelque hésitation, pesant le pour et le contre, je pris ma décision; je me levai et passai dans le bureau du directeur. Je lui fis part de la grave erreur professionnelle qu'il faisait en utilisant les prisonniers pour son intérêt personnel, qu'il s'agissait d'un abus de pouvoir qui pourrait être sanctionnée très sévèrement… Mais qu'en revanche, ayant conscience qu'il traitait bien les prisonniers, qu'ils étaient tous volontaires pour ces tâches, et que d'une certaine mesure ce travail leur était même bénéfique, je garderai cette histoire entre nous; en d'autres termes que j'allais fermer les yeux sur ces entorses au règlement. Mais j'ajoutai que je tenais à revoir régulièrement les détenus-ouvriers pour m'assurer de leur sécurité et de leur bonne santé.

Je pus par la suite vérifier – notamment auprès des prisonniers -- que les choses se faisaient dans les formes, et que d'un côté comme de l'autre, ils m'étaient reconnaissants de ne pas avoir fait stopper ses pratiques qui, somme toute, arrangeaient tout le monde. Bien que mes rapports d'investigations eussent toujours été très détaillés, il n'y fut donc jamais fait état de ces "incidents"…

Soyons clair, je ne fanfaronne pas à ce sujet; j'ai bien conscience qu'il s'agit là d'une erreur professionnelle grave de ma part. Si en effet tous les officiers onusiens commencent à interpréter le règlement à leurs guises, le professionnalisme et l'intégrité des Nations Unies seront vite mis à mal. Simplement, je relate cette anecdote car elle illustre assez bien les nombreux dilemmes auxquels nous sommes sans cesse confrontés dans ce travail de contrôle du respect des Droits de l'Homme.  


* Pendant le mandat de l'Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (APRONUC, ou UNTAC en anglais)
** Notamment pour avoir – avec Maître Eugenio, mon prédécesseur - amélioré leurs conditions de détention: par exemple en faisant venir toutes les semaines le docteur de Médecins Sans Frontières pour les ausculter et les soigner, en faisant aussi venir le prothésiste de Handicap international pour appareiller les détenus amputés, ou encore Action Contre la Faim pour installer une pompe à eau dans la cour de la prison afin que les détenus puissent enfin se laver, interdisant la "cellule-boite", stoppant la pratique la nuit de l'enchaînement des pieds des détenus, enfilés sur toute une rangée à une barre métallique cadenassée, etc.  

Période APRONUC, Inspecteur des Droits de l'Homme, Cambodge, 1993

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire