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Photo: Wat Pah Nanachat |
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Photo: Wat Pah Nanachat |
Pour cette
retraite si attendue, ma femme avait déjà en vue un lieu très précis : il
s’agissait d’un monastère qu’elle avait fréquenté, il y a une trentaine d’années,
quand elle faisait partie du Club
Bouddhiste de l’Université de Mahidol où elle étudiait
alors. Ce monastère a en effet la particularité d’être "international";
tous les bonzes y étant étrangers, et l’enseignement s’y faisant en anglais.
Autre particularité, le monastère est dans un lieu très reculé, en pleine
forêt, au fin-fond de l’Isarn (Nord-est de la Thaïlande)…
C’est ainsi qu’un
beau soir glacial de janvier, nous arrivâmes, ma femme et moi, aux portes du Wat Pah Nanachat, "le monastère international de la forêt", dans la province d’Ubon Rachathani.
A peine arrivés,
nous nous sentons plongés dans un monde de tranquillité et de paix. Tout est
calme. Calme, mais non point silencieux. La nature en effet emplit le lieu de ses
chants et de ses cris: au-dessus de nos têtes, des arbres gigantesques, dont le
froissement continu des feuilles murmure sous les caresses du vent, le
craquement des branches qui dodelinent d’un côté puis de l’autre, les
grincements très particuliers des gros bambous qui s’entrechoquent ressemblant
si étrangement aux grincements des cales de bateaux, les piaillements et autres
appels pressants de quelques oiseaux tropicaux, et bien sûr, les assourdissantes
stridulations de milliers de cigales, montant crescendo jusqu’à l’arrêt net, si
mystérieusement simultané. Avec un tel tumulte de la jungle, d’où vient ce
sentiment de calme qui se dégage du lieu? Je remarque que nul bruit de moteur,
de sonnerie de téléphone, de radio, de télévision, ou autre alarme antivol ne
vient profaner l'espace; seuls quelques coups de gongs, profonds et résonnants,
nous rappellent la présence des hommes...
Il y a dans
l’enceinte du monastère quelques bâtiments en dur, et l’on distingue, en
profondeur, derrière les arbres, quelques kuti de bois sur pilotis,
ces cellules individuelles des bonzes, disséminées un peu partout dans la forêt. (voir photos).
A peine nos sacs
posés, nous apprenons que depuis longtemps déjà le monastère ne sert plus de
centre de formation, et qu’il ne fonctionne plus dorénavant que comme un simple
monastère. Tant pis pour moi, ce ne sera pas encore cette fois que j’apprendrai
la méditation! Mais que vais-je donc faire maintenant de ce séjour? La
réponse est claire; je vais vivre tout simplement la vie d’un pha khao,
comme on appelle ici les quelques laïcs, ou "temple boys", tout vêtus
de blanc, qui vivent au monastère et participent à son fonctionnement au jour
le jour. Soit, ce n’est pas vraiment ce que j'avais prévu,
mais l’aventure m’intéresse.
C’est l’heure de
nous séparer. Ma femme est emmenée vers le quartier des femmes, et je ne la
reverrai plus qu’à la fin de notre retraite. Quant à moi, deux jeunes frères
lao-américains très sympas me mènent au "dortoir" des hommes: il
s’agit en vérité d’une simple terrasse de bois, au-dessus des cuisines du
monastère; sorte de plate-forme ouverte à tous les vents mais protégée d’un
toit. Les nattes, à même le sol, sont couvertes de feuilles mortes qui ne
cessent de tomber des grands arbres surplombant la "chambre". Sur ma
natte, une simple couverture et un petit coussin qui fait office d’oreiller:
voilà, c’est la literie. Point d’armoire, mais un fil tendu entre deux poteaux
pour y pendre les vêtements. À vrai dire, ce côté spartiate me plaît
bien; même si je me demande déjà comment je vais dormir, dehors par ce
froid glacial… de toute façon je n’ai pas le temps de m’inquiéter, puisqu’on me
demande vite de rejoindre la sala principale pour une cérémonie en
l’honneur d’une délégation de bonzes sri-lankais de passage. C’est donc à toute
allure que je me déshabille pour enfiler ma tenue de pha khao: une simple
tunique blanche, de coton très fin, sans col, et sa culotte assortie.
Et c’est
parti ! C’est au pas de course que nous filons à travers bois rejoindre la
salle de prière principale. La cérémonie a déjà commencé et il nous faut donc pénétrer
discrètement dans la salle. Même si je suis un peu amusé par la situation,
j’avoue être aussi un peu mal à l’aise de n’avoir aucune idée de la façon de me
comporter. J’ai beau avoir vécu plus de vingt ans dans des pays bouddhiques et connaître
les usages à respecter dans les cérémonies[1], je ne sais pas encore comment me tenir en
tant que résident du monastère. Heureusement, les bouddhistes sont très
tolérants vis-à-vis des novices et c’est avec le sourire que mes camarades
m’indiquent la conduite à tenir… Je passe ainsi mon temps à les observer et à imiter
tous leurs faits et gestes. J’ai ainsi compris que chaque fois que je m’adresse
à un bonze, il me faut joindre les mains au niveau de la poitrine durant tout
l’échange, et non point seulement au début et à la fin, comme dans la vie "à
l’extérieur".
Curieusement, lorsqu’un jeune bonze vient à moi, et que je me retrouve ainsi les mains jointes face à lui, à l’écouter attentivement pour mieux lui obéir, je ressens des sentiments étranges et contradictoires : au-delà de la gêne initiale, inhérente à la nouveauté de la situation et sans doute au retournement de statut - passant soudain de cadre dirigeant à celui d’exécutant docile et malléable - je me surprends à éprouver une certaine jubilation. Je ne me l’explique pas : s’agit-il d’une sorte de soulagement ? Celui d’être libéré du poids des responsabilités? Je me dis que peut-être je suis en train de redécouvrir les joies …de l’humilité. Ici, je ne suis rien. Et je n'ai rien à démontrer. Je suis libre de tout enjeu hiérarchique et de toute obligation professionnelle. Je sers, et j'y prends plaisir. Après tout, n’a-t-on pas oublié de nos jours la joie simple de servir ?
Curieusement, lorsqu’un jeune bonze vient à moi, et que je me retrouve ainsi les mains jointes face à lui, à l’écouter attentivement pour mieux lui obéir, je ressens des sentiments étranges et contradictoires : au-delà de la gêne initiale, inhérente à la nouveauté de la situation et sans doute au retournement de statut - passant soudain de cadre dirigeant à celui d’exécutant docile et malléable - je me surprends à éprouver une certaine jubilation. Je ne me l’explique pas : s’agit-il d’une sorte de soulagement ? Celui d’être libéré du poids des responsabilités? Je me dis que peut-être je suis en train de redécouvrir les joies …de l’humilité. Ici, je ne suis rien. Et je n'ai rien à démontrer. Je suis libre de tout enjeu hiérarchique et de toute obligation professionnelle. Je sers, et j'y prends plaisir. Après tout, n’a-t-on pas oublié de nos jours la joie simple de servir ?
Après le discours
- que j'ai trouvé interminable - du vieux bonze sri-lankais septuagénaire, il
est près de 21:00 heures, et la soirée prend fin. Nous pouvons retourner à nos pénates.
Alors que je m'engage sur le petit sentier à travers bois, un camarade me
propose une lampe de poche. Je la refuse poliment, arguant que j'aime bien marcher
dans le noir, et puis que de toute façon la lune éclaire suffisamment le chemin cette nuit pour que je
puisse le suivre. "-Oui - me répond mon camarade - mais avec la lampe de
poche, les scorpions, les serpents et les scolopendres, qui sont nombreux ici,
brillent et on les voit mieux…" J'ai pris la lampe de poche.
La nuit fut
froide, venteuse, et très courte. Je commençais à peine à m'endormir que le son
profond et chaud du gong retentit au loin: trois heures du matin; c'est l'heure
des matines bouddhiques, il faut se lever. Il fait nuit noire, et seules
quelques cigales ne dorment pas. Mes camarades et moi, tels des ombres,
soulevons nos moustiquaires et nous nous levons sans un mot, la tête vide. Nous
sortons et avançons vers la sala de prière, où nous prenons un coussin avant de
nous agenouiller pour une petite heure de "méditation" matinale au
pied d'une statue monumentale du Bouddha. Mais je ne tiens pas longtemps ainsi,
et les douleurs aux genoux et au dos sont telles que je dois me lever. Heureusement,
la méditation en marchant est tout aussi recommandée que celle en position de
lotus. J'entreprends donc les cent pas dans le temple, des allers-et-venues
sans fin, où les pieds glissent sur le carrelage froid pendant que la tête
tente tant bien que mal de faire le vide. Ici aussi, je me rends compte que
ce vécu me procure une certaine joie intérieure. Il fait froid, mon corps grelotte, mes
mâchoires jouent des castagnettes, mais pour une raison que j'ignore, j'aime
cet instant, et le savoure à plein cœur.
La prière
terminée, je suis mes camarades à l'extérieur. On me tend un balai; et ce qui
s'avérera alors la routine par excellence de la vie du pha kao, commence: le
balayage des allées du monastère (voir plus bas).
Vers cinq heures
du matin, nous nous emparons des yâm sai
aharn [sacs en tissu brodé, que les pha khao portent en bandoulières
pendant les tournées] et nous nous postons pieds nus aux abords de l'allée
principale, attendant patiemment le passage des bonzes pour le bin tha baht [la collecte quotidienne des offrandes]. Auparavant, nous avions dûment vérifié le circuit attribué à
chacun d'entre nous, sur les itinéraires du jour affiché dans la cuisine.
Lorsqu'un bonze passe,
il prononce en marchant le nom du village où il doit se rendre, et aussitôt le
pha khao correspondant lui emboîte le pas, en silence, à quelques 3 ou 4 mètres
de distance.
Ces moments de
marche nocturne et aurorale, en file indienne derrière les bonzes, me sont
tellement sources de joie, que je n'hésite pas les jours suivants à demander à
mes camarades les plus tièdes de prendre leur tour pour les circuits les plus
longs. Un circuit pouvant varier de 2 à 7 kilomètres. Ces kilomètres
d'humilité, de simplicité, de silence, de quiétude, de regards croisés mais
discrets avec les villageois, de clins d'œil avec la nature, de sourire dans le
vent et dans la fraîcheur de l'aube, me sont autant de gouttes de bonheur sur
la langue d'un assoiffé. En tout cas, tout sauf une corvée.
Certes, les bonzes diffèrent, chacun a sa personnalité propre - qui s'avère parfois bien loin du détachement bouddhique et de l'effacement de l'égo - ils sont aussi plus jeunes que moi, mais qu'importe, je suis leur serviteur et c'est très bien comme ça.
Certes, les bonzes diffèrent, chacun a sa personnalité propre - qui s'avère parfois bien loin du détachement bouddhique et de l'effacement de l'égo - ils sont aussi plus jeunes que moi, mais qu'importe, je suis leur serviteur et c'est très bien comme ça.
Et puis ces
processions au lever du jour dans les petits villages de la campagne profonde
me donnent la chance de réaliser enfin un rêve que je nourrissais depuis si
longtemps [2]:
celui d'être invisible. En effet, ici, les villageois n'accordent aucune attention
au pha khao qui suit les bonzes. Tous les regards et les signes de respect ne
s'adressent qu'aux bonzes, eux-mêmes n'étant d'ailleurs respectés qu'en tant
que représentants de la Sangka (le clergé bouddhique) et non point pour leurs
personnes. Pour la première fois donc je peux traverser ces villages, y
observer la vie, sans qu'aucun regard ne se tourne vers le farang
que je suis, sans me faire interpeller, sans me sentir coupable d'intrusion.
Ainsi, je peux traverser la vie, tel un fantôme bienveillant, sans la
perturber, sans la toucher. Admirer une fleur sans la cueillir.
Je vois alors ces
paysannes, très pauvres, emmitouflées dans quelques guenilles trouées, sortir
de leur cahutes de bois et de bambou, avec en main les offrandes du jour et qui,
se mettant à genou et les mains jointes dans un wai respectueux, accueillent les bonzes et placent leurs offrandes
dans leurs bols. Elles gardent alors le wai
jusqu'à ce que les bonzes tournent les talons et s'éloignent.
Peu d'occidentaux comprennent cette pratique et cette gestuelle. Ils y voient ni plus ni moins des religieux mendiants, une exploitation de la religion sur le pauvre peuple, que sais-je? C'est passer à côté de bien du sens. Il y a en vérité nulle mendicité dans ce rituel, les bonzes offrent simplement l'occasion aux croyants d'accumuler des "mérites" spirituels [boun en thaï]; il s'agit ni plus ni moins de la même expression de foi que celle de la pauvre veuve des Évangiles qui place tout son argent dans le tronc du temple [Mc.12, 38-44].
Peu d'occidentaux comprennent cette pratique et cette gestuelle. Ils y voient ni plus ni moins des religieux mendiants, une exploitation de la religion sur le pauvre peuple, que sais-je? C'est passer à côté de bien du sens. Il y a en vérité nulle mendicité dans ce rituel, les bonzes offrent simplement l'occasion aux croyants d'accumuler des "mérites" spirituels [boun en thaï]; il s'agit ni plus ni moins de la même expression de foi que celle de la pauvre veuve des Évangiles qui place tout son argent dans le tronc du temple [Mc.12, 38-44].
Je vois ces vieux
fermiers sous leurs bonnets de laine, allumer de petits braseros au bord de la
route, pour se réchauffer un peu avant de partir pour la journée avec leurs
buffles. Je vois ces petits enfants, innocents profanateurs, apostrophant les bonzes
sous les rires gênés de leurs parents. Je vois tous ces chiens paisibles,
libres et joueurs, suivant nos pas la queue battante, avant de se vautrer à nouveau
sur la piste, je vois ces buffles tranquilles, mâchouillant quelques graminées,
le regard indifférent à tout ce qui se passe autour d'eux...
Je l'avoue
volontiers, dans ces instants, mon appareil photo me manque plus cruellement que jamais.
Mon rôle lors de
ces processions est très simple: dès que le patta (le bol) d'un bonze est plein à ras
bord, celui-ci me fais signe, et j'accoure aussitôt pour qu'il puisse le vider dans
mon sac largement ouvert. Je quitte donc le monastère le sac vide et y retourne
avec un sac plein pesant souvent une bonne dizaine de kilos. Les offrandes des
fidèles varient beaucoup: bananes, riz gluant, boites de lait, jus d'orange en
bouteille, poulet grillé, spaghettis, etc. Chacun donne ce qu'il veut, ce qu'il
peut. Et les bonzes sont tenus de manger ce qu'on leur donne. La légende veut
que lorsqu'un lépreux fit son offrande, un de ses doigts tomba dans le bol. Le
bonze dut le manger…
A notre retour au
monastère - les bols et sacs remplis de nourriture - les bonzes et les pha khao
les déposent dans la cuisine où de vielles femmes bénévoles font
le tri et préparent le buffet. Lorsque celui-ci est prêt, les bonzes, toujours
en file indienne et suivant la hiérarchie monacale, sont invités à venir se
servir en premier, puis à passer dans la salle à manger où, après une prière, ils
prennent leur seul repas de la journée, en silence et religieusement. Chaque
bouchée, chaque mâchée, chaque déglutition doit en effet se faire en toute
conscience.
Lorsque les
bonzes ont terminé, c'est au tour des pha khao; comme pour les bonzes, notre seul
repas de la journée se fait après une prière et en silence, suivi de la
vaisselle. Vient ensuite le tour des bénévoles du temple.
--
J'ai compris
assez vite que l'emploi du temps d'un pha khao n'est pas vraiment celui d'un
cadre d'entreprise du CAC 40. Ici, point de stress, ni de course contre la
montre. A vrai dire, mis à part les quelques fois où les bonzes nous sollicitent
(laver le sol des salas, nettoyer les volets des pagodes, etc.), il nous reste
beaucoup de temps libre. Les pha khao l'utilisent alors pour laver leur linge,
voire dormir pour rattraper un peu le manque de sommeil. Pour ma part, voulant profiter
le plus possible de cette retraite, je préfère ne pas me recoucher. J'observe
alors que certains de mes camarades, dans ces instants "perdus", attrapent
spontanément un balai et se remettent à balayer les allées du monastère. Des
allées pourtant déjà bien dégagées un peu plus tôt dans la nuit. Il est vrai
que le vent aidant, les feuilles tombent en permanence, et c'est un vrai
travail de Sisyphe.
Quoi de plus
laborieux, de plus inutile et de plus stupide donc, que de balayer les allées
d'un monastère en pleine forêt? Qu'importe, je tente le coup. Très vite, la
transpiration me vient et je comprends que cette tâche a déjà le mérite de nous
protéger du froid de l'hiver. Mais ma transpiration vient aussi du fait que,
vraisemblablement, je m'y prends mal. J'observe mes camarades les plus
expérimentés, et constate que leurs mouvements sont souples et légers, et ne
semblent pas nécessiter l'effort ardu que je fournis. Leur mouvement de
balayage est harmonieux, balancé, presque une chorégraphie. Je tente de les
imiter et constate qu'en effet 70% de mes efforts étaient inutiles. En vérité,
il n'y a nul besoin de racler le sol, et le seul mouvement de balancier du balai
au-dessus du sol suffit à créer le courant d'air qui chasse les feuilles de
l'allée… Peu à peu, je découvre et approfondis ma technique de balayage. Je me
dis que je pourrai bientôt écrire un "traité du balayage des allées de
monastères". Tout cela me rappelle avec amusement le centurion romain dans Astérix
qui "…finit de balayer la première moitié de la deuxième demi-dalle, et
commence à présent la deuxième moitié de la deuxième demi-dalle, etc…"
Pourtant, petit à
petit, je comprends que derrière l'ergonomie de la tâche, et au-delà de son
côté absurde, celle-ci génère quelque chose en moi. Je découvre doucement ce
que je n'arrivais pas encore à trouver dans la méditation assise: cette tâche
aussi stérile qu'elle puisse paraître au premier abord, est en vérité très
féconde. En me concentrant sur ces gestes simples, mes pensées se libèrent du
fatras et de la complexité de la vie moderne. J'ai l'impression que mon esprit
asphyxié sans le savoir depuis si longtemps, s'oxygène et reprend vie, que des
choses se décantent, des lignes se tracent et des priorités se dessinent. Cette
fois, ce n'est plus une jubilation que je ressens, mais une certaine quiétude,
une espèce de paix joyeuse. Ce balai de nervures de feuilles de bananier que
j'ai entre les mains, et dont le manche en bambou me donne déjà des cloques, n'est
pas cet outil grossier que je croyais; il est en vérité le noble instrument d'un
épanouissement inespéré!
--
Lors de ce séjour
au monastère, j'observai souvent des problèmes de communication interne, des
erreurs de coordination, des gaspillages, en somme, des erreurs flagrantes de
management. Plusieurs fois je me suis retenu d'intervenir pour émettre quelques
suggestions, proposer quelque amélioration possible au fonctionnement du
monastère… jusqu'à ce que je me rende compte que c'était moi qui étais tout à
fait à côté de la plaque. Cette obsession de l'efficacité et du rendement n'a
aucun sens ici. Le temps ici, ce n'est pas de l'argent… c'est beaucoup plus.
Surtout, ne pas chercher à le gagner, à l'épargner, puisque c'est lui le
véhicule de l'épanouissement. Plus on perd de temps et plus on gagne. C'est
bien ce que mon fidèle balai m'apprit.
--
Un jour, le
monastère organisa une grande fête bouddhique, accueillant tous les villageois
des alentours qui affluèrent en nombre. C'était donc le branle-bas de combat pour
tous les bonzes et les pha khao qui menaient les festivités et devaient s'assurer
que tout se passât bien. En faisant le tour du monastère, je tombai sur une
famille de villageois massés devant la porte des toilettes, visiblement inquiets:
le grand-père était tombé dans les toilettes, et enfermé, ne pouvait plus en sortir. J'observai très vite que la famille, toute à son inquiétude, tirait désespérément
sur la porte, empêchant par là la targette de glisser. Prenant la main, je fis donc vibrer doucement la porte pendant
que le grand-père tirait la targette de l'autre côté, et nous parvînmes à ouvrir la porte. Nous
récupérâmes aussitôt le vieil homme au sol, le rhabillâmes, et l'incident fut
clos. Or il y avait un jeune farang dans le groupe - sans doute le petit ami
d'une des jeunes filles de la famille -- et celui-ci me dévisageait comme on
regarde un sénégalais dans une équipe de bobsleigh. Je répondis par un sourire
à la famille qui me remerciait, et en croisant le regard interrogateur de ce
jeune farang, je fus pris d'une espèce de fou-rire intérieur… me disant
alors que - oui, vraiment! - j'étais loin, très loin de mon bureau climatisé de
Bangkok!
--
Un soir, lors d'une
petite veillée entre nous, la conversation tourna autour de sujets spirituels.
Vint alors la question inévitable: celle de la tentation de la chair. Un des
postulants (au monachisme) nous fit part de sa "tactique": «-moi, quand je vois une femme, et que
je me sens tenté - dit-il - j'imagine
tout de suite l'intérieur de son corps: ses boyaux, ses intestins, et tout leur
contenu sale et nauséabond… ça me fait passer l'envie...» Si j'apprécie
à sa juste valeur le stoïcisme de l'approche, je ne peux toutefois m'empêcher de le comparer au concept chrétien
du corps comme "temple de l'Esprit".
Tout aussi pourri et vermoulu que soit le coffre, cela n'affecte en rien la
valeur du trésor. Que le corps soit laid, mutilé, handicapé ou malade, il n'en reste
pas moins un précieux écrin.
--
Un autre jour,
alors que j'étais en discussion avec un des bonzes responsables du monastère,
je me risquais à lui poser la question qui me taraudait alors: lors de son
discours, le vieux bonze sri-lankais avait en effet affirmé que depuis qu'il
avait épousé la vie monacale, à l'âge de 12 ans, il n'avait jamais fait de mal.
Une telle affirmation me semblait contestable: « -Il me semble - dis-je au bonze - qu'en vérité on ne sait jamais ni le bien ni le mal que l'on
fait.» Le bonze me sourit, et avec calme et douceur me répondit. «-non, ce que ce vieux bonze voulait
dire, c'est que depuis qu'il est bonze, il n'a jamais fomenté de mauvaise
intention, il n'a plus jamais exprimé la volonté de faire du mal.» Tout
est dans l'intention. Nuance.
--
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Phasme |
Lorsque vint le jour du départ, Monta et moi nous retrouvâmes avec plaisir,
heureux l'un et l'autre de notre expérience monacale, et certains d'avoir
touché - oh, à peine effleuré! - des "choses"
essentielles, d'avoir goûté quelques instants d'éternité, respiré des parfums spirituels
qui nous étaient jusqu'à là inconnus, et aperçu des lumières jusque dans les
recoins sombres de nos êtres. Nous avions entendu des paroles de vérité habituellement
si inaudibles dans le brouhaha de nos vies de tous les jours. Alors, nous partîmes,
convaincus que c'était bien là, dans cette vie intérieure riche et pourtant si
simple, que se trouvait la vraie vie.
Période: Post-ADB, 2011, Thaïlande.
______
[1] Comme, par exemple, ne jamais avoir les pieds dirigés vers le Bouddha ou vers les bonzes, joindre les mains en un wai respectueux lors des chants des bonzes, etc.
[2] en fait, depuis que je vis en Asie [1985]
[1] Comme, par exemple, ne jamais avoir les pieds dirigés vers le Bouddha ou vers les bonzes, joindre les mains en un wai respectueux lors des chants des bonzes, etc.
[2] en fait, depuis que je vis en Asie [1985]
Merci de ce partage...
RépondreSupprimerMoi j'aime beaucoup les monastères;-)
Love from Nepal
Salut Gaby,
SupprimerOui, et tu sais bien sûr de quoi tu parles.
Amitiés
Stef
l'essentiel, tu nous y amènes très bien! si un jour je passe en Thailande, je rendrai visite à ce monastère,...et encore bravo à toi! Bises de Lyon. Ann.
SupprimerTu veux dire "re-passe" en Thaïlande. Aurais-tu déjà oublié tes années ici?
SupprimerEn tout cas, tu pourras peut-être rendre visite à ce monastère, mais d'abord tu NOUS rends visite. ;) Bise
Stef
Merci de ce partage...
RépondreSupprimerUne population qui n'a pas besoin de nos "écologistes" pour faire du développement durable et respecter la vie...
Et oui, c'est "naturel" chez eux!
SupprimerBien le bonjour Incognitototo.
J'ai beaucoup ri quand vous évoquez la thématique de la "chair", le fait d'imaginer ce qu'il y a à l'intérieur, j'ai arrêté ma lecture en pensant à quelque chose de spirituel, de doux, de mystique... et quelle surprise lorsque j'ai lu les boyaux, les intestins :)
RépondreSupprimerEt oui, le bouddhisme peut être aussi très cru!
SupprimerMerci de votre visite et de ce commentaire en passant!