20 oct. 2012

Expatriation : même si l’habit ne fait pas le moine…

Photo: Wat Pah Nanachat
Me voila, marchant pieds nus dans la jungle, au beau milieu de la nuit, à suivre trois bonzes qui se dirigent silencieusement vers la sortie du monastère, et je sens mon esprit se dilater, éprouvant une joie inexprimable. Nous franchissons enfin le portail et nous nous engageons sur la route en direction du prochain village, à quelques kilomètres de là. Les lueurs de l’aube laissent peu à peu percer quelques rayons rasants au travers des feuilles de palmiers. Nous traversons les rizières, évoluant dans un silence apaisant, nos pieds nus martelant le sol sans écho, et seuls les bruissements légers des toges des bonzes témoignent de notre mouvement. Le paysage devient de plus en plus féerique ; doucement la nature autour de nous se réveille. Au loin, quelques coqs nous indiquent la ferme la plus proche, les oiseaux tropicaux poussent des chants lancinants et quelques chiens aboient sans conviction. Je me sens transporté par la beauté du lieu et la sérénité de l’instant. Belle métaphore de la vie, mon extase est régulièrement interrompue par de vives douleurs, très localisées: j’étouffe mes cris avec difficulté chaque fois que mon talon se pose sur quelques graviers pointus. Mon esprit alterne donc entre la béatitude et la souffrance, mon regard hésitant entre embrasser la vue féerique, et se focaliser plus prosaïquement sur la piste et ses aspérités… 
Photo: Wat Pah Nanachat
Cela faisait bien une vingtaine d’années que mon épouse, bouddhiste, voulait que j’apprenne la méditation ; « -ça te fera du bien pour gérer ton stress!» me disait-elle. Je suis de foi chrétienne mais ne voyant aucune incompatibilité entre le message de l’Évangile et la méditation, l’idée me plaisait. Après tout, la pratique de la méditation, si elle est dissociée du caractère rituel et cultuel du bouddhisme des pagodes, n’a rien à voir avec une idolâtrie, et  je sentais bien qu'elle ne pourrait que m’aider dans ma pratique de la prière. Comme j’étais disponible quelques jours, la décision était prise, nous partions.  

Pour cette retraite si attendue, ma femme avait déjà en vue un lieu très précis : il s’agissait d’un monastère qu’elle avait fréquenté, il y a une trentaine d’années, quand elle faisait partie du Club Bouddhiste de  l’Université de Mahidol où elle étudiait alors. Ce monastère a en effet la particularité d’être "international"; tous les bonzes y étant étrangers, et l’enseignement s’y faisant en anglais. Autre particularité, le monastère est dans un lieu très reculé, en pleine forêt, au fin-fond de l’Isarn (Nord-est de la Thaïlande)…

C’est ainsi qu’un beau soir glacial de janvier, nous arrivâmes, ma femme et moi, aux portes du Wat Pah Nanachat, "le monastère international de la forêt", dans la province d’Ubon Rachathani.
A peine arrivés, nous nous sentons plongés dans un monde de tranquillité et de paix. Tout est calme. Calme, mais non point silencieux. La nature en effet emplit le lieu de ses chants et de ses cris: au-dessus de nos têtes, des arbres gigantesques, dont le froissement continu des feuilles murmure sous les caresses du vent, le craquement des branches qui dodelinent d’un côté puis de l’autre, les grincements très particuliers des gros bambous qui s’entrechoquent ressemblant si étrangement aux grincements des cales de bateaux, les piaillements et autres appels pressants de quelques oiseaux tropicaux, et bien sûr, les assourdissantes stridulations de milliers de cigales, montant crescendo jusqu’à l’arrêt net, si mystérieusement simultané. Avec un tel tumulte de la jungle, d’où vient ce sentiment de calme qui se dégage du lieu? Je remarque que nul bruit de moteur, de sonnerie de téléphone, de radio, de télévision, ou autre alarme antivol ne vient profaner l'espace; seuls quelques coups de gongs, profonds et résonnants, nous rappellent la présence des hommes...
Il y a dans l’enceinte du monastère quelques bâtiments en dur, et l’on distingue, en profondeur, derrière les arbres, quelques kuti de bois sur pilotis, ces cellules individuelles des bonzes, disséminées un peu partout dans la forêt.  (voir photos).

A peine nos sacs posés, nous apprenons que depuis longtemps déjà le monastère ne sert plus de centre de formation, et qu’il ne fonctionne plus dorénavant que comme un simple monastère. Tant pis pour moi, ce ne sera pas encore cette fois que j’apprendrai la méditation! Mais que vais-je donc faire maintenant de ce séjour? La réponse est claire; je vais vivre tout simplement la vie d’un pha khao, comme on appelle ici les quelques laïcs, ou "temple boys", tout vêtus de blanc, qui vivent au monastère et participent à son fonctionnement au jour le jour.  Soit, ce n’est pas vraiment ce que j'avais prévu, mais l’aventure m’intéresse.

C’est l’heure de nous séparer. Ma femme est emmenée vers le quartier des femmes, et je ne la reverrai plus qu’à la fin de notre retraite. Quant à moi, deux jeunes frères lao-américains très sympas me mènent au "dortoir" des hommes: il s’agit en vérité d’une simple terrasse de bois, au-dessus des cuisines du monastère; sorte de plate-forme ouverte à tous les vents mais protégée d’un toit. Les nattes, à même le sol, sont couvertes de feuilles mortes qui ne cessent de tomber des grands arbres surplombant la "chambre". Sur ma natte, une simple couverture et un petit coussin qui fait office d’oreiller: voilà, c’est la literie. Point d’armoire, mais un fil tendu entre deux poteaux pour y pendre les vêtements. À vrai dire, ce côté spartiate me plaît bien; même si je me demande déjà comment je vais dormir, dehors par ce froid glacial… de toute façon je n’ai pas le temps de m’inquiéter, puisqu’on me demande vite de rejoindre la sala principale pour une cérémonie en l’honneur d’une délégation de bonzes sri-lankais de passage. C’est donc à toute allure que je me déshabille pour enfiler ma tenue de pha khao: une simple tunique blanche, de coton très fin, sans col, et sa culotte assortie. 

Et c’est parti ! C’est au pas de course que nous filons à travers bois rejoindre la salle de prière principale. La cérémonie a déjà commencé et il nous faut donc pénétrer discrètement dans la salle. Même si je suis un peu amusé par la situation, j’avoue être aussi un peu mal à l’aise de n’avoir aucune idée de la façon de me comporter. J’ai beau avoir vécu plus de vingt ans dans des pays bouddhiques et connaître les usages à respecter dans les cérémonies[1], je ne sais pas encore comment me tenir en tant que résident du monastère. Heureusement, les bouddhistes sont très tolérants vis-à-vis des novices et c’est avec le sourire que mes camarades m’indiquent la conduite à tenir… Je passe ainsi mon temps à les observer et à imiter tous leurs faits et gestes. J’ai ainsi compris que chaque fois que je m’adresse à un bonze, il me faut joindre les mains au niveau de la poitrine durant tout l’échange, et non point seulement au début et à la fin, comme dans la vie "à l’extérieur".

Curieusement, lorsqu’un jeune bonze vient à moi, et que je me retrouve ainsi les mains jointes face à lui, à l’écouter attentivement pour mieux lui obéir, je ressens des sentiments étranges et contradictoires : au-delà de la g
êne initiale, inhérente à la nouveauté de la situation et sans doute au retournement de statut - passant soudain de cadre dirigeant à celui d’exécutant docile et malléable - je me surprends à éprouver une certaine jubilation. Je ne me l’explique pas : s’agit-il d’une sorte de soulagement ? Celui d’être libéré du poids des responsabilités? Je me dis que peut-être je suis en train de redécouvrir les joies …de l’humilité. Ici, je ne suis rien. Et je n'ai rien à démontrer. Je suis libre de tout enjeu hiérarchique et de toute obligation professionnelle. Je sers, et j'y prends plaisir. Après tout, n’a-t-on pas oublié de nos jours la joie simple de servir ?  

Après le discours - que j'ai trouvé interminable - du vieux bonze sri-lankais septuagénaire, il est près de 21:00 heures, et la soirée prend fin. Nous pouvons retourner à nos pénates. Alors que je m'engage sur le petit sentier à travers bois, un camarade me propose une lampe de poche. Je la refuse poliment, arguant que j'aime bien marcher dans le noir, et puis que de toute façon la lune éclaire suffisamment le chemin cette nuit pour que je puisse le suivre. "-Oui - me répond mon camarade - mais avec la lampe de poche, les scorpions, les serpents et les scolopendres, qui sont nombreux ici, brillent et on les voit mieux…"  J'ai pris la lampe de poche. 

La nuit fut froide, venteuse, et très courte. Je commençais à peine à m'endormir que le son profond et chaud du gong retentit au loin: trois heures du matin; c'est l'heure des matines bouddhiques, il faut se lever. Il fait nuit noire, et seules quelques cigales ne dorment pas. Mes camarades et moi, tels des ombres, soulevons nos moustiquaires et nous nous levons sans un mot, la tête vide. Nous sortons et avançons vers la sala de prière, où nous prenons un coussin avant de nous agenouiller pour une petite heure de "méditation" matinale au pied d'une statue monumentale du Bouddha. Mais je ne tiens pas longtemps ainsi, et les douleurs aux genoux et au dos sont telles que je dois me lever. Heureusement, la méditation en marchant est tout aussi recommandée que celle en position de lotus. J'entreprends donc les cent pas dans le temple, des allers-et-venues sans fin, où les pieds glissent sur le carrelage froid pendant que la tête tente tant bien que mal de faire le vide. Ici aussi, je me rends compte que ce vécu me procure une certaine joie intérieure. Il fait froid, mon corps grelotte, mes mâchoires jouent des castagnettes, mais pour une raison que j'ignore, j'aime cet instant, et le savoure à plein cœur.  
La prière terminée, je suis mes camarades à l'extérieur. On me tend un balai; et ce qui s'avérera alors la routine par excellence de la vie du pha kao, commence: le balayage des allées du monastère (voir plus bas).

Vers cinq heures du matin, nous nous emparons des yâm sai aharn [sacs en tissu brodé, que les pha khao portent en bandoulières pendant les tournées] et nous nous postons pieds nus aux abords de l'allée principale, attendant patiemment le passage des bonzes pour le bin tha baht [la collecte quotidienne des offrandes]. Auparavant, nous avions dûment vérifié le circuit attribué à chacun d'entre nous, sur les itinéraires du jour affiché dans la cuisine.
Lorsqu'un bonze passe, il prononce en marchant le nom du village où il doit se rendre, et aussitôt le pha khao correspondant lui emboîte le pas, en silence, à quelques 3 ou 4 mètres de distance.

Ces moments de marche nocturne et aurorale, en file indienne derrière les bonzes, me sont tellement sources de joie, que je n'hésite pas les jours suivants à demander à mes camarades les plus tièdes de prendre leur tour pour les circuits les plus longs. Un circuit pouvant varier de 2 à 7 kilomètres. Ces kilomètres d'humilité, de simplicité, de silence, de quiétude, de regards croisés mais discrets avec les villageois, de clins d'œil avec la nature, de sourire dans le vent et dans la fraîcheur de l'aube, me sont autant de gouttes de bonheur sur la langue d'un assoiffé. En tout cas, tout sauf une corvée.
Certes, les bonzes diffèrent, chacun a sa personnalité propre - qui s'avère parfois bien loin du détachement bouddhique et de l'effacement de l'égo - ils sont aussi plus jeunes que moi, mais qu'importe, je suis leur serviteur et c'est très bien comme ça.

Et puis ces processions au lever du jour dans les petits villages de la campagne profonde me donnent la chance de réaliser enfin un rêve que je nourrissais depuis si longtemps [2]: celui d'être invisible. En effet, ici, les villageois n'accordent aucune attention au pha khao qui suit les bonzes. Tous les regards et les signes de respect ne s'adressent qu'aux bonzes, eux-mêmes n'étant d'ailleurs respectés qu'en tant que représentants de la Sangka (le clergé bouddhique) et non point pour leurs personnes. Pour la première fois donc je peux traverser ces villages, y observer la vie, sans qu'aucun regard ne se tourne vers le farang que je suis, sans me faire interpeller, sans me sentir coupable d'intrusion. Ainsi, je peux traverser la vie, tel un fantôme bienveillant, sans la perturber, sans la toucher. Admirer une fleur sans la cueillir.
 
Je vois alors ces paysannes, très pauvres, emmitouflées dans quelques guenilles trouées, sortir de leur cahutes de bois et de bambou, avec en main les offrandes du jour et qui, se mettant à genou et les mains jointes dans un wai respectueux, accueillent les bonzes et placent leurs offrandes dans leurs bols. Elles gardent alors le wai jusqu'à ce que les bonzes tournent les talons et s'éloignent.
Peu d'occidentaux comprennent cette pratique et cette gestuelle. Ils y voient ni plus ni moins des religieux mendiants, une exploitation de la religion sur le pauvre peuple, que sais-je? C'est passer à côté de bien du sens. Il y a en vérité nulle mendicité dans ce rituel, les bonzes offrent simplement l'occasion aux croyants d'accumuler des "mérites"
spirituels [boun en thaï]; il s'agit ni plus ni moins de la même expression de foi que celle de la pauvre veuve des Évangiles qui place tout son argent dans le tronc du temple [Mc.12, 38-44].  
Je vois ces vieux fermiers sous leurs bonnets de laine, allumer de petits braseros au bord de la route, pour se réchauffer un peu avant de partir pour la journée avec leurs buffles. Je vois ces petits enfants, innocents profanateurs, apostrophant les bonzes sous les rires gênés de leurs parents. Je vois tous ces chiens paisibles, libres et joueurs, suivant nos pas la queue battante, avant de se vautrer à nouveau sur la piste, je vois ces buffles tranquilles, mâchouillant quelques graminées, le regard indifférent à tout ce qui se passe autour d'eux...
Je l'avoue volontiers, dans ces instants, mon appareil photo me manque plus cruellement que jamais.

Mon rôle lors de ces processions est très simple: dès que le patta (le bol) d'un bonze est plein à ras bord, celui-ci me fais signe, et j'accoure aussitôt pour qu'il puisse le vider dans mon sac largement ouvert. Je quitte donc le monastère le sac vide et y retourne avec un sac plein pesant souvent une bonne dizaine de kilos. Les offrandes des fidèles varient beaucoup: bananes, riz gluant, boites de lait, jus d'orange en bouteille, poulet grillé, spaghettis, etc. Chacun donne ce qu'il veut, ce qu'il peut. Et les bonzes sont tenus de manger ce qu'on leur donne. La légende veut que lorsqu'un lépreux fit son offrande, un de ses doigts tomba dans le bol. Le bonze dut le manger… 

A notre retour au monastère - les bols et sacs remplis de nourriture - les bonzes et les pha khao les déposent dans la cuisine où de vielles femmes bénévoles font le tri et préparent le buffet. Lorsque celui-ci est prêt, les bonzes, toujours en file indienne et suivant la hiérarchie monacale, sont invités à venir se servir en premier, puis à passer dans la salle à manger où, après une prière, ils prennent leur seul repas de la journée, en silence et religieusement. Chaque bouchée, chaque mâchée, chaque déglutition doit en effet se faire en toute conscience.
Lorsque les bonzes ont terminé, c'est au tour des pha khao; comme pour les bonzes, notre seul repas de la journée se fait après une prière et en silence, suivi de la vaisselle. Vient ensuite le tour des bénévoles du temple.
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J'ai compris assez vite que l'emploi du temps d'un pha khao n'est pas vraiment celui d'un cadre d'entreprise du CAC 40. Ici, point de stress, ni de course contre la montre. A vrai dire, mis à part les quelques fois où les bonzes nous sollicitent (laver le sol des salas, nettoyer les volets des pagodes, etc.), il nous reste beaucoup de temps libre. Les pha khao l'utilisent alors pour laver leur linge, voire dormir pour rattraper un peu le manque de sommeil. Pour ma part, voulant profiter le plus possible de cette retraite, je préfère ne pas me recoucher. J'observe alors que certains de mes camarades, dans ces instants "perdus", attrapent spontanément un balai et se remettent à balayer les allées du monastère. Des allées pourtant déjà bien dégagées un peu plus tôt dans la nuit. Il est vrai que le vent aidant, les feuilles tombent en permanence, et c'est un vrai travail de Sisyphe.

Quoi de plus laborieux, de plus inutile et de plus stupide donc, que de balayer les allées d'un monastère en pleine forêt? Qu'importe, je tente le coup. Très vite, la transpiration me vient et je comprends que cette tâche a déjà le mérite de nous protéger du froid de l'hiver. Mais ma transpiration vient aussi du fait que, vraisemblablement, je m'y prends mal. J'observe mes camarades les plus expérimentés, et constate que leurs mouvements sont souples et légers, et ne semblent pas nécessiter l'effort ardu que je fournis. Leur mouvement de balayage est harmonieux, balancé, presque une chorégraphie. Je tente de les imiter et constate qu'en effet 70% de mes efforts étaient inutiles. En vérité, il n'y a nul besoin de racler le sol, et le seul mouvement de balancier du balai au-dessus du sol suffit à créer le courant d'air qui chasse les feuilles de l'allée… Peu à peu, je découvre et approfondis ma technique de balayage. Je me dis que je pourrai bientôt écrire un "traité du balayage des allées de monastères". Tout cela me rappelle avec amusement le centurion romain dans Astérix qui "…finit de balayer la première moitié de la deuxième demi-dalle, et commence à présent la deuxième moitié de la deuxième demi-dalle, etc…"
Pourtant, petit à petit, je comprends que derrière l'ergonomie de la tâche, et au-delà de son côté absurde, celle-ci génère quelque chose en moi. Je découvre doucement ce que je n'arrivais pas encore à trouver dans la méditation assise: cette tâche aussi stérile qu'elle puisse paraître au premier abord, est en vérité très féconde. En me concentrant sur ces gestes simples, mes pensées se libèrent du fatras et de la complexité de la vie moderne. J'ai l'impression que mon esprit asphyxié sans le savoir depuis si longtemps, s'oxygène et reprend vie, que des choses se décantent, des lignes se tracent et des priorités se dessinent. Cette fois, ce n'est plus une jubilation que je ressens, mais une certaine quiétude, une espèce de paix joyeuse. Ce balai de nervures de feuilles de bananier que j'ai entre les mains, et dont le manche en bambou me donne déjà des cloques, n'est pas cet outil grossier que je croyais; il est en vérité le noble instrument d'un épanouissement inespéré!
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Lors de ce séjour au monastère, j'observai souvent des problèmes de communication interne, des erreurs de coordination, des gaspillages, en somme, des erreurs flagrantes de management. Plusieurs fois je me suis retenu d'intervenir pour émettre quelques suggestions, proposer quelque amélioration possible au fonctionnement du monastère… jusqu'à ce que je me rende compte que c'était moi qui étais tout à fait à côté de la plaque. Cette obsession de l'efficacité et du rendement n'a aucun sens ici. Le temps ici, ce n'est pas de l'argent… c'est beaucoup plus. Surtout, ne pas chercher à le gagner, à l'épargner, puisque c'est lui le véhicule de l'épanouissement. Plus on perd de temps et plus on gagne. C'est bien ce que mon fidèle balai m'apprit.

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Un jour, le monastère organisa une grande fête bouddhique, accueillant tous les villageois des alentours qui affluèrent en nombre. C'était donc le branle-bas de combat pour tous les bonzes et les pha khao qui menaient les festivités et devaient s'assurer que tout se passât bien. En faisant le tour du monastère, je tombai sur une famille de villageois massés devant la porte des toilettes, visiblement inquiets: le grand-père était tombé dans les toilettes, et enfermé, ne pouvait plus en sortir. J'observai très vite que la famille, toute à son inquiétude, tirait désespérément sur la porte, empêchant par là la targette de glisser. Prenant la main, je fis donc vibrer doucement la porte pendant que le grand-père tirait la targette de l'autre côté, et nous parvînmes à ouvrir la porte. Nous récupérâmes aussitôt le vieil homme au sol, le rhabillâmes, et l'incident fut clos. Or il y avait un jeune farang dans le groupe - sans doute le petit ami d'une des jeunes filles de la famille -- et celui-ci me dévisageait comme on regarde un sénégalais dans une équipe de bobsleigh. Je répondis par un sourire à la famille qui me remerciait, et en croisant le regard interrogateur de ce jeune farang, je fus pris d'une espèce de fou-rire intérieur… me disant alors que - oui, vraiment! - j'étais loin, très loin de mon bureau climatisé de Bangkok!
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Un soir, lors d'une petite veillée entre nous, la conversation tourna autour de sujets spirituels. Vint alors la question inévitable: celle de la tentation de la chair. Un des postulants (au monachisme) nous fit part de sa "tactique": «-moi, quand je vois une femme, et que je me sens tenté - dit-il - j'imagine tout de suite l'intérieur de son corps: ses boyaux, ses intestins, et tout leur contenu sale et nauséabond… ça me fait passer l'envie...» Si j'apprécie à sa juste valeur le stoïcisme de l'approche, je ne peux toutefois m'empêcher de le comparer au concept chrétien du corps comme "temple de l'Esprit". Tout aussi pourri et vermoulu que soit le coffre, cela n'affecte en rien la valeur du trésor. Que le corps soit laid, mutilé, handicapé ou malade, il n'en reste pas moins un précieux écrin.

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Un autre jour, alors que j'étais en discussion avec un des bonzes responsables du monastère, je me risquais à lui poser la question qui me taraudait alors: lors de son discours, le vieux bonze sri-lankais avait en effet affirmé que depuis qu'il avait épousé la vie monacale, à l'âge de 12 ans, il n'avait jamais fait de mal. Une telle affirmation me semblait contestable: « -Il me semble - dis-je au bonze - qu'en vérité on ne sait jamais ni le bien ni le mal que l'on fait Le bonze me sourit, et avec calme et douceur me répondit. «-non, ce que ce vieux bonze voulait dire, c'est que depuis qu'il est bonze, il n'a jamais fomenté de mauvaise intention, il n'a plus jamais exprimé la volonté de faire du mal.» Tout est dans l'intention. Nuance. 
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Phasme
Un jour, que je balayais une allée un peu en profondeur dans la forêt, je rejoignis pas à pas une équipe de vielles paysannes bénévoles qui balayaient joyeusement de leur côté, tout en papotant et plaisantant. Le balayage ici était moins le support à la méditation que l'alibi idéal pour passer un bon moment de sororité. L'une des femmes, qui était le plus près de moi, m'adressa la parole après que je l'eus salué d'un sourire. Constatant que je parlais le thaï, elle échangea gentiment quelques mots, avant de repartir balayer plus loin. Un instant plus tard, cette même femme m'appela avec force moulinets des bras, toute excitée, brandissant son balai. Je la rejoignis aussitôt, me demandant ce qu'il se passait. C'est avec le visage illuminé et la joie dans les yeux qu'elle me montra, accroché à son balai, un joli phasme, un de ces gros insectes dont le mimétisme est si frappant qu'on jurerait voir une feuille morte. L'insecte était certes surprenant. Mais bien plus que ce magnifique phytophage, c'était la joie avec laquelle cette vieille femme me faisait part de sa découverte, son admiration de la nature, et son désir simple et spontané de partager, qui m'émût. Oui, décidément j'étais bien loin de ces longues discussions "intellectuelles" de la ville. Par sa simplicité, son cœur dénué de duplicité, cette "grande sœur" me recentrait sur l'Essentiel. J'étais soudain -- ici et maintenant - plongé dans un univers où les joies simples l'emportaient sur les vanités, où "être" l'emportait sur "avoir". Douce béatitude qui m'arrachait à un monde dont je réalisais d'autant mieux maintenant les souffrances et les attaches... Quelque peu ébranlé, je balbutiai un merci ému à la vieille femme, repris mon balai, et la tête baissée, tâchai de cacher mes yeux humides...


Lorsque vint le jour du départ, Monta et moi nous retrouvâmes avec plaisir, heureux l'un et l'autre de notre expérience monacale, et certains d'avoir touché - oh, à peine effleuré! - des "choses" essentielles, d'avoir goûté quelques instants d'éternité, respiré des parfums spirituels qui nous étaient jusqu'à là inconnus, et aperçu des lumières jusque dans les recoins sombres de nos êtres. Nous avions entendu des paroles de vérité habituellement si inaudibles dans le brouhaha de nos vies de tous les jours. Alors, nous partîmes, convaincus que c'était bien là, dans cette vie intérieure riche et pourtant si simple, que se trouvait la vraie vie.  



Période: Post-ADB, 2011, Thaïlande.  
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[1] Comme, par exemple, ne jamais avoir les pieds dirigés vers le Bouddha ou vers les bonzes, joindre les mains en un wai respectueux lors des chants des bonzes, etc.
[2]
en fait, depuis que je vis en Asie [1985]

8 commentaires:

  1. Merci de ce partage...
    Moi j'aime beaucoup les monastères;-)
    Love from Nepal

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    1. Salut Gaby,
      Oui, et tu sais bien sûr de quoi tu parles.
      Amitiés
      Stef

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    2. ann de ceukelaire21 octobre 2012 à 00:20

      l'essentiel, tu nous y amènes très bien! si un jour je passe en Thailande, je rendrai visite à ce monastère,...et encore bravo à toi! Bises de Lyon. Ann.

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    3. Tu veux dire "re-passe" en Thaïlande. Aurais-tu déjà oublié tes années ici?
      En tout cas, tu pourras peut-être rendre visite à ce monastère, mais d'abord tu NOUS rends visite. ;) Bise
      Stef

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  2. Merci de ce partage...

    Une population qui n'a pas besoin de nos "écologistes" pour faire du développement durable et respecter la vie...

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    1. Et oui, c'est "naturel" chez eux!
      Bien le bonjour Incognitototo.

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  3. J'ai beaucoup ri quand vous évoquez la thématique de la "chair", le fait d'imaginer ce qu'il y a à l'intérieur, j'ai arrêté ma lecture en pensant à quelque chose de spirituel, de doux, de mystique... et quelle surprise lorsque j'ai lu les boyaux, les intestins :)

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    1. Et oui, le bouddhisme peut être aussi très cru!
      Merci de votre visite et de ce commentaire en passant!

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