11 nov. 2010

Khmers Rouges et Droits de l'Homme

Contexte: Les camps de "personnes déplacées"* sur la frontière khméro-thaïlandaise étaient de véritables microcosmes; on pouvait ainsi y trouver toutes les caractéristiques des grandes villes, même si poussées parfois à l'extrême par la promiscuité qui y régnait et le contexte de guerre. Un microcosme donc, tant dans le bien que dans le mal: ainsi dans les camps, il y avait des meurtres, des vols, des viols, des bordels, des tripots pour jeux d'argents illégaux,beaucoup de violence en général. Bien que les camps fussent installés en territoire thaïlandais**, La Thaïlande ne voulait pas s'impliquer dans les affaires internes cambodgiennes qui avaient lieu dans ces camps, qu'il s'agisse de délits ou de crimes, tant que ça n'impliquait pas au moins un citoyen thaïlandais. Les autorités thaïlandaises avaient alors demandé aux Nations Unies d'aider les cambodgiens à organiser leur propre police et leurs propres tribunaux, afin d'assurer la sécurité et la justice dans ces espèces de no man's land juridiques qu'étaient ces camps. Nous [l'ONU] avions donc établis ce que nous appelions les "Comités de Justice" (Justice Committee en anglais) et nos juristes spécialisés avaient travaillé d'arrache pied avec les Cambodgiens compétents pour élaborer un "code de justice" (code of justice), sorte de code pénal qui s'inspirait des codes pénaux français, cambodgien et autres. Le document final avait été dûment traduit en Khmer et distribué à tous les acteurs du système (comités de justice, policiers, administrateurs des camps, personnel onusien, etc.) Les Comités de justice étaient donc les "tribunaux" des camps. La sélection des membres des Comités variait selon les camps. Dans le camp d'O'trao - un camp administré par les Khmers Rouges - les membres du Comité de Justice étaient tous des vieillards qui avaient été sélectionnées pour leur "respectabilité".

[O'trao, camp Khmer Rouge, 1991]
En tant que cadre onusien chargé de la protection et des Droits de l'Homme dans les camps du Nord, mon rôle, en plus d'un travail d'investigation, impliquait la plus grande diffusion possible de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et de l'application de ses principes. Pour ce faire, commencer par les membres du système judiciaire me semblait être une bonne stratégie…



Je m'étais donc mis d'accord sur la date avec le président du Comité de Justice pour un  exposé sur la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Au jour dit, c'est au poste de police que la séance eut lieu. Lorsque j'arrivai, un peu anxieux, tous les membres du Comité étaient là, et j'entamai la séance sur le champ. Les vieux sages semblaient m'écouter, mais ils ne firent pas une seule remarque et ne posèrent pas une seule question. Lorsque la séance fut terminée. Ils me remercièrent poliment, et se retirèrent aussitôt. Je repartis déçu de ce bide apparent…

Mais deux semaines plus tard, le président du Comité de Justice vint a moi et, à ma plus grande surprise, me fit cette confidence: "vous savez, Monsieur, lorsque vous êtes venus nous parler des Droits de l'Homme l'autre jour, nous avons été très touchés; ce sont des choses tellement importantes. Depuis cette séance nous en avons parlé partout dans le camp, et les gens sont tous très sensibles au message…"
J'étais bouche bée; moi qui croyait que la séance avait été un vrai fiasco, voila que j'apprenais qu'elle avait produit un effet boule de neige inespéré… 
"- …alors - poursuit-il - nous voudrions vous demander une chose: pourriez vous faire une autre séance, mais cette fois pour la population; pour les habitants du camps qui voudraient l'entendre?" Bien sûr j'acceptai sur le champ et nous fixâmes immédiatement la date de cette séance publique.

Au jour dit, lorsque j'arrivai, une foule de gens attendait déjà et se massait à la porte et aux fenêtres du poste de police. Je m'attendais à une vingtaine de personnes mais il y en avait là plus d'une centaine. Nous décidâmes donc de faire la séance en plein air. Les policiers sortirent le grand tableau noir du poste, et me voila parti à prêcher les Droits de l'Homme à la population d'un camp Khmer Rouge!
Comme lors de la première séance, il n'y eut aucune question, aucun commentaire, mais cette fois je ne m'en inquiétai pas outre mesure. Au contraire, encouragé par cette expérience, je décidai de passer à l'étape supérieure: faire une séance avec les administrateurs Khmers Rouges du camp! Et il s'agissait bien là d'une toute autre paire de manches.
J'allai donc trouver les administrateurs du camp et leur suggérai l'organisation d'une séance de sensibilisation aux Droits de l'Homme. Ils m'accueillirent très froidement, m'interrogeant sur la raison d'une telle séance. Conscient qu'ils devaient penser que je tentai là de m'adresser à eux en tant que monstres mondialement connus pour avoir instauré un des pires régimes totalitaire et sanguinaires au monde, et aux plus atroces violations des droits de l'Homme, je leur expliquai plus prosaïquement qu'il était simplement dans les prérogatives de tout officiel de l'ONU de diffuser la Déclaration Universelle des Droits de L'Homme. Ils insistèrent: "- il n'y a aucun problème de droit de l'homme dans ce camp, pourquoi venez-vous nous bassiner avec ça?" Un peu mal a l'aise, je répondis "- et bien, euh… écoutez, pas plus tard qu'hier j'ai encore du faire libérer un jeune homme handicapé mental qui avait été jeté en prison et enchaîné sans aucune raison valable... ". Il me regardaient de haut, puis firent signe que ça ne les intéressait pas.

Au cours des semaines qui suivirent je revins plusieurs fois à la charge, leur rappelant mon désir d'organiser cette séance. Sans doute exaspérés, ils finirent par accepter de mauvaise grâce, et nous fixâmes une date pour la séance. Au jour dit, c'est avec beaucoup d'appréhension que je pénétrai dans la salle d'administration khmère rouge pour cet exposé sur les Droits de l'Homme. Il y régnait un silence de mort et tous les regards fixés sur moi étaient chargés d'une hostilité manifeste. J'étais très mal à l'aise, mais je voulais  aller jusqu'au bout de l'expérience;et puis c'était de toute façon mon devoir.
A peine eus-je entamé mon exposé qu'un cadre Khmer Rouge me coupa la parole et me lança: "Et le bombardement massif des américains sur la frontière vietnamienne, est-ce que c'était les Droits de l'Homme ça?!!". J'étais paralysé. Je ne savais que trop bien que nombre de cambodgiens de ces régions sinistrées par la guerre du Vietnam avaient rejoint les rangs des Khmers Rouges suite à ces bombardements américains, intensifs et indiscriminés de leurs villages. Il s'agissait de ces terribles et incessants raids aériens que les américains avaient entrepris pour tenter de détruire la fameuse piste Ho Chi Minh des Viet Cong qui, en effet, pénétrait bel et bien le territoire cambodgien par endroits. Que répondre alors à ces gens qui virent leurs familles se faire ainsi massacrer par un pays et pour une guerre qui ne les regardaient pas? De quoi avais-je l'air de venir leur parler des Droits de l'Homme, à eux qui - avant de devenir des bourreaux - avaient d'abord été des victimes? Cette attaque en règle lors de mon exposé fut suivie d'autres, puis d'autres encore. Bien sûr, il s'agissait d'une tactique bien préparée pour me déstabiliser –et avec succès – et pour mieux détourner l'attention de leurs propres exactions. Sans doute que si je m'étais mieux préparé à ces attaques j'aurais su y répondre; mais là, j'étais bel et bien pris de court, totalement désarmé. Je balbutiai quelques réponses approximatives, tentai tant bien que mal de finir mon exposé, mais au fond de moi je réalisai bien que cette séance était déjà terminée; qu'elle avait été un désastre, que j'avais échoué lamentablement.

Contrairement aux administrateurs des camps royalistes (FUNCINPEC) et des camps républicains (KPLNF) avec qui une conversation sur les grands sujets dépassait rarement les slogans de propagande, les cadres KR étaient eux beaucoup mieux armés intellectuellement, capables de raisonner, de discuter, d'argumenter, combien même cette discussion se fit dans un cadre de pensée très rigide, au moins ce cadre existait-il. A cause du régime démentiel et son corollaire de violence inouïe que les KR ont établi dans les années 70, on parle en Occident des KR comme de fous fanatiques illettrés. Malheureusement, les cadres KR étaient ni illettrés – certains ont fait leur doctorat en France! – ni fous. Et c'est bien ce qui est le plus inquiétant; savoir que des gens très intelligents ont ainsi pu élaborer un tel régime meurtrier fait frémir. Et ce d'autant plus que dans notre monde contemporain on voit souvent l'intelligence et les connaissances comme les derniers remparts contre la barbarie. Et pourtant.
Mon humble avis à ce jour est qu'il existe deux types fondamentaux d'intelligence: l'intelligence inspirée et l'intelligence non-inspirée; en gros et pour faire vite, la première est celle qui construit les cathédrales, l'autre est celle de l'ingénieur brillant qui construit des bombes sous forme de jouets d'enfants…
L'intelligence et la connaissance ne sont que des outils; ce qui importe bien sur c'est l'esprit, ou l'Esprit, qui est derrière ces outils.  

Cette séance de diffusion des Droits de l'Homme auprès des cadres Khmers Rouges fut donc un échec cuisant, et je tentai d'en tirer les leçons. 
J'eus par la suite d'autres occasions de rencontrer d'autres cadres Khmers Rouges, d'aborder le thème des Droits de l'Homme et d'en apprendre un peu plus sur leur manière de penser…
(à suivre donc…)

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* le statut de "réfugiés" ayant été refusé par le pays hôte à ces populations.
** en tout cas après que les troupes vietnamiennes eussent repoussé toute la résistance cambodgienne de l'autre cote de la frontière lors des grandes offensives de fin d'année 1984.   

 [Periode UNBRO, camps de Site B et O'trao]

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