3 avr. 2010

Fallait-il envoyer des nutritionnistes à Auschwitz?

J'avais dit à Sophie, une infirmière œuvrant pour Pharmaciens Sans Frontières, que j'aimerais bien un jour l'accompagner dans une de ses missions pour me sortir un peu de mon bureau et refaire un peu de terrain. Toucher encore la réalité du doigt! Nous nous mimes d'accord sur une date et au jour dit, Sophie vint me prendre. Sophie travaillait sur un projet de prévention du SIDA, notamment auprès des prostituées travaillant dans les très nombreux bordels de Phnom Penh. Nous allâmes d'un lieu sordide à un autre, Sophie prodiguant ses conseils aux filles, notamment sur le préservatif, pourquoi le faire mettre aux clients, comment le mettre, etc. Pour ma part j'observais et tentais de comprendre. J'ai toujours eu une grande tendresse pour ces filles, victimes parmi les victimes, qui vendent leur corps pour survivre. Nulle vulgarité chez elles, nulle provocation; je trouve que les gens qui les condamnent ont souvent plus à se reprocher qu'elles. Alors que Sophie travaillait, une petite jeune fille, sans doute dans ses 12 ans, s'approcha de moi et dans un geste de supplication me dit "Som To, Lok, knom chong tow p'tea veng, som to…" ce qui en Khmer signifie "je vous en supplie, Monsieur, je veux rentrer chez moi…". Un peu sous le choc, je l'interroge, et la petite de me raconter une histoire que trop tragiquement classique au Cambodge: elle avait été kidnappée un mois auparavant,  vendue au proxénète, et était maintenant violée jusqu'à 20 fois par nuit. Le proxénète qui prétendait avoir dépensé beaucoup pour l'acheter lui intimait de rembourser "sa" dette si elle voulait être  libérée. Peut-on trouver plus cynique? Peut-on trouver meilleur exemple de l'esclavage moderne?  Totalement désemparé, je me tourne vers Sophie, en lui demandant ce qu'elle fait dans ces cas là; elle me répond:"je suis infirmière, pas responsable des droits de l'homme…" J'ai l'impression de défaillir; toutes les bases de mon engagement humanitaire vacillent, je ne comprends pas… elle m'explique: "tu comprends, si j'interviens, si je fais libérer la gamine par exemple, le proxénète ne nous laissera plus jamais travailler dans son bordel, et nous ne pourrons plus protéger les filles qui y travaillent; et si on organise une rafle pour fermer tous les bordels, ils passeront en clandestinité et les filles n'auront plus accès  du tout aux soins de santé…" Je comprenais bien la logique implacable derrière ce raisonnement, mais je ne pouvais m'y résoudre. On ne peut pas sacrifier comme ça ces petites filles sur l'autel de la santé publique! Cette même santé publique qui pour faire passer la pilule, et contourner les interférents moraux, à créé ce bel euphémisme de "l'industrie du sexe" pour nommer un secteur qui couvre  en vrac prostitution volontaire de luxe, prostitution induite par la pauvreté, et jusqu'aux pires esclavages!
Ce petit épisode me secoua beaucoup, et je ne pouvais me résoudre à accepter cette réalité.
Je décidai de réagir; pour en être arrivé à ce raisonnement tordu de la part d'un humanitaire il avait fallu passer par bien des aléas de la réflexion. Je me jetais à corps perdu dans la revue de tous les journaux depuis le début de l'année sur la fameuse stratégie de lutte contre le SIDA du "100% préservatif". Pour pouvoir y parvenir les autorités sanitaires du pays, mais aussi onusiennes et même les ONG, avaient du convaincre les uns et les autres que ce qu'il fallait faire pour mettre en place cette politique de santé publique du "100% préservatif" c'était de se mettre bien, coopérer étroitement, avec les proxénètes, laisser la police aussi les aider en s'assurant que les clients mettent bien le préservatif… les résultats furent fulgurants; le Cambodge est en effet aujourd'hui un des pays où la lutte contre le SIDA, notamment grâce a la politique du "100% préservatif" est la plus efficace, allant jusqu'à inverser la tendance de l'épidémie. Seulement voilà, on ne veut pas parler de toutes les couleuvres qu'il fallut avaler pour obtenir ces résultats, tous ces pactes avec le diable: par exemple on donnait dorénavant un alibi en or aux policiers pour être présents dans les bordels au nom d'une politique de santé. Ces mêmes policiers qui déjà étaient bien présents en ces lieux, mais c'était alors en secret, pour mieux racketter les proxénètes, et/ou coopérer avec eux dans ce commerce de la chair, sur les kidnapping des filles, etc. Les très rares organisations qui œuvrent pour sauver ces filles savent très bien aujourd'hui que si une fille, désespérée, ose s'échapper d'un bordel et courir au prochain poste de police pour supplier de l'aide, sera là battue par les policiers, puis ramenée manu militari au bordel ou elle sera torturée en représailles, et pour l'exemple vis-à-vis des autres filles. 
En faisant donc la revue des journaux, je relevai ici et là tous les commentaires des officiels qui durant ces derniers mois avaient mené à une banalisation du mal et un raisonnement bien pensant qui faisait totalement l'impasse sur l'esclavage sexuel.
Je décidai alors d'écrire, en mon propre nom et non en tant que directeur du MEDICAM,  un petit réquisitoire contre cet état de faits. Je l'intitulai de manière un peu provocatrice pour m'assurer qu'il sera lu "100% Condom/0% Human Rights; a plea for an urgent dialogue between public health officials and human rights officials" ["100% préservatif/0% droits de l'homme; plaidoyer pour un dialogue urgent entre responsables de santé publique et responsables des droits de l'homme"] j'y adjoignis les coupures de journaux que j'avais collectées, mettant en exergue les déviances manifestes de la communication, et l'envoyai aux plus hauts officiels responsables de la santé publique et des droits de l'homme au Cambodge: le ministre de la santé, le ministre responsable de la Haute Autorité de lutte contre le SIDA, le représentant de l'OMS, de l'UNICEF, et le Directeur du Bureau des Droits de L'Homme des Nations Unies.
Dès le lendemain matin, le ministre responsable de la Haute Autorité de lutte contre le SIDA, SE le Dr Dy Narong Rith, avec qui je m’entendais bien depuis déjà le temps où il était Secrétaire d’Etat à la santé, m'appelle au téléphone, et me dit: "Stéphane, je veux que vous passiez au Conseil des Ministres lundi matin pour présenter votre position, vous comprenez que ça fait des remous…". Le Conseil des Ministres c'est l'énorme bâtiment dans lequel résident  les ministres aux portefeuilles spéciaux. Le lundi matin à l'heure dite, je retrouvai le ministre dans son bureau, A ses côté était le Dr Tia Phalla, le directeur du programme de lutte contre le SIDA au Cambodge et grand orchestrateur réputé de la fameuse stratégie du "100% préservatif". Il était manifestement furieux, car il pensait que mon papier était une attaque en règle de sa stratégie. Lorsque je leur eu expliqué les détails de ma pensée, l'un et l'autre étaient non seulement rassurés, mais aussi convaincus du bien fondé de la position. Le ministre me dit alors: "Stéphane, la semaine prochaine je convoque tous les Gouverneurs de provinces pour discuter de la stratégie de lutte contre le SIDA, je veux que vous veniez aussi y présenter votre  position, pour qu'on évite tous les débordements malheureux de notre politique que vous soulignez". Ce que je fis donc la semaine suivante.
Je ne regrette bien sûr pas cette initiative qui, somme toute, était plus un cri du cœur qu'autre chose. Malheureusement, force est de constater que ce ne fut qu'un coup d'épée dans l'eau; aujourd'hui encore, au Cambodge comme ailleurs, l'esclavage sexuel est toujours dilué dans le terme "industrie du sexe" par la santé publique, qui continue de l'ignorer.

En attendant, ma réflexion a évolué; c'est en effet à la suite de cet épisode qu'un jour, lorsque Mme Christiane Le Lidec - l'épouse de l'ambassadeur de France, mais surtout la très dévouée Attachée Humanitaire de l'ambassade - qui réunissait régulièrement les représentants des ONG françaises au Cambodge, nous interrogea tous pour un tour de table: "où en êtes vous dans votre réflexion sur l'humanitaire?". Lorsque vint mon tour, on me regarda de travers lorsque je posai simplement cette question: "fallait-il envoyer des nutritionnistes à Auschwitz? Rappelez-vous, tous ces gens aux visages émaciés, aux corps squelettiques…" Je n'ajoutai rien d'autres. Lors du tour de table, un des "humanitaires" releva ma question et y donna sa réponse: oui, bien sûr qu'il aurait fallu envoyer des nutritionnistes à Auschwitz… C'est ainsi; de nos jours, beaucoup d'"humanitaires" se sont tellement "professionnalisés" qu'ils ne voient plus que l'aspect technique des choses, et scotomisent complètement le contexte dans lequel ils évoluent, fusse ce contexte totalement inhumain. C'est ce qui arrive quand les ONG n'opèrent plus que comme prestataires de services des donateurs, allant jusqu'à en oublier leur nature et leurs racines, de l'époque où elles étaient encore des émanations de la société civile.  

[Période MEDICAM (1996-2000), Phnom Penh, Cambodge, Executive Director]

3 commentaires:

  1. Stephane, bel article, emouvant et malheureusement trop reel. Une des raisons pour laquelle je ne travaille plus comme humanitaire expatrié... Aujourd'hui j'essaye d'ouvrir les yeux a des etudiant de yoga sur la necessite de vivre une vie basée sur l'ethique (et non pas l'argent ou la technique...). De plus on n'enseigne que par l'example en applicant a soi meme le message que l'on souhaite faire passer. Je suis content de voir que malgres ta position tu as gardé ton âme. Bon courage!

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    1. j'ai fait aussi de l'humanitaire et je ne peux malheureusement qu'être d'accord même si des ministres comme le DR Narong Rith DY ( que j'ai très bien connu) essayait sincèrement de se battre contre tout ce gachis

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    2. Et oui. Le plus difficile dans une "carrière" humanitaire c'est de rester réaliste sans tomber dans le cynisme. Une gageure.

      PS. Je garde un bon souvenir du Dr. Dy Narong Rith. Il a quitté ce monde bien trop tôt.

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