10 déc. 2010

Ces petits gestes de rien du tout …qui tuent.

Un jour, à Siem Reap, que Christophe P., son assistant Mr K. et moi étions en train d'interviewer une victime de violation de droits de l'Homme, un homme vint à nous, tout essoufflé, nous avertir que des soldats du CPAF [1] avaient fait irruption dans un quartier de Wat Bo, majoritairement habité par des sympathisants du FUNCINPEC (le principal parti d'opposition) et qu'ils en menaçaient les occupants. Je saisis mon talkie-walkie et informai la police civile des Nations Unies - la CivPol – les priant d'envoyer une patrouille sur le champ.
Nous reprîmes alors l'interview. Mais quelque quinze minutes plus tard l'homme qui nous avait averti revint, cette fois tout à fait affolé, qui nous supplia d'intervenir. Christophe et moi étions perplexes: "- Comment ça? La CivPol n'est pas encore intervenue?" Il nous fit signe que non. Je rappelai aussitôt la CivPol et leur demandai pourquoi ils n'étaient pas déjà sur les lieux; l'officier de permanence me répondit par un "- nous voudrions plus de détails sur la situation avant.". J'étais tellement furieux que je lâchai "- et vous ne voulez pas un rapport écrit en trois exemplaires aussi avant d'intervenir?" et raccrochai aussi sec [2].
Face à cette absence flagrante de volonté d'intervenir de ces officiers CivPol [3], Christophe et moi décidâmes d'aller nous-même sur place voir ce qu'il se passait. Nous primes ma voiture et filâmes sur le lieu rapporté de l'incident aux alentours de la pagode Bo. Lorsque nous arrivâmes, tout semblait pourtant parfaitement calme: seule une femme était là, debout à l'entrée du village, immobile et nous fixant du regard. En m'approchant d'elle je remarquai qu'elle tremblait de tous ses membres et qu'elle avait les yeux remplis d'effroi.
Avant même que nous lui posâmes la moindre question, elle nous accueillit la voix tremblante avec un "- Il n'y a pas de problème, tout va bien, tout va bien…" qui sonnait tellement faux que je scannai le lieu du regard, cherchant anxieusement ce qui pouvait bien lui causer une telle frayeur. En faisant quelques pas de plus sur la gauche, je compris: un soldat du CPAF était là, nous tenant en joue avec un lance-grenade (RPG). Mon sang ne fit qu'un tour: je savais qu'à partir de maintenant il allait me falloir agir le plus calmement possible ou le drame était inévitable.
Je m'adressai aussitôt au soldat sur le ton le plus jovial que je pouvais; il baissa son arme. Je m'approchai de lui, très lentement, continuant à lui parler calmement, jusqu'à ce que je pus lui poser amicalement la main sur l'épaule et lui demander "- alors, qu'est-ce qu'il se passe ici?" Je me rendis compte qu'il avait les yeux rouges et son haleine sentait l'alcool. Il me répondit par une longue tirade sur "le FUNCINPEC et les Khmers Rouges, du pareil au même! […] tous des assassins! etc." Bref, un discours bien formaté directement issu de la propagande du CPP [4] depuis une bonne décennie, et qui avait naturellement repris vigueur durant la campagne de ces premières élections générales dans le Royaume depuis la guerre. Il est vrai que la part était trop belle pour le CPP: la Communauté Internationale n'avait-elle pas laissé les Khmers Rouges trôner pendant 10 ans au Siège des Nations Unies et représenter le Cambodge? Les Etats-Unis, les britanniques, les chinois, les thaïlandais et les puissances occidentales en général n'avaient-elles pas soutenu activement (financièrement, techniquement et en approvisionnements d'armes) la résistance contre "l'occupant" vietnamien, une résistance dont les forces militaires réelles étaient essentiellement constituées de Khmers Rouges!
Mais l'heure n'était vraiment point à la géopolitique, mais plutôt à une situation de sécurité bien locale et urgente: je tentai donc de calmer les ardeurs anti-FUNCINPEC du soldat en lui rappelant simplement qu'il n'avait pas le droit de venir menacer un parti d'opposition et qu'il eût été bon maintenant qu'il rentrât à la caserne. Je crus la partie gagnée lorsqu'il fit quelques pas vers la sortie du village, mais c'est alors qu'un pick-up Toyota bourré de soldats de CPAF arriva en trombe et pila sur place dans un nuage de poussière. Tous les soldats sautèrent du véhicule et se précipitèrent vers nous. Nous pensions que l'affaire était terminée: qu'ils allaient récupérer le soldat saoul et que c'en était fini. Bien nous en pris. L'officier qui commandait ce peloton vint à nous en hurlant, vociférant des insultes à l'égard des Nations Unies "complices des Khmers Rouges" et traitant à son tour les sympathisants du FUNCINPEC de terroristes, etc. Il ordonna aussitôt à ses hommes de fouiller toutes les maisons du quartier à la recherche d'armes. Nous nous rendîmes vite compte que lui et ses hommes étaient tous plus saouls les uns que les autres …et d'une violence extrême. Christophe et son interprète-assistant tentèrent de raisonner l'officier, en vain. Un soldat s'avança, présentant à son chef une grenade qu'il avait trouvée dans une des maisons fouillées du quartier. L'officier, se tournant vers nous, explosa de nouveau: "vous voyez bien, ces gens ne sont que des terroristes!" et emporté par sa colère, il saisit la grenade, la jeta violemment à nos pieds, et la mis en joue avec son AK47. Un soldat à ses cotés lui poussa vite le bras, déviant la trajectoire de sa mitraillette de la grenade, et tentant de faire revenir son officier à la raison: "- Capitaine! Capitaine!…". L'officier ne tira pas. Mais il poursuivit ses invectives... Il s'en prenait à présent à l'assistant de Christophe qui, en défendant l'ONU et en "protégeant" le FUNCINPEC, se comportait, selon lui, "en traître", etc. …et constituait surtout une cible facile! Christophe et moi échangeâmes des regards inquiets, comprenant bien qu'il n'y avait plus rien à faire, que ces soldats étaient totalement insanes et que la situation devenait de plus en plus incontrôlable; il nous fallait partir au plus vite et chercher du renfort si nous voulions éviter un massacre. 
Nous commençâmes alors à faire quelques pas vers la voiture; celle-ci n'était qu'a une trentaine de mètres, mais ces quelque trente petits mètres nous semblèrent des kilomètres, tant il nous fallut les franchir prudemment, dans une tension extrême, à pas mesurés et très lents, pour ne pas provoquer de réactions violentes de la part de ces hommes. Finalement nous parvînmes à la voiture et nous y montâmes. Mais nous n'étions pas encore tirés d'affaire, loin de là. Des soldats se postèrent devant la voiture, nous barrant la route. C'est alors, qu'au comble de la tension, un pauvre homme, d'une cinquantaine d'années, arriva sur les lieux et fut pris immédiatement à partie par les soldats qu'ils l'accusaient d'être "un autre traître du FUNCINPEC!"; ils le plaquèrent violemment contre ma voiture, le malmenèrent, puis le capitaine dans un sursaut de rage, le fit se mettre à genou, recula d'un pas et arma sa mitraillette... Christophe, son assistant et moi nous écriâmes d'une seule voix "-nooon!". J'appuyai alors sur l'accélérateur et la voiture avança; à notre plus grand soulagement, les hommes qui nous barraient la route se reculèrent et nous les dépassâmes… Je pris alors la radio de bord et appelai sur le champ le quartier général des CivPol leur intimant d'avertir le QG militaire de dépêcher un officier supérieur CPAF pour maîtriser ces soldats renégats. Puis nous filâmes au QG provincial de la police avertir nous-mêmes son chef,  le Général C.S., que je connaissais bien pour avoir collaboré plusieurs fois avec lui sur plusieurs enquêtes. Le Général C.S. joignit aussitôt le QG provincial militaire et arrangea l'intervention finale (voir Epilogue ci-dessous).

[Epilogue: entre temps, le chef de la CivPol, le Superintendant D, suite à mon appel radio urgent, décida d'intervenir par lui-même. Bien lui en prit: lorsqu'il arriva sur les lieux [5], lui et ses hommes furent aussitôt pris en otages par les soldats ivres. Ayant toutefois convaincus ces derniers de rentrer à la caserne, c'est dans une file indienne épique, que les policiers onusiens, rejoignirent la caserne, à pieds et sur plusieurs kilomètres, sous la menace des armes des soldats CPAF. Enfin, l'officier supérieur de la CPAF arriva et intervint: les soldats ivres furent tous appréhendés et disciplinés. Mieux - et ce fut une Première dans l'histoire de la préparation de ces élections si entachée de violence et d'intimidations en tous genres - le CPAF émit des excuses publiques au FUNCINPEC et à l'APRONUC.] 

____
C'est seulement le soir, une fois seul dans ma chambre, que je réalisai ce que j'avais vécu en cette journée: je revoyais avec frayeur cet instant où le capitaine, fou de rage, nous avait lancé cette grenade aux pieds et menacé de la faire exploser. Mais plus encore, je revoyais en boucle cet instant où ce soldat saoul, d'abord caché derrière la maison, nous avait mis en joue avec son RPG. Durant ces quelques minutes, nos vies n'avaient dépendu que de quelques millimètres; les quelques millimètres de pression du doigt [d'un homme saoul] nécessaire à la gâchette d'un RPG pour lâcher sa charge létale…
C'est depuis ce jour à Siem Reap que j'ai développé une conscience aiguë de ce monstrueux paradoxe: celui de ces petits gestes insignifiants aux conséquences incommensurables et irréversibles: petite pression du doigt sur la gâchette qui génère des orphelins, petit tracé de la main d'un juge signant l'arrêt de mort d'une communauté entière, petite pression de la main et légère adduction du bras sur le levier de la trappe du Enola Gay qui laisse tomber la bombe atomique sur Hiroshima, causant la mort de plusieurs centaines de milliers de gens en quelques secondes, et des souffrances à ne plus finir sur plusieurs générations… Ces petits gestes de rien du tout.
____
[1] Cambodian People's Armed Force (CPAF); l'armée du régime au pouvoir depuis plus de 10 ans et n'avait pas été démobilisée par les Nations Unies pendant la période de transition.  
[2] Je reconnais que ce n'était pas très professionnel de ma part, mais le comportement irresponsable de cet officier m'avait exaspéré.
[3] Heureusement qu'au sein de la CivPol tous les officiers n'étaient pas comme celui-ci. Certains contingents de forces de l'ordre, comme les gendarmes français ou les policiers singapouriens, ont vraiment brillé et fait honneur à leur nation d'origine lors de cette mission onusienne; d'autres en revanche - que je ne citerai pas - ont été tout simplement lamentables. Certaines informations dignes de foi faisaient même état d'un pays de l'Europe de l'Est qui aurait envoyé des repris de justice faire office de policiers dans cette opération onusienne! D'autres contingents policiers de pays d'Asie de l'ouest furent même pris en flagrant délit de pédophilie dans une province.
[4] Cambodian People Party (CPP), anciennement le Parti de la République Populaire du Kampuchéa (PRPK, renommé Parti du Peuple Cambodgien en 1991, PPC, CPP, CPK, ou KPK), détient tous les rennes du pouvoir khmer au fur et à mesure du désengagement vietnamien. Le PPC se fixera une ligne géopolitique pro-vietnamienne prônant une alliance militaire avec le Vietnam, le Laos et l'URSS, extrêmement critique des Khmers Rouges et de leurs alliés de circonstance.
[5]  NB. Dieu merci, le vieux sympathisant du FUNCINPEC qui avait été pris à partie par les soldats avant notre départ précipité n'avait pas été exécuté!

___
Période UNTAC, Inspecteur des droits de l'Homme, Cambodge 1993.

2 commentaires:

  1. Oui, il y les gestes et puis il y a aussi les paroles, un simple ordre verbal qui peut déclencher de grandes violences. Ou une simple signature sur un ordre de déportation ou d'exécution. Mais la question qui se pose est de savoir si tous les gestes peuvent être comparables. L'ouverture de la soute de la bombe atomique, même s'il reste somme toute simple et technique ne peut pas être ramené à celui de la gâchette du RPG. Celui qui actionne n'est pas dans la même situation. L'un exécute un ordre, l'autre agit dans un acte de violence individuelle. Je pense que philosophiquement il faut faire la distinction. Fred

    RépondreSupprimer
  2. Fred,
    Tu as tout à fait raison, bien sûr: je ne me plaçais pas ici sur un plan philosophique mais bêtement "ergonomique" soulignant l'absurdité grotesque de l'absence totale de corrélation qu'il existe entre un geste et ses conséquences [un intérêt peut-être suscité par ma formation première de psychomotricien? :)]
    Naturellement, comme tu le soulignes très bien, si l'on se place au niveau des déterminants, aucune comparaison n'est possible entre ces gestes.
    Merci de tes commentaires, c'est sympa!
    -Stéphane

    RépondreSupprimer