2 févr. 2011

Allez, encore un, pour la route !

Les plus grands dangers dans les missions humanitaires ne sont pas toujours ceux que l’on croit. La guerre, les bandits, les bêtes venimeuses, les pluies torrentielles, les maladies infectieuses, les compagnies aériennes "folkloriques", tout ça existe bien sûr, mais les accidents de ces ordres impliquant des expats sont - somme toute - peu fréquents. En vérité, les dangers les plus réels et les plus immédiats sont tout simplement les accidents de la route. Combien d’expats se sont tués sur les routes de leur pays de mission! J’ai relaté plus tôt quelques uns de ces accidents tragiques. Heureusement il y a aussi parfois des anecdotes moins tragiques mais tout aussi édifiantes :

Un matin, alors que j'effectuais mon trajet quotidien de la ville de Surin au camp d'O’trao, quelle ne fut pas ma frayeur d’apercevoir soudain dans une rizière, une voiture de l’ONU sur le toit, que je reconnu être le véhicule de Phet, ma jeune collègue thaïlandaise! La voiture, totalement détruite, se trouvait au beau milieu de la rizière, bien loin de la route. Nous calculâmes plus tard que Phet avait du faire pas moins de six tonneaux pour se retrouver à cette distance! Comment avait-elle pu perdre le contrôle de sa voiture sur ce tronçon de route plat et parfaitement droit? Nous l’ignorons toujours. En attendant, un attroupement de badauds entourait déjà la voiture accidentée, et voyant l’état du véhicule, je m’attendais au pire. Quelle ne fut pas ma joie de retrouver alors Peth, debout devant la foule, choquée mais souriante, sans une égratignure! Quel miracle! Les villageois se pressaient autour d’elle pour voir quelle amulette elle pouvait bien porter qui l’avait si bien protégée. C’est alors qu’un jeune agent de santé s’approcha de la voiture et attirant l’attention de la foule, leur dit sur un ton docte : « Non, pas l’amulette, ça ! » leur montrant ostensiblement la ceinture de sécurité (voir les photos de l'accident). 

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Un jour, Christophe J. un camarade kiné de notre équipe d'OHI, dérapa dans le virage de l’école, à l’entrée de la petite ville frontalière d’Aranyaprathet. La route était glissante et Christophe se retrouva sur le toit. La voiture était très abîmée, mais par chance Christophe n’avait rien. On prit des photos de l‘accident pour l’assurance; des photos assez spectaculaires vu l’état de la voiture.
Quelques mois plus tard, j’étais basé dans le petit hôpital de Boraï, dans le Sud-est de la Thaïlande, et je devais alors faire tous les soirs une bonne petite heure de route pour rentrer sur Trad, la ville où je résidais. Les petites infirmières de l’hôpital qui habitaient aussi à Trad me demandaient donc régulièrement  de les ramener. Je leur répondais alors à chaque fois: «-d’accord, mais seulement si vous mettez la ceinture de sécurité, c’est le règlement!». Elles me regardaient alors dubitatives, se tournant vers cette chose étrange qui pendouillait au côté du siège et, avec une moue désabusée, tiraient doucement la ceinture, puis, invariablement, me lançaient en riant «-mais ça ne sert à rien, regarde, ça se déroule tout seul, c’est tout lâche… ». Alors avec un visage grave, j’ouvrais ma boite à gants, en sortait la photo de l’accident de Christophe montrant sa voiture complètement écrasée, et leur disais «-regardez, c’est arrivé à un bon copain à moi…». Elles me dévisageaient alors avec un regard triste, et me faisaient part de leur sympathie. Je pouvais alors ajouter «-Non, il n’a rien eu, il avait bouclé sa ceinture… ». «-Ah booon ?… » – me disaient-elle alors attrapant immédiatement la ceinture et la tirant à elles. Il ne me restait plus qu’à la leur boucler, comme elles ne savaient pas comment s’y prendre, et nous étions fin prêts pour partir. Ça marchait à tous les coups!  
     
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La route pour aller au camp reculé d’O’Trao était très longue : environ une heure et demie, dont une bonne demi-heure de piste serpentée en pleine jungle. Les premiers jours, c’est très agréable, car le spectacle de la nature est magnifique et la piste nécessite un pilotage excitant. Mais après quelques mois de ce parcours quotidien, on voit moins la beauté du spectacle que le temps qu’il faut encore avant de rentrer à la maison, et se reposer d'une journée souvent éreintante.
Un soir que j’étais de coordination de sécurité, et que j'avais donc quitté le dernier le camp pour le "fermer" ; j’étais particulièrement pressé de rentrer pour ne pas avoir à rouler de nuit trop longtemps. Je m’engageai donc dans la piste sans doute un peu trop vite, dérapant parfois dans les virages les plus serrés. Et puis, ce qui devait arriver arriva: tout d'un coup dans un dérapage mal contrôlé, sans même que j’eus le temps de me rendre compte de quoi que ce soit, mon 4x4 sortit de la piste, tomba dans le fossé et se coucha sur le flanc gauche. Tout se passa si vite que j’eus nullement le temps d’avoir peur. J’étais donc au contrebas de la piste, et comme on conduit à gauche en Thaïlande avec le conducteur assis à droite, ma portière droite – dorénavant au-dessus de moi ! - était toujours dégagée. Par sa fenêtre j’y vis quelques paysans qui s’y penchaient, me demandant si ça allait. Je les rassurai et les remerciai, puis reprenant mes esprits, examinai la situation: la voiture était dans un devers sévère mais pas incontrôlable. Alors – merci les cours de 4x4 de Bioforce! – je voyais comment m’en sortir. J’enclenchai la boite de transfert, soulevai péniblement la lourde portière droite, sortis de la voiture pour aller bloquer les moyeux des roues avant. Puis je remontai, enclenchai directement la seconde et en jouant sur l’embrayage, je sortis doucement le lourd 4x4 de son ornière. et retrouvai bientôt une assiette suffisante pour reprendre contrôle de la direction. Je pus alors doucement  regrimper sur la piste …sous les applaudissements des villageois! Je les saluai d'un sourire, puis repris ma route. Mais moins vite cette fois.    
 
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Dieu merci, en 26 ans de missions, je n’ai eu que deux accidents et, somme toute, très mineurs. En revanche, par une curieuse coïncidence, les deux accidents – dans lesquels je n’étais pas en tord – impliquaient …des policiers, et pas n’importe lesquels!

Un jour, un peu à l’extérieur de la ville de Trad, alors que j’étais en train de dépasser une mobylette montée par un couple, son conducteur vira soudainement sur la droite et traversa la route de part en part. Je fis une embardée terrible pour tenter de l’éviter, mais c’était trop tard, et j’entendis un choc affreux sur le côté gauche de ma voiture, puis un bruit de chute et de métal qui racle la chaussée… La peur de ma vie! Le choc avait été tel que je pensai déjà avoir tué les deux passagers de la mobylette. Un bref coup d’œil dans le rétroviseur confirma mes pires craintes; deux corps gisant sur la route. Je m’arrêtai précipitamment sur le bas-côté, et croyant vivre un cauchemar, couru vers les deux corps, le cœur battant à tout rompre. Les deux motocyclistes maintenant bougeaient. La femme se relevait péniblement et aidait l’homme à se relever à son tour.  Dieu merci, ils étaient vivants! Je m’enquis tout de suite de savoir où ils avaient mal. La femme saignait au bras et l’homme avait quelques contusions au visage mais, en apparence au moins, rien de grave. Pour m’en assurer, j’invitai les deux accidentés à monter dans ma voiture pour filer à l’hôpital et faire un check-up et une radio. Ils refusèrent d’abord. J’insistai, et ils acceptèrent. Arrivé à l’hôpital de Trad, les deux blessés furent immédiatement pris en charge par le personnel médical et c’est avec grand soulagement que les examens et radios confirmèrent qu’ils n’avaient que des blessures superficielles. Quel miracle! En attendant, des policiers vinrent me cueillir à l’hôpital et m’embarquèrent au poste. Là, l’officier en charge, très sympathique et ravi de pouvoir ainsi rencontrer un farang parlant le Thaï, commença les négociations. En effet, comme il se doit en Thaïlande, que l’on soit en tord ou non, c’est toujours le plus gros qui paye, voiture contre moto, moto contre vélo, vélo contre piéton, etc. Si en plus c’est un étranger, il est doublement en tord! Je me savais donc dans de beaux draps!  L’officier attaqua d’emblée par un «-2 000 bahts!», pour me faire payer réparation. Il m’apprit aussi que le motocycliste accidenté était un policier – ce qui me fit comprendre que par solidarité corporatiste, il se devait de résoudre au mieux cette affaire. Je tentai tant bien que mal de lui expliquer l’accident et lui faire comprendre que je n’étais pas en tord. Il était visiblement gêné; il sortit alors son code de la route d'un tiroir et chercha désespérément à me trouver fautif, me faire payer et régler l’affaire une fois pour toute. Et tout cela dans la bonne humeur. Le nez dans son code de la route, il cherchait puis, régulièrement levait la tête en m’interrogeant : «- Vous aviez mis votre clignotant avant de doubler ? » «- Oui, bien sûr. [Même si cela n’aurait en rien évité l’accident puisque la moto me précédait]» «-humm… et vous aviez klaxonné ? » « -oui, je crois », etc, bref, rien de trop convainquant, ni de démontrable. Et puis soudain, l’illumination, un rayon de lumière sur son visage, et avec un grand sourire il me lança: «-y-avait-il une ligne continue sur la chaussée ? ». Je lui avouai que je ne m’en souvenais pas; après tout, en Thaïlande, personne ne respecte ces lignes continues qui sont placées un peu n’importe comment n’importe où, et que même ceux qui les peignent, je crois, ne savent pas trop à quoi elles servent.  Devant mon hésitation, l’officier se leva d’un bond et s’écria «-allons vérifier!». Nous retournâmes donc sur le lieu de l’accident, et là – patatras! – que vit-on sous nos yeux? Une superbe double ligne droite continue, bien peinte sur la chaussée. Le policer se tourna alors vers moi et avec un sourire me fit : «- En tord;2 000 Bahts!». Du tac au tac, je lui répondis avec le même sourire «-sur une ligne droite, il est interdit de tourner et traverser la chaussée;500 Bahts!». Dans un éclat de rire, il accepta le marché, et nous retournâmes à l’hôpital, où je remis aussitôt les 500 Bahts au motocycliste accidenté, qui les reçut avec satisfaction. A l’époque, 500 bahts, c’était amplement suffisant pour réparer la moto et couvrir les soins que lui et la femme nécessitaient.

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Un matin, très tôt, alors que j’allai "ouvrir" le camp de Site 2, et que je traversai un petit village, une voiture de police arrivant dans un virage à toute allure sur ma droite, perdit le contrôle et vint me percuter de plein fouet. Je n’étais pas blessé mais ma voiture était bien abîmée. Le chauffeur de la voiture de police vint à moi et, les yeux rouges et l’haleine puant l’alcool, me demanda immédiatement sur un ton agressif combien je voulais pour les dommages. Je lui répondis que conformément au règlement de mon organisation, je ne pouvais pas négocier et qu’il me fallait contacter l’assurance pour cela. Je pris ma radio et appelai le responsable onusien des transports a Aranyaprathet, à quelques 50 kilomètres de là, le priant de contacter l’assurance. Je prévins aussi mon bureau  que je venais d’avoir un accident et qu’il fallait envoyer immédiatement un autre officier de sécurité pour me remplacer et aller ouvrir le camp. Comme le chauffeur s’impatientait, son passager sortit de la voiture de police: un officier supérieur en uniforme! Il s’adressa à moi brutalement, m’expliquant qu’il était pressé et que je devais accepter son deal immédiatement ou il partirait sur le champ. Comme je lui répétai que je n’étais pas habilité à négocier, il fit mine de partir. Comme j’insistai pour qu’il restât, il s’écria soudain «-Bon, alors allons ensemble au poste de police!». Ne sachant pas trop que faire, mais ne voulant pas le laisser filer, je décidai de le suivre; grave erreur. Nous arrivâmes alors au quartier général de la police du district de Tapraya. Là, tous les policiers se mirent au garde à vous devant l’officier qui m’avait percuté; j’avais affaire au chef de la police en personne! C’est alors que ce dernier s’écria devant tous ses hommes «-Regardez ce que ce type a fait à ma voiture!» en évitant mon regard. J’étais estomaqué. Les hommes n’étaient pas dupes et en voyant les marques des dommages sur les deux voitures, il était très clair de quel côté étaient les tords, mais il est totalement inconcevable en Thaïlande de contredire le chef. Le commandant m’intima l’ordre de passer dans son bureau. Là, il prit une feuille de papier et dessina un schéma totalement surréaliste de l’accident dans lequel j’apparaissais comme le conducteur fautif. Totalement abasourdi, mais ne voulant pas me laisser ainsi rouler, je pris la feuille, et dessinai un corrigé de l’accident affirmant tout haut «-voilà comment ça s’est passé, et votre chauffeur était ivre, et il roulait trop vite, et vous m’avez percuté!» Furieux que j’ose ainsi le contredire ouvertement, dans son propre bureau et devant ses hommes, le commandant sortit en claquant la porte. Je quittai alors le poste de police le cœur battant et les joues bien chaudes.

Quelques semaines plus tard, un grave accident eut lieu sur le périmètre de Site 2, dans lequel un motocycliste trouva la mort. En tant que coordinateur de la sécurité du camp je me rendis sur les lieux. Et que vis-je en arrivant ? Le commandant de police de Tapraya, qui dirigeait les opérations! Lorsqu’il me vit arriver, il feignit de ne pas me voir, tournant la tête. Ce fut la dernière fois que je le vis. Il ne paya jamais quoi que ce soit pour l’accident m’impliquant qu’il avait provoqué. Mais moi non plus!
[A suivre…]
Toutes périodes.        

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