9 févr. 2011

«-J’veux faire de l’humanitaire » «-moi non plus! »

Un jour, une femme enceinte se présenta à un des 3 hôpitaux du camp de réfugiés de Site 2 et demanda à se faire avorter. Le personnel médical était perplexe : la grossesse se présentait bien, n’était pas le fruit d’un viol, et les deux premiers enfants de cette femme étaient tout-à-fait bien portants. Les médecins s’enquirent donc d’interroger la jeune femme sur la raison d’une telle requête; et la réponse ne manqua pas de les surprendre : «- parce que - dit-elle - quand il y a des bombardements et qu’il faut courir aux abris, je ne peux porter que deux enfants, pas plus !».


Si j’ai gardé cette anecdote en mémoire, c’est qu’elle me semble illustrer un phénomène très fréquent et pourtant si souvent ignoré dans la communication entre agents humanitaires expatriées et autochtones: la différence qu’il existe entre les besoins des uns et les besoins des autres et comment cette différence vient faire "interférences" dans la communication. Si l’on s’en réfère à la fameuse pyramide des besoins humains de Maslow, qui tente de hiérarchiser les besoins humains -des besoins les plus élémentaires (de se nourrir, de vivre, etc.) aux besoins les plus sophistiqués (de reconnaissance, d’épanouissement, de réalisations de soi, etc.)- il est assez facile de constater que les expatriés, et les autochtones qu’ils viennent assister, se situent rarement au même niveau de cette pyramide. Or, dans la mesure où les pensées et les actes sont influencées par les besoins sous-jacents (réf. par exemple les actes manqués de Freud, etc.), on peut dire que les interlocuteurs communiquent en quelque sorte sur deux fréquences différentes. Ainsi, dans l’exemple de la petite anecdote narrée ci-dessus, les expatriés – pour qui les bombardements ne sont pas une préoccupation au jour le jour (=besoin primaire de sécurité satisfait) – ne pouvaient imaginer un seul instant la raison qui motivait cette jeune femme enceinte à se faire avorter. Cet exemple est peut-être extrême, mais ce genre de communication inadéquate, à deux niveaux de compréhension, est en revanche très fréquent et mène  parfois à une certaine incompréhension, voire à une certaine amertume, entre les interlocuteurs du Sud et du Nord. 

C’est ainsi que les agents humanitaires expatriés se sentent souvent frustrés du "manque de motivation" apparent de leur personnel local pour la cause que leur ONG est censée défendre, notamment en ce qui concerne aider leurs concitoyens; mais c’est oublier qu’avant de vouloir venir en aide aux autres, leurs employés – souvent eux-mêmes en situation précaire -- ont d’abord en tête le bien-être de leurs familles, l’éducation et la santé de leurs enfants, la survie de leurs vieux parents, etc.
A l’inverse, le personnel ONG local a souvent bien du mal à comprendre que l’altruisme puisse être ce qui motive leurs collègues expatriés à venir chez eux. Lorsqu’on leur pose la question «-à votre avis, pourquoi les jeunes occidentaux travaillent-ils dans les ONG?», la réponse que j’ai souvent entendu est celle qu’ils donneraient pour eux-mêmes: «- Pour l’argent». Naturellement la motivation des "humanitaires" expatriés est une question très complexe [que nous traiterons peut-être plus tard] dans laquelle l’altruisme n’est qu’un élément parmi tant d’autres, et qui varie dans le temps et avec les individus. Notons toutefois que les autochtones, en général, ne sont pas dupes des motivations véritables qui président à l’expatriation humanitaire de leurs interlocuteurs. Néanmoins même avec les expatriés les plus dévoués, l’altruisme comme motivation de départ demeure souvent un mystère pour les "locaux". Bien sûr on invoquera là des raisons culturelles, voire religieuses, mais je l’explique surtout par cette différence de niveaux dans la pyramide des besoins entre expats des pays riches et leurs collègues des pays pauvres. J’ai tenté d’illustrer ce phénomène il y a quelques temps par la petite illustration ci-dessous (cliquer dessus pour l'agrandir).


Parce que l’on préfère ignorer ce phénomène, on se cache souvent des vérités et on joue d’hypocrisie. On oublie alors que ce qu’on appelle "humanitaire" dans le Nord est dans le Sud d’abord et avant tout un marché de l’emploi et un tremplin vers un travail plus rémunérateur, notamment dans le secteur privé. Il n’y a d’ailleurs pas lieu de s’en offusquer. A l’exception des quelques rares ONG du Nord qui ont encore gardé un semblant d’engagement citoyen et forment donc leur personnel local à un rôle véritable d'acteur de la société civile, toutes les autres agissent de plus en plus comme des prestataires de service bon marché* pour le compte des grands bailleurs de fonds. On intervient alors en priorité moins là ou sont les besoins que là où est l’argent des donateurs**. Mais combien même les ONG n’agiraient que comme des "sous-traitants", elles n’en resteraient pas moins un bassin important de formations et d’emplois dans des pays au marché de l’emploi souvent sans réels débouchés pour les diplômés. En ce sens, elles contribuent au développement, même si, ironiquement, c'est parfois moins par les projets qu’elles gèrent que par ce rôle économique corollaire et involontaire qu’elles jouent***. Un rôle aussi de soupape de sécurité qui réduit les chances d’explosions sociales: plus les ONG recrutent et moins les frustrations de la jeunesse sans emploi ont besoin de s’exprimer.
Dans des pays comme le Cambodge des années 90, le rêve d’avenir d’un jeune était d’intégrer une ONG, où il pourrait apprendre l’anglais, recevoir une formation, jouir d’un salaire et d’un statut, tout ce que l’économie naissante d’un pays exsangue ne pouvait lui offrir. Aujourd’hui, les ONG font beaucoup moins partie des rêves d’avenir de la jeunesse cambodgienne; intégrer une grosse boite privée coréenne, ou mieux, une banque européenne, est bien plus prometteur... Faut-il s’en attrister ? Une économie qui ne repose que sur les subventions des gros bailleurs de fonds étrangers est-elle une économie réelle ou n’est-elle pas – comme je le pense -  qu’une économie artificielle, susceptible de s’écrouler à tout moment, au gré des subventions disponibles? ...Mais je sais que les avis divergent là-dessus. 
[A suivre…]

* comparé par exemple à des compagnie privées ou cabinets de consultants qui feraient le même travail pour beaucoup plus cher.
** L’exemple récent de la différence flagrante dans la réponse des ONG entre la catastrophe en Haïti et celle au Pakistan sont encore là pour en témoigner si besoin était.
*** Et c’est sans compter tous les emplois et revenus qu’elles génèrent en parallèle : location des maisons pour le personnel humanitaire, les femmes de ménages, les chauffeurs des familles (hors projets), les commerces de produits importés pour la vie des expats, etc.


Période UNBRO, Site 2, 1988, Camp Officer

2 commentaires:

  1. "Quand il y a des bombardements et qu’il faut courir aux abris, je ne peux porter que deux enfants, pas plus!"

    Besoins: une superbe réflexion!

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