9 juin 2011

Une photo = une histoire; laisse béton.

Phnom Penh, 17 May 1993: je résidais alors à Siem Reap, mais lorsque j’avais des réunions à Phnom Penh, je descendais en général au Tokyo hotel, un petit hôtel qui s’était vite construit, misant judicieusement sur la manne que représentaient les très nombreux employés onusiens de l’APRONUC en mission au Cambodge, durant cette année charnière. Ce soir-là, j’arrivai tard, et je ne pus obtenir que la dernière chambre, celle au rez-de-chaussée, avec la grande baie vitrée donnant directement sur le parking de l’hôtel. Normalement, les règles de sécurité de l’ONU m’interdisent de prendre une chambre au rez-de-chaussée, de même que toute chambre au-delà du 7ème étage (la limite de la grande échelle des pompiers), mais je n’avais pas le choix. Je pris donc la chambre avec quelque appréhension, me contentant de fermer les rideaux. Et ce qui devait arriver arriva:
Vers 22:00 heures, des éclats de voix se firent soudain entendre juste derrière mes rideaux, puis des bruits de bagarre, très violente, avec des corps rebondissant lourdement sur ma vitre, accompagnés de bruits sourds de coups. Vu la violence des assauts, je m’attendais à voir la vitre voler en éclat d’un moment à l’autre. Je m’en approchai pour tenter de voir ce qu’il se passait quand plusieurs coups de feu retentirent alors juste derrière la vitre. Je n’eus que le temps de me jeter derrière le mur des toilettes au fond de la chambre.
Les coups de feu cessèrent, et j’entendis un bruit de moto démarrant et partant précipitamment, suivi d’un silence de mort. Me doutant que l’épisode était terminé, je me précipitai hors de ma chambre et sortis sur le parking. Là, je trouvai un homme affalé, dans une posture étrange, la tête plongée dans un gros pot de fleur. Je le pris par les épaules, le tirant doucement à moi, et c’est là que je vis qu’il saignait abondamment de la tête. Je vérifiai ses signes vitaux : il était encore en vie ; d’ailleurs il commençait à émettre quelques râles. 
Le réceptionniste de l’hôtel, qui avait tout vu de la scène, accourut et m’expliqua que deux bandits avaient tiré sur l’homme à bout portant, dans la tête, alors que celui-ci résistait au vol de sa mobylette. Les bandits avaient ensuite pris la fuite sur la mobylette volée. Je priai le réceptionniste d’aller chercher une voiture pour transporter le blessé à l’hôpital au plus vite, mais l’hôtel n’avait pas de véhicule. Notant alors un 4x4 sur le parking, je demandai au réceptionniste à qui il appartenait. Il m’indiqua des volontaires d’une ONG au 4ème étage. 
Je grimpai donc quatre à quatre les escaliers et frappai à la chambre indiquée. De jeunes occidentaux m’ouvrirent avec grande nervosité, laissant la porte tout juste entr’ouverte. «-C’est à vous la voiture en bas ?» m’enquis-je, encore tout essoufflé par ma course dans les escaliers, ce qui a dû leur faire peur : «-Euh…oui, pourquoi?» «-Vous pouvez m’aider à transporter un blessé à l’hôpital, s’il vous plaît ?». Le jeune homme était blême: «-Mais… monsieur, vous n’avez pas entendu… il y a des coups de feu dans la rue, c’est très dangereux de sortir…» «-Oui, les coups de feu c’était des bandits qui viennent de voler une moto. Et c’est le propriétaire de la moto qui est blessé. Les bandits sont partis, vous ne craignez rien, allons-y!». Mais les jeunes gens n’étaient vraiment pas disposés à sortir, et il me fallut insister plus encore pour qu’ils décident de me suivre. Nous chargeâmes alors le blessé dans le coffre du 4x4, et je m’assis à ses côtés, lui pris la tête et tentai d’endiguer l’hémorragie en pressant la plaie.
En cours de route, les jeunes volontaires restaient très nerveux, alors quand dans les rues désertes de Phnom Penh ils aperçurent une voiture blanche "UN" de la CivPol, la police civile de l’APRONUC, ils foncèrent en sa direction et avec moult moulinets des bras prièrent le conducteur de s’arrêter. Mais celui-ci feignit de ne rien voir et tenta de poursuivre sa route ; comme le jeune chauffeur de notre 4x4 insistait, collant littéralement notre 4x4 au flanc de la voiture de police, le policier s’arrêta enfin; c’était un indien ou un pakistanais, je ne sais plus. Il ne baissa même pas sa vitre, mais les jeunes gens, tout agités, l’implorèrent pour qu'il nous escorte jusqu'à l’hôpital. Pour toute réponse, le policier fit non de la tête et disparut aussitôt. Lâcheté? Ou tout simplement – comme j’aurais tendance à le croire – flagrant délit d’utilisation non réglementaire du véhicule de fonction pour quelques activités nocturnes inavouables, nécessitant de surtout ne pas se faire remarquer. Je priai les jeunes gens d’oublier l’escorte et de filer sur l’hôpital Calmette. Nous y fûmes en 5 minutes. Là, nous déposâmes l’homme, encore en vie, aux urgences et le laissèrent entre les mains du personnel soignant. Nous pouvions dorénavant rentrer à l’hôtel. 
En arrivant, les jeunes volontaires me firent leur premier sourire ; ils semblaient maintenant heureux d’avoir rempli à bien cette "mission" quelque peu impromptue.
C’est quand je pénétrai dans l’hôtel que le réceptionniste, qui m’attendait, prit cette photo. Elle me reste le souvenir... d’une petite "tranche de vie humanitaire".


Période APRONUC, 1993, Cambodge

2 commentaires:

  1. En regardant la photo, je pense que c'est plus ta chemise ensanglantée qui leur a fait peur aux jeunes plutôt que le fait d'être encore tout essoufflé par ta course dans les escaliers... Ou peut-être les deux...

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  2. Oui, ça aurait pu être le cas. Mais mon T-shirt n'a été taché qu'après avoir tenu la tête de la victime contre moi pendant le transport...

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