23 mars 2013

Bad feelings

[Site 2, camp de réfugiés cambodgiens, frontière khméro-thaïlandaise, 1988].

On m'appelle sur le canal d'urgence: c'est la déléguée de la Croix Rouge internationale qui m'informe qu'un homme déchaîné est en train de détruire des maisons et menacer les habitants dans une section du camp de Dong Rek.  Je me précipite sur le lieu de l'incident, que je trouve facilement par l'attroupement qui s'est fait autour de la scène. Je fends la foule et peux alors voir au centre, un homme dans la trentaine, vraisemblablement intoxiqué, le visage torturé de grimaces menaçantes, qui brandit une énorme massue. J'aperçois derrière lui plusieurs habitations détruites; il faut dire que ces petites  cahutes de bambou ne sont pas non plus très robustes.
Depuis quelque temps nous avions remarqué des sautes de violence liées à l'alcool dans le camp. Mais c'est par accident que nous en avions compris la cause: c'est en effet en investiguant sur le vol mystérieux d'organophosphates que nous utilisions dans la lutte contre la dengue, que nous avions découvert que les gens mélangeaient leur alcool de riz local avec cet insecticide …pour le rendre plus fort! Cela faisait de véritables ravages sur le cerveau.

L'homme était très vraisemblablement sous l'emprise de tels toxiques. Je remarquai aussi que les policiers n'en menaient pas large, et n'osaient s'approcher du forcené. Celui-ci faisait d'ailleurs régulièrement tournoyer sa massue, et hurlait des menaces pour bien les en dissuader. Je fis quelque pas en sa direction, et nos regards se croisèrent: son visage se décrispa soudain, et il s'y dessina un sourire surpris. Je lui adressai alors quelques mots, le plus calmement que je le pus, bien que je n'en menais pas large moi non plus. Je savais bien que l'urgence était telle que je n'avais pas le temps de faire appel aux soldats thaïlandais qui gardaient la périphérie du camp. Ces derniers de toute façon rechignaient à intervenir dans les affaires internes des réfugiés cambodgiens. Comme les policiers du camp, pauvrement formés, n'osaient broncher, il me fallait donc, d'une manière ou d'une autre, répondre moi-même à la situation. J'optai pour l'approche non-violente, me réservant le recours au judo qu'en cas d'absolue nécessité. 
Je m'approchai de l'homme. Il se remit à brandir sa massue. Je stoppai net. Il rabaissa sa massue et je repris doucement mon approche, lui parlant calmement, lui demandant ce qu'il se passait, la cause de toute cette colère, etc. Peu à peu il quitta ces menaces à la foule, et me fixa du regard plus souvent, puis il me laissa l'approcher jusqu'à ce que je me trouvas juste en face de lui… et à portée de sa massue. Je lui suggérai d'entrer dans la maison la plus proche pour discuter. Il accepta. Là, nous nous assîmes sur un petit banc en bambou, et il partit en de longues litanies. Entre temps, mon assistant s'approcha courageusement, se doutant très justement que j'aurai probablement besoin de traduction, mais l'homme le voyant approcher se releva et s'apprêtait à le frapper de sa massue quand je le retins, lui expliquant qu'il n'avait rien à craindre, qu'il était avec moi. Il se rassit et repris son long monologue, pendant lequel il alternait entre pleurs, cris et menaces. Je m'en souviens encore très bien: il s'agissait d'une histoire de famille. Il gardait de grands griefs à l'encontre de sa grande sœur, et il en souffrait beaucoup. Il s'était manifestement jeté dans l'alcool comme on plonge dans le noir pour ne plus voir. J'écoutai, patiemment, mon assistant traduisant fidèlement les propos. Peu à peu, les sautes de violence se firent plus distancées. À un moment donné, sa main relâcha la massue; absorbé par son récit, l'homme ne vit pas quand je la saisis et l'écartai le plus loin possible de lui. Les policiers se jetèrent alors sur lui et l'arrêtèrent.
J'avais fait mon boulot …mais je me sentais un vrai salaud. 
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[Dans un bidonville de Lima, Pérou, 1984]

Le petit chien était tout tremblant, la tête enfouie entre ses pattes avant, le dos arrondis et la queue entre les pattes. A peine tentions nous de l'approcher qu'il gémissait déjà et s'enfuyait toujours plus loin. Nous comprimes vite que celui-la allait nous donner du fil à retordre et nous prendre bien du temps sur notre campagne du jour. Je décidai alors de l'amadouer: me mettant à genou, je lui parlai doucement, calmement, lui expliquant que nous n'étions là que pour son bien, pour le vacciner, et c'était tout. La pauvre bête ne comprenait rien, bien sûr, mais le ton de ma voix sut peu à peu le rassurer, et au bout d'un moment, il finit par s'approcher de moi, presqu'en rampant. Lorsqu'il fut suffisamment près, j'approchai ma main, très lentement, et doucement lui caressai le dessus de la tête. Mais lorsqu'il fit signe de repartir, je l'attrapai d'un geste brusque, lui tins fermement le museau et contins son corps gigotant de tous les diables. Mon collègue injecta alors le vaccin antirabique dans la nuque de l'animal paniqué, et je pus aussitôt le libérer. La pauvre bête détala dans des gémissements déchirants, et disparut dans les allées du quartier.
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Je me suis longtemps demandé pourquoi le souvenir de ces deux petits événements, somme toute assez anodins, des tout-débuts de ma vie professionnelle, avaient tant marqué ma mémoire.
Je le sais aujourd'hui: toutes aussi justifiées qu'eussent pu être mes fins professionnelles, lors de ces petites interventions j'avais tourné la chose la plus belle, la plus gratuite, la plus indispensable et la plus pure au monde en un vulgaire moyen pour parvenir à mes fins; j'avais trahi la chose, que je découvris plus tard être la substance même de toute vie, de toute foi, et de toute joie: la confiance. 
Bad feelings...  :(
Confiance

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Pour plus de détails sur le contexte voir les billets précédents "Un petit encas chez les Incas" et "La sécurité dans les camps de réfugiés [...]".

7 commentaires:

  1. La manière serait plus importante que l'objectif?

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    1. Bonjour Mukway605,
      non, sans doute pas, mais la fin ne devrait pas justifier n'importe quel moyen. Quoi qu'il en soit je ne sais pas s'il existe une manière idéale d'agir dans ce genre de situations, mais je crois que ça fait partie de ces petits dilemmes au quotidien.
      Merci de votre visite!
      Stéphane

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  2. Je suis jeune, étudiante et peut être encore pleine d'utopisme. Mais je considère que l'objectif est dèjà compromis si on l'a atteint par ruse ou abus de confiance. Que peut-on construire de durable sur une base si fragile. C'est en effet un dilemme délicat et je n'ai pas assez d'expérience pour en juger. Cependant, il me semble que le choix se fait entre deux chemins, un court et un plus long. En prenant le chemin court on atteind notre but dans les temps et on satisfait aux exigences des dirigeants. En choississant le chemin le plus long, on respecte son travail, l'être humain et on construit une chose concrète sur le long terme. L'avenir est un processus non pas un jeu en un seul match.

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  3. Noémie, vous êtes peut-être "jeune et inexpérimentée", mais votre commentaire est empreint de déjà beaucoup de sagesse.
    Sans doute ne peut-on pas édicter de règle formelle, et certaines approches longues peuvent être parfois tout à fait erronées; et il arrive certaines fois qu'une approche rapide soit la bonne option; mais il faut bien l'admettre, c'est l'exception. Peut-être ce qui importe ici est moins la durée en tant que telle que "laisser le temps au temps" pour que chaque chose puisse mûrir selon sa propre nature. Plus une notion d’accomplissement ou de plénitude que celle d'un temps déroulé dans le vide.
    "Mais je considère que l'objectif est dèjà compromis si on l'a atteint par ruse ou abus de confiance. Que peut-on construire de durable sur une base si fragile." J'adhère tout à fait à votre commentaire. C'est précieusement ce que je tentais de souligner dans ce petit billet de blog. Je suis ravi qu'il ait trouvé écho chez de jeunes lecteurs.
    Merci et bon vent de vie, Noémie!

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  4. En tant que personne qui souhaite embrassée cette vie hors du commun, c'est à moi de vous remercier, vous et ce blog. Partager ces petits extraits de vos vies est très enrichissants et permet de confronter nos opinions pour, je l'espère, les faire évoluer.
    Je suis d'accord avec vous, chaque situation, chaque personne, chaque région du monde réagit selon un temps qui lui est propre de par sa nature. Il ne faut rien précipiter ni bacler mais seulement se rappeler que les relations humaines sont le socle de notre travail et en détermine l'issu. Elles méritent une attention particulière. Votre "petit billet de blog" m'a démontré, une fois de plus, qu'aucun choix ne peut être une évidence en soi. Face à une grande misère, on peut être amener à prendre des décisions discutables pour le bien du plus grand nombre, on tente juste de faire au mieux...Après tout, nous sommes que des êtres humains. Apprendre de nos erreurs est la seule règle qui permette de savoir quand nous faisons plus de mal que de bien.

    Merci à vous,
    Au prochain article, je l'espère!

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    1. Noémie, il y a un passage qui m'a beaucoup marqué dans le livre "Il est minuit Dr. Schweitzer" de Gilbert Cesbron. Quand l'infirmière confie au docteur qu'elle se demande toujours si elle va jamais réussir sa vie (dans le sens spirituel du terme bien sûr, pas matérialiste). Et le docteur de lui répondre: "C'est par cette question qu'ils se posent que l'on reconnaît ceux qui vont la réussir." Je suis très optimiste quant à la vôtre lorsque je vous lis. Bonne continuation!

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  5. C'est une remarquable réplique empreinte de beaucoup de sagesse et de vérité. Je mets ce livre sur la liste des livres à lire. J'espère pouvoir prochainement vous faire partager mes premières anecdotes de terrain. Merci pour vos encouragements!

    Au plaisir de vous rencontrer à nouveau au détour d'un article.
    Bien à vous.

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