20 mai 2013

Laos: mission de terrain – séjour en village K’hmu.


25 février 2002 au matin: lever matinal (5:30 heures) pour prendre l’avion de Xieng Khuang à 7:45 heures. Le chauffeur vient me prendre à la maison à 6:00 heures. Nous passons prendre Dr Phone chez elle et filons sur l’aéroport Watay de Vientiane. Les formalités passées, nous attendons en salle d’attente… quatre heures ! La raison invoquée pour ce long retard est que Xieng Khuang est encore plongé dans le brouillard et l’avion ne pourrait pas y atterrir. En attendant, la Lao Aviation a envoyé notre avion sur Phnom Penh! Enfin nous décollons vers midi et demi dans… un Yak 7! Dire que nous avions choisi ce trajet précisément pour éviter le Yak et prendre un ATR! Quoi qu’il en soit, le voyage est court (30 mn) et sans encombre. Je suis toujours très étonné de voir qu’au Laos – pays pauvre par excellence – tout le monde semble pouvoir se permettre l’avion. On voit ainsi les paysans monter à bord avec leurs poules et autres volailles dans les costumes traditionnels les plus bigarrés. Un des bons côtés de la démocratisation des voyages aériens?

Dans un atterrissage impeccable, nous arrivons sur la piste de l’aérodrome de Xieng Khuang. L’aéroport est juste une petite masure. Dans le petit hall, une large affiche peinte, publicité pour la compagnie Lao Aviation a pour slogan : « All passengers are covered by insurance » ouf, je me sens mieux ! Nos bagages sont déchargés à la main depuis un petit camion. Nous les récupérons et partons marchander avec un chauffeur de tuk tuk pour nous mener en ville à la guesthouse où nous avions réservé nos quatre chambres ; Patrick et son chauffeur nous rejoignant en voiture plus tard dans la soirée. 


Le voyage de l’aéroport au centre-ville est très court et sans grand intérêt. Le paysage est montagneux, mais ce ne sont que des petites montagnes, sortes de grosses collines. La ville de Xieng Khuang n’a pas beaucoup de charme. Très poussiéreuse, parsemée de maisons de bois et aux toits de tôles ondulées rouillées ou de chaume… Les quelques monuments comme il se doit à la gloire des combattants de la révolution, un hôpital de "l’amitié Lao-Mongolienne". Rien de vraiment particulier. La ville cependant attire quelques touristes car c’est dans ses environs que se situent les fameuses et mystérieuses "plaines des jarres". Comme nous n’avons rien à faire qu’attendre l’arrivée de Patrick, nous décidons, Dr Phone et moi, après avoir déposé nos bagages dans nos chambres, de louer un taxi local pour aller faire un tour à la plaine des jarres la plus proche. Autant lier l’utile à l’agréable.

A peine 15 minutes de routes et de piste, et après s’être affranchis de quelque 5 000 kips (50 centimes/FF) nous pénétrons dans ce lieu étrange et superbe. Comble de chance, il fait un temps magnifique. Soleil radieux, température douce, petit vent. Parfait. Et voici les premières jarres. Grandes ou petites, certaines pesant jusqu'à 6 tonnes, dressées debout ou couchées, quelques 300 jarres sont là dans un fatras apparent, sans alignement caractéristique, sans orientation reconnaissable… Elles sont rondes ou rectangulaires, avec ou sans rebord. et sans couvercle (hormis une seule qui est couverte d’une pierre gravée, bien plus grande que l’orifice de la jarre). Le premier  groupement de pierre, qui comprend les plus grosses, est au sommet d’une colline, ce qui semble compromettre l’idée qu’elles aient été taillées dans les hauteurs puis laissées rouler dans la plaine. Les autres, beaucoup plus nombreuses, sont toutes au bas de la plaine. On perçoit encore très visiblement les stries verticales qui vont du bord jusqu’au fond et semblent indiquer que ces pierres ont été creusées de l’intérieur. Mais à quoi ont bien pu servir ces « jarres », par qui ont-elles été creusées ? Pourquoi en ce lieu et nulle part ailleurs ? Nul ne le sait, et le mystère reste entier. La dernière hypothèse avancée par les archéologues est celle que ces « jarres » auraient été des urnes funéraires, il y a quelque 2000 ans. Ce lieu serait-il donc un cimetière ?

Alors que nous déambulions parmi ces objets étranges, Dr Phone s’écria « Mais, c’est M. Patrick ! ». C’était lui en effet, avec Liengthong, son chauffeur, qui venaient d’arriver de Vientiane, et comme nous, profitaient de ce temps libre avant notre voyage du lendemain pour visiter ce lieu magique. Nous rentrâmes donc ensemble à la Guesthouse. Là, je demandai à la petite réceptionniste de bien vouloir mettre mon icepack dans le compartiment à glace du réfrigérateur [1]. Elle me regarda avec de grands yeux ronds (même si très bridés!) : un réfrigérateur ? Mais il n’y a pas de réfrigérateur dans l’hôtel ! D’ailleurs il n’y a même pas d’électricité dans la ville. Le générateur de la ville ne produit du courant que de 6:00 à 11:00 heures du soir uniquement. C’est d’ailleurs le créneau horaire où il faut prendre sa douche, sinon le chauffe-eau ne fonctionnera pas. De toute façon, électricité ou pas, il ne fonctionnait pas. La douche fut donc glaciale. La chambre est des plus sommaires, mais propre. Nous allâmes prendre notre dîner dans un des rares petits restaurants de cette ville de province avant d’aller nous coucher. La nuit fut calme.



Lendemain matin. Nouveau lever matinal pour prendre la route au plus vite, car bien qu’il nous faille quelque six longues heures de route, les autorités de la santé de la province de Huaphanh nous attendent déjà pour la première réunion de travail. Je quitte l'hôtel non sans avoir avant récupéré mon icepack, que la petite réceptionniste avait réussi à laisser tremper toute la nuit dans un seau de glaçons achetés je ne sais où. Le trajet est absolument splendide : montagnes aux versants luxuriants, et traversées de nombreux villages ethniques pittoresques, où il faut souvent freiner pour laisser passer canards, poules, cochons noirs et autres chèvres et buffles qui en peuplent les rues. Tous ces villages aux habitants souvent vêtus de costumes semi-traditionnels témoignent de la diversité ethnique du pays. Les maisons sont à flanc de coteaux, couvertes de chaume ou de tôles ondulées, sont en bois ou de bambou éclaté et tressé. Ce bambou que l’on trouve partout, pour tout : clôtures, adductions d’eau (depuis la montagne jusqu’au village, ces tuyaux de bambou peuvent parcourir plusieurs kilomètres). Tant de choses à  voir, à admirer, à enregistrer… Et toujours cette belle route, longue et sinueuse, très sinueuse, trop sinueuse ! Tant et si bien que j’en deviens malade, très malade. J’ai même cru y passer… Après un premier arrêt urgent où je tentai de reprendre des couleurs, un deuxième où je perdis tout mon petit déjeuner, un troisième où je vidai mon estomac de toute sa bile, et tant d’autres ensuite tous les quarts d’heures où je vidais toujours plus, j’étais devenu si blême et mon pouls si faible que je commençais à m’inquiéter sérieusement… et ce petit calvaire dura plusieurs heures !

Mais nous arrivâmes enfin :  Sam Neua, capitale de la province de Huaphanh. Ici aussi, une ville sans grand cachet. Poussiéreuse et sans style. Au moins bénéficie-t-elle d’un paysage montagnard magnifique et de sources thermales réputées, ce qui lui vaut d’être un lieu de villégiature privilégié des apparatchiks laotiens.

Nous descendons à la guesthouse : un groupe de petits bungalows de bois surplombant l’aérodrome ou s’écrasent de temps à autres les petits Yaks qui tentent de s’y poser. Avec un peu de malchance nous assisterons peut-être à un de ces tristes spectacles. Chacun de nous (Patrick, Dr Phone, le chauffeur et moi-même) a sa chambre individuelle : construite de petits rondins de bois avec de grands jours, une petite salle de bain adjointe équipée d’une douche avec chauffe-eau. Le grand confort en ce lieu reculé du Laos. Le voyage et surtout mes malaises répétés m’ont tellement épuisé que je m’écroule sur le lit dans une semi-torpeur. Lorsque je me relève une demi-heure plus tard, je rejoins la réception où m’attendent mes collègues et le chef de notre station locale anti-malaria et son personnel. Je suis bien sûr heureux de les retrouver, mais la fatigue et la nausée qui me tient au corps rendent les discussions de travail un peu difficiles. Quoi qu’il en soit, nous partons sur-le-champ pour une réunion de travail avec le chef de la santé provinciale. Tout se passe bien et l’échange est intéressant. Nous passons ensuite dans une salle de classe ou nous observons et participons, Dr Phone et moi, à un cours d’anglais dispensé au personnel de santé. Il s’agit pour nous d’évaluer la qualité de l’enseignement car nous payons ces cours pour préparer l’envoi futur d’un de ces stagiaires en formation à l’étranger. L’ambiance est agréable et très sympathique. Nous rentrons enfin au bungalow pour une bonne douche. Mais le repos n’est pas encore pour maintenant ; le chef-adjoint de la santé provinciale nous invite à un dîner officiel en notre honneur. Heureusement, Patrick qui - de beaucoup a la séniorité en âge, en expérience et dans la hiérarchie de l’Union Européenne, est alors le commis d’office pour le speech officiel. Ce sera comme ça durant toute la mission. Cela m’épargnera d’autant, et me rendra cette mission plutôt relaxante. Je suis très agréablement surpris au cours de ce premier dîner officiel de me rendre compte que je peux communiquer en Lao sans trop de difficultés avec mes interlocuteurs. Peu à peu je réussis en effet le transfert du Thaï au Lao, et une conversation même professionnelle m’est aujourd’hui possible. Cela me réjouit d’autant que j’abhorre ces dialogues de sourds quand la langue fait barrière. Enfin après les derniers speeches et au-revoirs polis, nous pouvons enfin nous coucher… ou presque. C’était oublier que les chambres n’avaient pas de moustiquaires. Heureusement, nous avions pensé à emporter les nôtres, imprégnées d’insecticide comme il se doit. Mais nous n'avions pas pensé à la ficelle, ni aux clous pour les accrocher! Le jeune commis de la guesthouse prend sa moto pour nous en chercher et revient une demi-heure plus tard avec le nécessaire. C’est ainsi qu’après ces six heures de route épuisantes, et ces réunions de travail, je me retrouve à 22 :00 heures à planter des clous dans ma chambre pour fixer ma moustiquaire. Inutile de dire que cette nuit là, je m’endormis comme une masse.

Lendemain matin, lever tôt, encore. La vallée et la montagne sont dans le brouillard. Même la piste de l’aérodrome sous nos fenêtres est invisible sous ce voile blanchâtre et épais. 

Au programme aujourd’hui : la visite de la station de radio provinciale, anciennement radio du Pathet Lao (le Parti Communiste Lao). Notre antenne locale de lutte anti-malaria a en effet pris la bonne initiative de créer des spots radio d’éducation de la population à la prévention de la malaria dans les trois langues ethniques locales les plus courantes (Lao loum, K’hmu et Hmong). Les spots seront diffusés plusieurs fois par jour sur les ondes courtes. Grâce à un bon arrangement local, le script, au contenu technique, fut préparé par notre antenne, mais l’enregistrement payé par nos soins fut effectué par les professionnels de la station radio, et la diffusion sur les ondes est offerte gracieusement par cette dernière. Une très bonne initiative dont nous tenons à féliciter les auteurs. Nous passons ensuite au bureau de la station anti-malaria où je me dois là de faire un peu office d’inspecteur, puisqu’il s’agit de vérifier que nos fonds sont bien dépensés, selon les règles et procédures de l’Union Européenne: contrôle des factures, des livres de comptes, de l’utilisation du matériel, des véhicules et équipements, etc. Heureusement, cette station est l’une de nos meilleures antennes, et aucune entorse sérieuse au règlement n'est à déplorer. L’ambiance n’en est que plus chaleureuse.

Nous passons ensuite rapidement à la guesthouse, prendre un déjeuner au lance-pierre, et préparer nos sacs et nous habiller en circonstance pour la partie la plus intéressante de cette mission : le séjour dans un village K'hmu reculé du district de Vieng Xay, pour y mener une séance d'éducation de la population à la prévention de la malaria, suivie d’une large collecte de sang pour enquêter sur le taux d’infection local. Nous savons qu’il nous faudra plusieurs heures de marche et de grimpe pour accéder à ce village de montagne, mais il est impossible de savoir combien exactement. Nous partons à deux voitures et passons d’abord par notre station anti-malaria du district où nous prenons au passage le personnel qui nous accompagnera pour remplir les tâches décrites plus hautes. Après quelques kilomètres de route, nous nous arrêtons. Une demi-douzaine d’hommes nous attendent, armés de mitraillettes AK47 et quelques porteurs nous accueillent chaleureusement. Ils s’emparent de nos sacs et équipements pour prendre immédiatement la marche. Pour ma part, je garde mon sac qui n'est pas lourd et dont son contenu me sera très utile pendant la marche. Nous laissons donc les voitures et commençons notre périple. Nous sommes en retard sur l'horaire prévu et ne pouvons perdre de temps si nous voulons arriver avant la nuit. Nous traversons d’abord quelques rizières asséchées, puis très vite entamons la montée de la première montagne… le sentier est très pentu; parfois de plus de 45º. L’ascension est donc longue et difficile. Passé le premier col, nous redescendons, et franchissons des petites rivières sur des rondins, traversons des bambouseraies, puis nous gravissons encore d’interminables pentes, sur des pistes qui ne sont en vérité que le lit de torrents asséchés. Nous empruntons ensuite des petits sentiers à flanc de coteau. La marche ne manque pas de charme, mais elle est particulièrement éprouvante. Je suis inquiet pour Patrick qui a subi, il y a trois ans, un double-pontage cardiaque et qui bien sûr doit être prudent dans ses efforts, et ceux-là sont particulièrement intenses. Il souffre visiblement, même s’il ne se plaint jamais, et continue de plaisanter. Il s’arrête de plus en plus souvent, transpire à grosses gouttes et son visage est cramoisi. Mais nous continuons. Les porteurs veulent nous faire presser le pas car la nuit va bientôt tomber et nous sommes toujours au beau milieu de la jungle. Nous continuons de grimper. Le troisième col franchi, nous redescendons enfin. La nuit commence à tomber. Les guides nous montrent au loin des petits toits de chaume qui percent la verdure… Bopha, le village! Mais comme rien n’est jamais près en montagne, il nous faudra encore crapahuter une bonne demi-heure, traverser d’autres rivières et franchir d'autres rizières avant d’atteindre enfin l’orée du village, la nuit cette fois bien tombée. Alors que nous approchons dans le noir, nous discernons à la lumière de la lune – heureusement presque pleine cette nuit-là -  deux rangées de villageois qui nous accueillent avec des battements rythmés des mains. Un vieillard respectable s’avance vers nous, nous salue et nous mène aussitôt chez lui. Nous apprendrons très vite que ce monsieur n’est point le chef du village mais un vieux membre du Parti Communiste, respecté des villageois, et est en quelque sorte le patriarche de la communauté. Nous arrivons à son domicile : une grande maison de bois montée sur pilotis. Elle n’a qu’une unique grande pièce, et une cuisine adjointe en bambou, à laquelle on accède par une petite plate-forme également en bambou.

A la lumière de la seule ampoule nue qui éclaire cette grande pièce [2], nous nous dévisageons les uns les autres. C’est la première fois que ce village de l'ethnie K’hmu (réputée la plus pauvre des ethnies du Laos) reçoit la visite de falangs [3]. Le vieux monsieur nous accueille donc avec moult civilités, et dans la plus grande et la plus belle tradition K’hmu de l’hospitalité. Alors que nous faisons ainsi connaissance, les villageois s’engouffrent un à un dans la maison: hommes, femmes et enfants s'accroupissent autour de nous, nous dévisagent et observent tous nos faits et gestes. On nous apporte alors les premiers mets: poulet, légumes, poissons grillés, et bien sûr, du lao lao! Nous avions bien prévenu à l’avance nos collègues que nous ne pouvions pas boire d’alcool, Patrick à cause de son régime de cardiaque et moi parce que je ne supporte pas toujours très bien l’alcool, mais la tradition est inaltérable. Et nous voilà contraints d’engloutir d’un trait ces petits verres d’alcool de riz artisanal, très fort. Nous tenons le coup, et réussissons à poliment refuser le deuxième verre. L’honneur est sauf des deux côtés. Puis vient le moment de la cérémonie traditionnelle du Baci : celle-ci est un peu particulière puisqu’elle se fait au sein d’une ethnie animiste K’hmu au lieu de la bonne vieille pagode bouddhiste theravada. Après un nouveau petit laïus de bienvenue du vieux partisan, dans lequel il exprime à maintes reprises la joie des villageois de recevoir les premiers étrangers que nous sommes, et son répondant par Patrick, la cérémonie débute : dans un large plateau autour duquel nous sommes à genoux, se trouve dressée une branche d’arbre à laquelle sont noués une quantité de saen, ces brins de fils de coton sacrés, deux assiettes avec deux poulets découpés et cuits, et d’autres petits verres  de lao lao. Après avoir bu du bout des lèvres de nouveaux verres, les villageois un à un viennent à nous et nous nouent chacun un saen autour d’un poignet tout en psalmodiant des vœux de bonne santé et de longue vie à notre intention. Le sens de cette cérémonie du Baci étant de rappeler et de réunifier en nous tous nos "esprits" afin de garder santé et esprit sain. La maladie et autres épreuves de la vie étant la conséquence de l’éparpillement de nos esprits. Très vite mes poignets sont couverts d’une quinzaine de saens. A notre tour nous nouons quelques saens aux poignets de villageois en prononçant des vœux dans nos propres langues.

La cérémonie se termine. Le dîner peut commencer… le ballet des mets sur la table reprend alors, sous les yeux avides des villageois accroupis à nos pieds. Bientôt, d’autres plats arriveront et ils pourront alors festoyer à leur tour. Nous apprendrons plus tard que pour notre venue, quelque 34 pauvres poulets ont été sacrifiés ; c’est à dire un poulet par foyer.  

Enfin, les villageois se retirent, et nous pouvons nous reposer un peu. J’en profite pour m’éclipser dans la nuit et satisfaire un besoin urgent… Je m’éloigne un peu du village, et me soulage derrière quelque bosquet. Il n’y a pas de toilettes ici. Mais bien que l’hygiène soit très rudimentaire, il n’y a pas de mauvaises odeurs dans le village. Juste un peu à sa périphérie... En remontant vers le village, je ne peux empêcher de m’arrêter et contempler le spectacle : plongé dans la pénombre et sans bruits, ce village K’hmu encaissé dans la montagne, au clair de lune, est tout simplement féerique! Je préfère continuer ma marche à travers le village plutôt que de rentrer. Je croise quelques enfants en train de transporter des bancs pour la séance d’éducation qui se prépare.  Ils sont discrets, me dévisagent sans insistance, et n’osent répondre à mon sourire ; mais lorsque je me risque à leur demander où ils vont, ils n’hésitent pas à me répondre, sans retenue ni surprise. Je me rends alors compte que bien que K’hmu, de langue et de culture, ils parlent aussi très bien le Lao. D’ailleurs la séance d’éducation qui débutera quelques minutes plus tard se fera autant en K’hmu qu’en Lao. Les animateurs sont bons. Ils réussissent à faire passer le message de prévention tout en distrayant leur auditoire, faisant rire les villageois, et participer activement. C'est une joie véritable que de voir ces petits fonctionnaires d'un pays pauvre mettre tant de cœur à l'ouvrage, et faire un si bon travail!  Le matériel utilisé est pourtant très rudimentaire. Un poster [4], quelques flip-charts - présentés à l’aide d’un micro relié au petit ampli portable dont j’ai  fait l’achat en masse il y a quelques mois. C’est ainsi la première fois que je vois notre matériel à l’usage, et nos collègues du terrain à l’œuvre. La séance terminée, et comme il se doit toujours au Laos, la musique et la danse prennent le relais, et commence alors le Lam Wong, où danseurs et danseuses tournant tous en cercle dans le même sens, ondulent du bassin tout en faisant des circonvolutions des poignets, les mains ouvertes. C’est une danse toujours très élégante pour les femmes mais qui donne un air efféminé aux hommes [5], ce qui explique que bien des "Falangs [6]" (hommes) n'osent pas s’y lancer.   
Quant à nous, épuisés par notre longue marche et escalade, nous montons installer nos moustiquaires et nous coucher dans la grande salle où nous avions eu la cérémonie du Baci et le dîner. Neuf personnes couchent dans la pièce unique: Dr Phone et une autre femme de l’équipe de santé du district partagent une large moustiquaire, Patrick et moi une autre, et derrière un léger rideau de sacs plastiques, couche toute la famille du vieux partisan. Pas de salle de bain, nous couchons tout habillés, la peau moite, la sueur des efforts de la marche toujours collée à la peau…

Bien que nos hôtes eussent eu la grande gentillesse de nous trouver des petits matelas au lieu des nattes traditionnelles, et que ceux-ci posés à-mêmes le sol fussent somme toute assez confortables pour la circonstance, la nuit ne fut pas très réparatrice. D’une part, la fête continua sous le plancher jusqu’à très tard, et d’autres part les combats de chiens, les chats qui s’interpellent, les cochons qui grouinent, et le garde qui passait régulièrement prendre sa rasade de lao lao furent autant de sons pittoresques qui nous empêchèrent de dormir. 
Au matin, je repère une pompe à eau non loin de la maison. Torse nu, je me passe le visage et le torse à l’eau fraîche; ce sera toujours ça de fait.

Déjà les villageois approchent de la table où est installé le matériel pour la collecte de sang de ce matin, deuxième objet de notre venue. Je suis très étonné de voir les villageois venir si nombreux pour se faire piquer le doigt et extraire du sang.  J’en fais part au vieux partisan, qui explique cela par la curiosité des gens. Il ajoute aussi que c’est sans doute parce qu’ils veulent savoir s’ils sont malades. Mais devant mon air dubitatif, il ajoute aussi que le Parti a su persuader les gens de venir… En retournant, sur les lieux de la prise de sang, j’observe en effet que le chef du village relève tous les noms de ceux qui ont donné leur sang. Je commence à croire de moins en moins à la thèse du volontariat et de la curiosité, surtout au regard de ces quelques visages manifestement peu rassurés quand s’avance l’aiguille. Conclusion : 183 prises de sang dans un village de 207 habitants, c’est un record! Sans doute pas en terme d'éthique de la recherche. Nous sommes en tout cas impatients de lire les résultats que nous obtiendrons après les examens microscopiques des lames une fois de retour au laboratoire. En attendant, nous préparons l’opération de distribution et d'imprégnation insecticide des moustiquaires, que nous distribuerons à ces villageois la semaine d'après. 

Je profite du fait que la séance de prise de sang soit longue pour me promener dans le village parmi les canards, poules, cochons noirs et buffles placides. Je grimpe aussi la colline pour prendre une photo d’ensemble du village dans son contexte naturel [photos à retrouver].
Ensuite, Patrick et moi allons visiter l’école, située à un petit kilomètre du village. Elle est très rudimentaire, mais fonctionne. Bien que notre visite ait été tout à fait impromptue, nous entendons de loin les enfants réciter leur alphabet lao, et pouvons constater sur place que tout cela est bien encadré par deux jeunes instituteurs K’hmu du village. Nous tâchons de savoir s’il existe un alphabet K’hmu mais les réponses contradictoires que nous recevons ne nous renseigneront point. Nous en étions pourtant presque convaincus lorsque notre guide nous écrivit quelques mots dans une écriture qui ne ressemblait en rien au Lao. Il se peut donc que les K’hmu dont il nous a été tant dit qu’ils n’avaient qu’une culture orale aient en fait bel et bien leur propre écriture?

Nous rentrons à la maison du patriarche où nous attend un "brunch"-maison. Encore quelques poulets… Dr Phone avait aussi emporté quelques sachets de café au lait instantané que nous plongeons dans de l’eau bouillante. Un vrai régal.

Nous profitons de ce moment privilégié pour aller plus loin dans nos discussions avec notre vieil hôte. Nous sommes curieux d’en savoir plus sur cette culture K’hmu et le vieillard se prête avec plaisir au jeu des questions/réponses:

Le mariage dans la société K’hmu? Contrairement à la coutume Lao, ce sont ici les femmes qui payent la dot. Mais celle-ci se résume aux objets de première nécessité. Un trousseau en quelque sorte. L’homme est tout de même prié d’offrir un buffle.

Nous relançons alors notre question sur l’écriture K’hmu. "-Non, les K’hmu n’ont pas d’écriture propre". nous répond notre hôte. Nous insistons, forts d’avoir vu ces quelques caractères étranges à l'école. Il se reprend alors et nous dit que "...peut-être les K’hmu de la province d’Udon Xay, qui sont beaucoup plus nombreux qu’à Huaphanh, ont-ils en effet une écriture". Cela nous laisse perplexes. Est-il possible que l’homme - tout simplement - n’ose pas nous dire qu’il ne sait pas lire[7]?

Nous posâmes encore bien d’autres questions, mais comme je n’ai pu prendre de notes à ce moment-là… et que je devais être quelque peu imbibé de lao lao, je ne m’en souviens plus.

Les prises de sang terminées, nous rangeons le matériel, et nous apprêtons à lever le camp… mais c’était compter sans la tradition! Nous voici conviés à boire de nouveaux verres de lao lao. Le vieil homme nous adresse encore de beaux discours et Patrick y répond avec tact et diplomatie. On nous annonce une nouvelle étape obligatoire des adieux : le lao hai. Nous sommes alors invités à pénétrer dans la cuisine au plancher de bambou, qui ploie légèrement sus nos pas. Là, au centre, une marmite sur le feu nous attend, dans laquelle bout une espèce de liquide blanchâtre où baignent des morceaux de fruits méconnaissables. D’une corne de buffle évidée, un homme verse plus de liquide dans la marmite. Une douzaine de tiges de roseau percées émergent du liquide; des pailles. Nous sommes alors tous invités à nous asseoir autour de la marmite, à prendre chacun une des "pailles" de roseau et à en aspirer ensemble la boisson en ébullition. Une sorte de calumet de la paix? J’aspire un peu, rien ne vient; un peu plus fort, et une gorgée de liquide sucré, légèrement alcoolisé s’engouffre dans mon gosier. Ce n’est pas mauvais. Je fais part  de ma surprise à Dr Phone. Celle-ci me reprend ; elle trouve ça plutôt amer. Elle me dira toutefois plus tard qu’elle bluffait, car sa paille était bouchée. De même pour Patrick.

Enfin, nous levons l’ancre. Quelle ne fut pas alors notre surprise de voir tout le village nous emboîter le pas! Et ainsi, Patrick et moi en tête, nous voilà sortant du village suivi d’une longue cohorte de villageois chantants. Deux hommes martèlent notre avancée sur un énorme tambour en poils de chèvre, qu’ils portent suspendu à un gros bambou posé sur leurs épaules. Nous nous demandons jusqu’où nos hôtes si sympathiques vont bien vouloir nous accompagner ainsi. Après avoir traversé quelques rizières et autres ponts, toujours en musique, nous arrivons au beau milieu d’un champ, en plein soleil, où le vieux leader nous demande soudain de nous arrêter. Là, derniers au-revoir, et re-gorgées de lao lao. On nous met alors des œufs dans les mains tout en prononçant de derniers vœux. Puis il faut se mettre encore à danser le Lam Wong, en plein soleil, et imbibés de lao lao. Nous avons un peu les jambes coupées. Et c’est sans compter les crampes et autres élongations musculaires provoquées par l’escalade de la veille! Difficilement, nous parvenons à prendre poliment congé de nos hôtes si attachants...
Nous arrivons enfin au pied le la première montagne qu’il nous faut gravir. Patrick semble bien mieux tenir le coup que la veille. Pas moi. Autant j’avais très bien supporté l’ascension de la veille, autant cette fois tous mes muscles et articulations se font durement sentir, et je souffre de cloques aux pieds, éclatées depuis la veille. Les ascensions furent très dures, les descentes vertigineuses encore pires. La pente était parfois si abrupte qu’il était difficile de se retenir de glisser ou de se laisser partir en avant. Enfin, Après avoir franchi les trois cols, replongé dans la vallée, re-traversé rivières et rizières, nous retrouvâmes enfin la route goudronnée, où nous attendait notre chauffeur. Ce que nous avions fait en trois heures la veille, nous le fîmes au retour en deux heures. Nous étions contents de nous, mais parfaitement épuisés.  

De retour à la civilisation, celle du bitume, notre programme reprenait. Malgré notre fatigue, nous voulions encore aller visiter les grottes qui avaient servi de refuges aux leaders de la révolution Lao pendant les bombardements aériens des impérialistes américains. Nos collègues de Vieng Xay nous menèrent donc sur les lieux. Il s’agit à l'origine de grottes naturelles qui furent aménagées et agrandies, puis reliées les unes aux autres par des galeries souterraines par les révolutionnaires. C'est d'ici que les grands leaders du parti communiste Lao élaborèrent leurs plans de résistance et de conquête. Les marques de bombardements sont encore bien visibles. Sur les lieux, nous sommes frappés, Patrick et moi, par l'emprise du culte de la personnalité - si caractéristique des régimes communistes - sur nos collègues Laotiens. Dr Phone va ainsi se recueillir sur la tombe du fils d’un des grands apparatchiks, elle pénètre aussi avec la plus grande religiosité dans la chambre de Kaysone Phoumviharn, le "grand timonier" Lao, et n’ose s’approcher de ses habits accrochés là... Nos collègues Laotiens parlent tous de leurs leaders avec la plus grande admiration et le plus grand respect. Pour ma part, je suis pris au piège quand notre guide me tend le livre d’or du lieu. Rusé, Patrick s’est tout de suite défaussé et m’a laissé la charge de laisser notre empreinte écrite…. Je reste sans inspiration devant ma feuille blanche. Les écrits des visiteurs précédents sont d’une bêtise à faire pâlir, ou d’une hypocrisie lâche; des touristes américains font ainsi leurs mea culpa, tandis que d’autres, australiens, font part de leur grande admiration pour ces grands leaders révolutionnaires, etc. Mes amis s’éloignent. J’écris à la va-vite : «-Yes, you made it. And now, it is a museum». L’interprétation sera celle que l’on voudra bien en faire.

Nous visitons grottes après grottes, et toujours plus de galeries souterraines. C’est intéressant, mais avec de si faibles investissements, le site est très mal rendu. Toutes les grottes sont vides. En replaçant dans les pièces le mobilier de l’époque par exemple, la visite en serait plus émouvante.

Nous quittons enfin les grottes, et allons nous reposer quelques minutes dans une petite gargote, siroter un Pepsi frais qui nous désaltère. Il nous faut reprendre des forces, car dans une heure, un autre dîner officiel en notre honneur nous est offert par la direction de la santé du district, en présence du gouverneur.

Après ce court repos, nous arrivons au restaurant où nous rejoint bientôt le gouverneur, un petit homme affable, grisonnant. Le dîner se fera bien sûr avec moult discours officiels de part et d'autre, suivis de conversations agréables. Nos hôtes nous offrent alors des cadeaux. Nous sommes gênés mais ne pouvons bien sûr refuser. Ce sont de très belles pièces de tissu de coton tissées aux motifs traditionnels de la région. Après les remerciements, et derniers discours, nous nous séparons vers 21 heures, et rentrons enfin au bungalow de Sam Neua ou nous retrouvons nos chambres respectives. Enfin retirer les chaussures! Les pieds sont en feu. La douche est bénie. Et dormir, enfin, dormir…

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Contexte: des 7 provinces [8] que couvre le projet de lutte contre la malaria dont j’avais la charge, je n’en connaissais pour l’instant que cinq [9]. Il me restait encore à découvrir les deux provinces les plus lointaines et les plus pittoresques de Phongsaly [10] et de Huaphanh [11]. Une fois le plan de travail annuel présenté au ministre et approuvé, je pouvais enfin souffler un peu et entreprendre une mission de terrain. Huaphanh fut celle de ce mois-ci. Le coordinateur des projets de l’Union Européenne au Laos, Patrick V. m’avait fait part de son désir de m’accompagner comme il aime à suivre les projets  sur le terrain. Cela me ravissait d’autant que Patrick se trouvait être un ami de longue date puisqu’il était déjà mon chef lorsque j’étais au siège des Nations Unies a Bangkok en 1989. Il était alors le patron de l’UNBRO. Pour nous accompagner et nous aider à la traduction dans nos rencontres au long de la mission, je demandai à notre Programme Officer, Dr Phonsavanh P. ("Phone" pour les intimes), de se joindre à nous ; ce qu’elle fit volontiers.

Pour des questions de commodité logistique, Patrick préférait avoir sa voiture disponible sur le lieu de mission, et avait donc prévu de faire le trajet depuis Vientiane avec sa voiture (approx. 13 heures de route). Dr Phone et moi préférions pour notre part écourter ce très long voyage en prenant l’avion ; seul problème: l’avion qui relie Vientiane à Huaphanh est un petit avion (Yak) et l’atterrissage à Sam Neua (capitale provinciale de Huaphanh) est très dangereux, car il doit se faire au travers les montagnes et collines et atterrir presque dans la ville. Plusieurs de ces petits avions s’y sont écrasés dernièrement. Nous décidons donc de faire le trajet un peu plus sûr de « Vientiane – Xieng Khuang » en ATR, un avion de fabrication française, le plus sûr de la flotte de Lao Aviation et Patrick de nous rejoindre à Xieng Khuang pour poursuivre le trajet vers Huaphanh dans son 4x4.



[1] Pour la conservation de mes collyres quotidiens.
[2] Alimentée par une petite turbine plongée dans le courant d’eau au bas du village.
[3] Nom donné aux Français puis, par extension, aux occidentaux par les Lao, Farangs pour les Thaïs et Barangs pour les Khmers.
[4]
Une des réalisations de notre Projet.
[5]
En tout cas selon nos critères occidentaux.
[7]
En fait, à notre retour, Patrick montrera ces caractères que nous avions ramenés à des collègues Lao, qui y reconnurent bel et bien du Lao ; mal écrit certes, mais du Lao, et rien d’autre. Déception.

[8] 39 districts, 2 274 villages, aux 900 000 habitants
[9]
Sayabouly, Vientiane province et Vientiane municipalité, Khammuane, et Bolikhamxay.
[10]
Tout au nord sur la frontière chinoise.
[11] Au Nord-est du pays sur la frontière vietnamienne.
Période: Directeur du projet malaria de l'Union Européenne, Laos. 

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Par quel biais avez vous participé à cette mission?
    Merci
    Amel

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    Réponses
    1. Bonjour Amel,
      Il s'agissait d'une simple mission de supervision du travail effectué sur le terrain; j'étais alors le directeur du projet de lutte contre le paludisme de l'Union Européenne.
      Bien cordialement,
      Stéphane

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