25 février 2002 au matin: lever
matinal (5:30 heures) pour prendre l’avion de Xieng Khuang à 7:45 heures. Le chauffeur
vient me prendre à la maison à 6:00 heures. Nous passons prendre Dr Phone chez
elle et filons sur l’aéroport Watay de Vientiane. Les formalités passées, nous
attendons en salle d’attente… quatre heures ! La raison invoquée pour ce long
retard est que Xieng Khuang est encore plongé dans le brouillard et l’avion ne
pourrait pas y atterrir. En attendant, la Lao Aviation a envoyé notre avion sur
Phnom Penh! Enfin nous décollons vers midi et demi dans… un Yak 7!
Dire que nous avions choisi ce trajet précisément pour éviter le Yak et prendre
un ATR! Quoi qu’il en soit, le voyage est court (30 mn) et sans encombre.
Je suis toujours très étonné de voir qu’au Laos – pays pauvre par excellence –
tout le monde semble pouvoir se permettre l’avion. On voit ainsi les paysans
monter à bord avec leurs poules et autres volailles dans les costumes traditionnels les plus
bigarrés. Un des bons côtés de la démocratisation des voyages
aériens?
Dans un atterrissage impeccable, nous
arrivons sur la piste de l’aérodrome de Xieng Khuang. L’aéroport est juste une
petite masure. Dans le petit hall, une large affiche peinte, publicité pour la
compagnie Lao Aviation a pour slogan : « All passengers are
covered by insurance » ouf, je me sens mieux ! Nos bagages
sont déchargés à la main depuis un petit camion. Nous les récupérons et partons
marchander avec un chauffeur de tuk tuk pour nous mener en ville à la
guesthouse où nous avions réservé nos quatre chambres ; Patrick et son
chauffeur nous rejoignant en voiture plus tard dans la soirée.
Le voyage de l’aéroport au centre-ville est
très court et sans grand intérêt. Le paysage est montagneux, mais ce ne sont
que des petites montagnes, sortes de grosses collines. La ville de Xieng Khuang
n’a pas beaucoup de charme. Très poussiéreuse, parsemée de maisons de bois et
aux toits de tôles ondulées rouillées ou de chaume… Les quelques monuments
comme il se doit à la gloire des combattants de la révolution, un hôpital de
"l’amitié Lao-Mongolienne". Rien de vraiment particulier. La ville
cependant attire quelques touristes car c’est dans ses environs que se situent
les fameuses et mystérieuses "plaines des jarres". Comme nous
n’avons rien à faire qu’attendre l’arrivée de Patrick, nous décidons, Dr Phone
et moi, après avoir déposé nos bagages dans nos chambres, de louer un taxi
local pour aller faire un tour à la plaine des jarres la plus proche. Autant
lier l’utile à l’agréable.
A peine 15 minutes de routes et de piste, et
après s’être affranchis de quelque 5 000 kips (50 centimes/FF) nous pénétrons
dans ce lieu étrange et superbe. Comble de chance, il fait un temps magnifique.
Soleil radieux, température douce, petit vent. Parfait. Et voici les premières
jarres. Grandes ou petites, certaines pesant jusqu'à 6 tonnes, dressées debout
ou couchées, quelques 300 jarres sont là dans un fatras apparent, sans
alignement caractéristique, sans orientation reconnaissable… Elles sont rondes
ou rectangulaires, avec ou sans rebord. et sans couvercle (hormis une seule
qui est couverte d’une pierre gravée, bien plus grande que l’orifice de la
jarre). Le premier groupement de pierre,
qui comprend les plus grosses, est au sommet d’une colline, ce qui semble compromettre
l’idée qu’elles aient été taillées dans les hauteurs puis laissées rouler dans
la plaine. Les autres, beaucoup plus nombreuses, sont toutes au bas de la
plaine. On perçoit encore très visiblement les stries verticales qui vont du
bord jusqu’au fond et semblent indiquer que ces pierres ont été creusées de
l’intérieur. Mais à quoi ont bien pu servir ces « jarres », par qui
ont-elles été creusées ? Pourquoi en ce lieu et nulle part ailleurs ?
Nul ne le sait, et le mystère reste entier. La dernière hypothèse avancée par
les archéologues est celle que ces « jarres » auraient été des urnes
funéraires, il y a quelque 2000 ans. Ce lieu serait-il donc un cimetière ?
Alors que nous déambulions parmi ces objets
étranges, Dr Phone s’écria « Mais, c’est M. Patrick ! ». C’était
lui en effet, avec Liengthong, son chauffeur, qui venaient d’arriver de
Vientiane, et comme nous, profitaient de ce temps libre avant notre voyage du
lendemain pour visiter ce lieu magique. Nous rentrâmes donc ensemble à la Guesthouse.
Là, je demandai à la petite réceptionniste de bien vouloir mettre mon icepack
dans le compartiment à glace du réfrigérateur [1].
Elle me regarda avec de grands yeux ronds (même si très bridés!) : un
réfrigérateur ? Mais il n’y a pas de réfrigérateur dans l’hôtel !
D’ailleurs il n’y a même pas d’électricité dans la ville. Le générateur de
la ville ne produit du courant que de 6:00 à 11:00 heures du soir uniquement.
C’est d’ailleurs le créneau horaire où il faut prendre sa douche, sinon le
chauffe-eau ne fonctionnera pas. De toute façon, électricité ou pas, il ne
fonctionnait pas. La douche fut donc glaciale. La chambre est des plus
sommaires, mais propre. Nous allâmes prendre notre dîner dans un des rares
petits restaurants de cette ville de province avant d’aller nous coucher. La
nuit fut calme.
Lendemain matin. Nouveau lever matinal pour
prendre la route au plus vite, car bien qu’il nous faille quelque six longues
heures de route, les autorités de la santé de la province de Huaphanh nous
attendent déjà pour la première réunion de travail. Je quitte l'hôtel non
sans avoir avant récupéré mon icepack, que la petite réceptionniste avait
réussi à laisser tremper toute la nuit dans un seau de glaçons achetés je ne
sais où. Le trajet est absolument splendide : montagnes aux versants luxuriants,
et traversées de nombreux villages ethniques pittoresques, où il faut souvent
freiner pour laisser passer canards, poules, cochons noirs et autres
chèvres et buffles qui en peuplent les rues. Tous ces villages aux habitants
souvent vêtus de costumes semi-traditionnels témoignent de la diversité ethnique du
pays. Les maisons sont à flanc de coteaux, couvertes de chaume ou de tôles
ondulées, sont en bois ou de bambou éclaté et tressé. Ce bambou que l’on trouve
partout, pour tout : clôtures, adductions d’eau (depuis la montagne
jusqu’au village, ces tuyaux de bambou peuvent parcourir plusieurs kilomètres).
Tant de choses à voir, à admirer, à
enregistrer… Et toujours cette belle route, longue et sinueuse, très sinueuse,
trop sinueuse ! Tant et si bien que j’en deviens malade, très malade. J’ai
même cru y passer… Après un premier arrêt urgent où je tentai de reprendre des
couleurs, un deuxième où je perdis tout mon petit déjeuner, un troisième où je
vidai mon estomac de toute sa bile, et tant d’autres ensuite tous les quarts
d’heures où je vidais toujours plus, j’étais devenu si blême et mon pouls si faible
que je commençais à m’inquiéter sérieusement… et ce petit calvaire dura
plusieurs heures !
Mais nous arrivâmes enfin : Sam Neua, capitale de la province de
Huaphanh. Ici aussi, une ville sans grand cachet. Poussiéreuse et sans
style. Au moins bénéficie-t-elle d’un paysage montagnard magnifique et de
sources thermales réputées, ce qui lui vaut d’être un lieu de villégiature privilégié des
apparatchiks laotiens.
Nous descendons à la guesthouse : un
groupe de petits bungalows de bois surplombant l’aérodrome ou s’écrasent de
temps à autres les petits Yaks qui tentent de s’y poser. Avec un peu de
malchance nous assisterons peut-être à un de ces tristes spectacles. Chacun de
nous (Patrick, Dr Phone, le chauffeur et moi-même) a sa chambre
individuelle : construite de petits rondins de bois avec de grands jours,
une petite salle de bain adjointe équipée d’une douche avec chauffe-eau. Le
grand confort en ce lieu reculé du Laos. Le voyage et surtout mes malaises
répétés m’ont tellement épuisé que je m’écroule sur le lit dans une
semi-torpeur. Lorsque je me relève une demi-heure plus tard, je rejoins la
réception où m’attendent mes collègues et le chef de notre station locale anti-malaria
et son personnel. Je suis bien sûr heureux de les retrouver, mais la fatigue et
la nausée qui me tient au corps rendent les discussions de travail un peu
difficiles. Quoi qu’il en soit, nous partons sur-le-champ pour une réunion de
travail avec le chef de la santé provinciale. Tout se passe bien et l’échange
est intéressant. Nous passons ensuite dans une salle de classe ou nous
observons et participons, Dr Phone et moi, à un cours d’anglais dispensé au
personnel de santé. Il s’agit pour nous d’évaluer la qualité de l’enseignement
car nous payons ces cours pour préparer l’envoi futur d’un de ces stagiaires en
formation à l’étranger. L’ambiance est agréable et très sympathique. Nous
rentrons enfin au bungalow pour une bonne douche. Mais le repos n’est pas
encore pour maintenant ; le chef-adjoint de la santé provinciale nous
invite à un dîner officiel en notre honneur. Heureusement, Patrick qui - de
beaucoup a la séniorité en âge, en expérience et dans la hiérarchie de
l’Union Européenne, est alors le commis d’office pour le speech officiel. Ce
sera comme ça durant toute la mission. Cela m’épargnera d’autant, et me rendra
cette mission plutôt relaxante. Je suis très agréablement surpris au cours de
ce premier dîner officiel de me rendre compte que je peux communiquer en Lao
sans trop de difficultés avec mes interlocuteurs. Peu à peu je réussis en effet
le transfert du Thaï au Lao, et une conversation même professionnelle m’est
aujourd’hui possible. Cela me réjouit d’autant que j’abhorre ces dialogues de
sourds quand la langue fait barrière. Enfin après les derniers speeches et
au-revoirs polis, nous pouvons enfin nous coucher… ou presque. C’était oublier
que les chambres n’avaient pas de moustiquaires. Heureusement, nous avions
pensé à emporter les nôtres, imprégnées d’insecticide comme il se doit. Mais
nous n'avions pas pensé à la ficelle, ni aux clous pour les accrocher! Le jeune
commis de la guesthouse prend sa moto pour nous en chercher et revient une
demi-heure plus tard avec le nécessaire. C’est ainsi qu’après ces six heures de
route épuisantes, et ces réunions de travail, je me retrouve à 22 :00
heures à planter des clous dans ma chambre pour fixer ma moustiquaire. Inutile
de dire que cette nuit là, je m’endormis comme une masse.
Lendemain matin, lever tôt, encore. La vallée
et la montagne sont dans le brouillard. Même la piste de l’aérodrome sous nos
fenêtres est invisible sous ce voile blanchâtre et épais.
Au programme aujourd’hui : la visite de
la station de radio provinciale, anciennement radio du Pathet Lao (le Parti
Communiste Lao). Notre antenne locale de lutte anti-malaria a en effet pris la
bonne initiative de créer des spots radio d’éducation de la population à la
prévention de la malaria dans les trois langues ethniques locales les plus courantes
(Lao loum, K’hmu et Hmong). Les spots seront diffusés plusieurs fois par jour
sur les ondes courtes. Grâce à un bon arrangement local, le script, au contenu
technique, fut préparé par notre antenne, mais l’enregistrement payé par nos
soins fut effectué par les professionnels de la station radio, et la diffusion
sur les ondes est offerte gracieusement par cette dernière. Une très bonne
initiative dont nous tenons à féliciter les auteurs. Nous passons
ensuite au bureau de la station anti-malaria où je me dois là de faire un peu
office d’inspecteur, puisqu’il s’agit de vérifier que nos fonds sont bien
dépensés, selon les règles et procédures de l’Union
Européenne: contrôle des factures, des livres de comptes, de l’utilisation du matériel,
des véhicules et équipements, etc. Heureusement, cette station est l’une de nos
meilleures antennes, et aucune entorse sérieuse au règlement n'est à déplorer. L’ambiance
n’en est que plus chaleureuse.
Nous passons ensuite rapidement à la
guesthouse, prendre un déjeuner au lance-pierre, et préparer nos sacs et nous
habiller en circonstance pour la partie la plus intéressante de cette
mission : le séjour dans un village K'hmu reculé du district de Vieng Xay, pour
y mener une séance d'éducation de la population à la prévention de la malaria,
suivie d’une large collecte de sang pour enquêter sur le taux
d’infection local. Nous savons qu’il nous faudra plusieurs heures de marche et
de grimpe pour accéder à ce village de montagne, mais il est impossible de savoir
combien exactement. Nous partons à deux voitures et passons d’abord par notre station anti-malaria
du district où nous prenons au passage le personnel qui nous accompagnera pour
remplir les tâches décrites plus hautes. Après quelques kilomètres de route,
nous nous arrêtons. Une demi-douzaine d’hommes nous attendent, armés
de mitraillettes AK47 et quelques porteurs nous accueillent chaleureusement. Ils s’emparent de nos sacs et équipements pour prendre immédiatement
la marche. Pour ma part, je garde mon sac qui n'est pas lourd et dont son contenu me sera très utile pendant la marche. Nous laissons donc les voitures et commençons notre périple. Nous sommes en retard sur l'horaire prévu et ne
pouvons perdre de temps si nous voulons arriver avant la nuit. Nous traversons
d’abord quelques rizières asséchées, puis très vite entamons la montée de la
première montagne… le sentier est très pentu; parfois de plus de 45º.
L’ascension est donc longue et difficile. Passé le premier col, nous redescendons, et
franchissons des petites rivières sur des rondins, traversons des
bambouseraies, puis nous gravissons encore d’interminables pentes, sur des
pistes qui ne sont en vérité que le lit de torrents asséchés. Nous empruntons ensuite
des petits sentiers à flanc de coteau. La marche ne manque pas de charme, mais
elle est particulièrement éprouvante. Je suis inquiet pour Patrick qui a subi,
il y a trois ans, un double-pontage cardiaque et qui bien sûr doit être prudent
dans ses efforts, et ceux-là sont particulièrement intenses. Il souffre
visiblement, même s’il ne se plaint jamais, et continue de plaisanter. Il
s’arrête de plus en plus souvent, transpire à grosses gouttes et son visage
est cramoisi. Mais nous continuons. Les porteurs veulent nous faire presser le
pas car la nuit va bientôt tomber et nous sommes toujours au beau milieu de la
jungle. Nous continuons de grimper. Le troisième col franchi, nous
redescendons enfin. La nuit commence à tomber. Les guides nous montrent au loin
des petits toits de chaume qui percent la verdure… Bopha, le village! Mais comme rien n’est jamais
près en montagne, il nous faudra encore crapahuter une bonne demi-heure, traverser
d’autres rivières et franchir d'autres rizières avant d’atteindre enfin l’orée
du village, la nuit cette fois bien tombée. Alors que nous approchons dans le
noir, nous discernons à la lumière de la lune – heureusement presque pleine
cette nuit-là - deux rangées de
villageois qui nous accueillent avec des battements rythmés des mains. Un
vieillard respectable s’avance vers nous, nous salue et nous mène aussitôt chez
lui. Nous apprendrons très vite que ce monsieur n’est point le chef du village
mais un vieux membre du Parti Communiste, respecté des villageois, et est en
quelque sorte le patriarche de la communauté. Nous arrivons à son
domicile : une grande maison de bois montée sur pilotis. Elle n’a qu’une
unique grande pièce, et une cuisine adjointe en bambou, à laquelle on accède
par une petite plate-forme également en bambou.
A la lumière de la seule ampoule nue qui éclaire cette grande pièce [2],
nous nous dévisageons les uns les autres. C’est la première fois que ce village de l'ethnie K’hmu (réputée la plus pauvre des ethnies du Laos) reçoit la visite de
falangs [3].
Le vieux monsieur nous accueille donc avec moult civilités, et dans la plus
grande et la plus belle tradition K’hmu de l’hospitalité. Alors que nous
faisons ainsi connaissance, les villageois s’engouffrent un à un dans la maison:
hommes, femmes et enfants s'accroupissent autour de nous, nous dévisagent et observent
tous nos faits et gestes. On nous apporte alors les premiers mets:
poulet, légumes, poissons grillés, et bien sûr, du lao lao! Nous avions
bien prévenu à l’avance nos collègues que nous ne pouvions pas boire d’alcool,
Patrick à cause de son régime de cardiaque et moi parce que je ne supporte pas
toujours très bien l’alcool, mais la tradition est inaltérable. Et nous voilà
contraints d’engloutir d’un trait ces petits verres d’alcool de riz artisanal,
très fort. Nous tenons le coup, et réussissons à poliment refuser le deuxième
verre. L’honneur est sauf des deux côtés. Puis vient le moment de la cérémonie
traditionnelle du Baci : celle-ci est un peu particulière puisqu’elle se
fait au sein d’une ethnie animiste K’hmu au lieu de la bonne vieille
pagode bouddhiste theravada. Après un nouveau petit laïus de bienvenue du
vieux partisan, dans lequel il exprime à maintes reprises la joie des
villageois de recevoir les premiers étrangers que nous sommes, et son répondant
par Patrick, la cérémonie débute : dans un large plateau autour
duquel nous sommes à genoux, se trouve dressée une branche d’arbre à
laquelle sont noués une quantité de saen, ces brins de fils de coton
sacrés, deux assiettes avec deux poulets découpés et cuits, et d’autres petits
verres de lao lao. Après avoir bu
du bout des lèvres de nouveaux verres, les villageois un à un viennent à nous
et nous nouent chacun un saen autour d’un poignet tout en psalmodiant des vœux
de bonne santé et de longue vie à notre intention. Le sens de cette cérémonie
du Baci étant de rappeler et de réunifier en nous tous nos "esprits" afin de garder santé et esprit sain. La maladie et autres épreuves de la vie étant la
conséquence de l’éparpillement de nos esprits. Très vite mes poignets sont
couverts d’une quinzaine de saens. A notre tour nous nouons quelques saens aux
poignets de villageois en prononçant des vœux dans nos propres langues.
La cérémonie se termine. Le dîner peut
commencer… le ballet des mets sur la table reprend alors, sous les yeux
avides des villageois accroupis à nos pieds. Bientôt, d’autres plats arriveront et ils pourront alors festoyer à leur tour. Nous apprendrons plus tard que pour notre venue,
quelque 34 pauvres poulets ont été sacrifiés ; c’est à dire un poulet par foyer.
Enfin, les villageois se retirent, et nous
pouvons nous reposer un peu. J’en profite pour m’éclipser dans la nuit et satisfaire un besoin urgent… Je m’éloigne un peu du village, et me soulage
derrière quelque bosquet. Il n’y a pas de toilettes ici. Mais bien que
l’hygiène soit très rudimentaire, il n’y a pas de mauvaises odeurs dans le
village. Juste un peu à sa périphérie... En remontant vers le village, je ne
peux empêcher de m’arrêter et contempler le spectacle : plongé dans la pénombre et sans bruits, ce village K’hmu encaissé dans la montagne,
au clair de lune, est tout simplement féerique! Je préfère continuer ma
marche à travers le village plutôt que de rentrer. Je croise quelques enfants
en train de transporter des bancs pour la séance d’éducation qui se prépare. Ils sont discrets, me dévisagent
sans insistance, et n’osent répondre à mon sourire ; mais lorsque je me
risque à leur demander où ils vont, ils n’hésitent pas à me répondre, sans
retenue ni surprise. Je me rends alors compte que bien que
K’hmu, de langue et de culture, ils parlent aussi très bien le Lao. D’ailleurs
la séance d’éducation qui débutera quelques minutes plus tard se fera autant en
K’hmu qu’en Lao. Les animateurs sont bons. Ils réussissent à faire passer le
message de prévention tout en distrayant leur auditoire, faisant rire les villageois, et participer
activement. C'est une joie véritable que de voir ces petits fonctionnaires d'un pays pauvre mettre tant de cœur à l'ouvrage, et faire un si bon travail! Le matériel utilisé est pourtant très rudimentaire. Un poster [4],
quelques flip-charts - présentés à l’aide d’un micro relié au petit ampli
portable dont j’ai fait l’achat en masse
il y a quelques mois. C’est ainsi la première fois que je vois notre matériel à
l’usage, et nos collègues du terrain à l’œuvre. La séance terminée, et comme il
se doit toujours au Laos, la musique et la danse prennent le relais, et
commence alors le Lam Wong, où danseurs et danseuses tournant tous en cercle
dans le même sens, ondulent du bassin tout en faisant des circonvolutions des
poignets, les mains ouvertes. C’est une danse toujours très élégante pour les
femmes mais qui donne un air efféminé aux hommes [5], ce qui explique que bien des "Falangs [6]"
(hommes) n'osent pas s’y lancer.
Quant à nous, épuisés par notre longue marche
et escalade, nous montons installer nos moustiquaires et nous coucher dans la
grande salle où nous avions eu la cérémonie du Baci et le dîner. Neuf personnes
couchent dans la pièce unique: Dr Phone et une autre femme de l’équipe de
santé du district partagent une large moustiquaire, Patrick et moi une autre,
et derrière un léger rideau de sacs plastiques, couche toute la famille du
vieux partisan. Pas de salle de bain, nous couchons tout habillés, la peau
moite, la sueur des efforts de la marche toujours collée à la peau…
Bien que nos hôtes eussent eu la grande
gentillesse de nous trouver des petits matelas au lieu des nattes
traditionnelles, et que ceux-ci posés à-mêmes le sol fussent somme toute assez
confortables pour la circonstance, la nuit ne fut pas très réparatrice. D’une
part, la fête continua sous le plancher jusqu’à très tard, et d’autres part
les combats de chiens, les chats qui s’interpellent, les cochons qui grouinent, et le garde
qui passait régulièrement prendre sa rasade de lao lao furent autant de sons
pittoresques qui nous empêchèrent de dormir.
Au matin, je repère une pompe à eau non loin de la maison. Torse nu, je me passe le visage et le torse à l’eau fraîche; ce sera toujours ça de fait.
Au matin, je repère une pompe à eau non loin de la maison. Torse nu, je me passe le visage et le torse à l’eau fraîche; ce sera toujours ça de fait.
Déjà les villageois approchent de la table où
est installé le matériel pour la collecte de sang de ce matin,
deuxième objet de notre venue. Je suis très étonné de voir les
villageois venir si nombreux pour se faire piquer le doigt et extraire du sang. J’en fais part au vieux partisan, qui explique
cela par la curiosité des gens. Il ajoute aussi que c’est sans doute parce
qu’ils veulent savoir s’ils sont malades. Mais devant mon air dubitatif, il
ajoute aussi que le Parti a su persuader les gens de venir… En retournant, sur
les lieux de la prise de sang, j’observe en effet que le chef du village relève
tous les noms de ceux qui ont donné leur sang. Je commence à croire de moins en
moins à la thèse du volontariat et de la curiosité, surtout au regard de ces
quelques visages manifestement peu rassurés quand s’avance l’aiguille.
Conclusion : 183 prises de sang dans un village de 207 habitants, c’est un
record! Sans doute pas en terme d'éthique de la recherche. Nous sommes en tout cas impatients de lire les résultats que nous
obtiendrons après les examens microscopiques des lames une fois de retour au laboratoire. En attendant,
nous préparons l’opération de distribution et d'imprégnation insecticide des moustiquaires,
que nous distribuerons à ces villageois la semaine d'après.
Je profite du fait que la séance de prise de
sang soit longue pour me promener dans le village parmi les canards, poules,
cochons noirs et buffles placides. Je grimpe aussi la colline pour prendre une
photo d’ensemble du village dans son contexte naturel [photos à retrouver].
Ensuite, Patrick et moi allons visiter
l’école, située à un petit kilomètre du village. Elle est très
rudimentaire, mais fonctionne. Bien que notre visite ait été tout à fait
impromptue, nous entendons de loin les enfants réciter leur alphabet lao, et
pouvons constater sur place que tout cela est bien encadré par deux jeunes
instituteurs K’hmu du village. Nous tâchons de savoir s’il existe un alphabet
K’hmu mais les réponses contradictoires que nous recevons ne nous renseigneront
point. Nous en étions pourtant presque convaincus lorsque notre guide nous écrivit
quelques mots dans une écriture qui ne ressemblait en rien au Lao. Il se peut
donc que les K’hmu dont il nous a été tant dit qu’ils n’avaient qu’une culture
orale aient en fait bel et bien leur propre écriture?
Nous rentrons à la maison du patriarche
où nous attend un "brunch"-maison. Encore quelques poulets… Dr Phone
avait aussi emporté quelques sachets de café au lait instantané que nous
plongeons dans de l’eau bouillante. Un vrai régal.
Nous profitons de ce moment privilégié pour
aller plus loin dans nos discussions avec notre vieil hôte. Nous sommes curieux
d’en savoir plus sur cette culture K’hmu et le vieillard se prête avec plaisir
au jeu des questions/réponses:
Le mariage dans la société K’hmu?
Contrairement à la coutume Lao, ce sont ici les femmes qui payent la dot. Mais
celle-ci se résume aux objets de première nécessité. Un trousseau en quelque
sorte. L’homme est tout de même prié d’offrir un buffle.
Nous relançons alors notre question sur
l’écriture K’hmu. "-Non, les K’hmu n’ont pas d’écriture propre". nous répond notre hôte. Nous
insistons, forts d’avoir vu ces quelques caractères étranges à l'école. Il se reprend alors et
nous dit que "...peut-être les K’hmu de la province d’Udon Xay, qui sont beaucoup plus
nombreux qu’à Huaphanh, ont-ils en effet une écriture". Cela nous laisse
perplexes. Est-il possible que l’homme - tout simplement - n’ose pas nous dire qu’il ne
sait pas lire[7]?
Nous posâmes encore bien d’autres questions,
mais comme je n’ai pu prendre de notes à ce moment-là… et que je devais être
quelque peu imbibé de lao lao, je ne m’en souviens plus.
Les prises de sang terminées, nous rangeons le matériel,
et nous apprêtons à lever le camp… mais c’était compter sans la tradition!
Nous voici conviés à boire de nouveaux verres de lao lao. Le vieil homme nous
adresse encore de beaux discours et Patrick y répond avec tact et diplomatie.
On nous annonce une nouvelle étape obligatoire des adieux : le lao
hai. Nous sommes alors invités à pénétrer dans la cuisine au plancher de bambou, qui ploie légèrement sus nos pas.
Là, au centre, une marmite sur le feu nous attend, dans laquelle bout une espèce de liquide
blanchâtre où baignent des morceaux de fruits méconnaissables. D’une corne de
buffle évidée, un homme verse plus de liquide dans la marmite. Une douzaine de tiges de roseau
percées émergent du liquide; des pailles. Nous sommes alors
tous invités à nous asseoir autour de la marmite, à prendre chacun une des "pailles"
de roseau et à en aspirer ensemble la boisson en ébullition. Une sorte de
calumet de la paix? J’aspire un peu, rien ne vient; un peu plus fort, et une
gorgée de liquide sucré, légèrement alcoolisé s’engouffre dans mon gosier. Ce
n’est pas mauvais. Je fais part de ma
surprise à Dr Phone. Celle-ci me reprend ; elle trouve ça plutôt amer.
Elle me dira toutefois plus tard qu’elle bluffait, car sa paille était bouchée. De même
pour Patrick.
Enfin, nous levons l’ancre. Quelle ne fut pas
alors notre surprise de voir tout le village nous emboîter le pas! Et ainsi,
Patrick et moi en tête, nous voilà sortant du village suivi d’une longue cohorte
de villageois chantants. Deux hommes martèlent notre avancée sur un énorme
tambour en poils de chèvre, qu’ils portent suspendu à un gros bambou posé sur
leurs épaules. Nous nous demandons jusqu’où nos hôtes si sympathiques vont bien
vouloir nous accompagner ainsi. Après avoir traversé quelques rizières et
autres ponts, toujours en musique, nous arrivons au beau milieu d’un champ, en
plein soleil, où le vieux leader nous demande soudain de nous arrêter. Là,
derniers au-revoir, et re-gorgées de lao lao. On nous met alors des œufs dans les mains tout en prononçant de derniers vœux. Puis il faut se mettre encore à danser le Lam Wong, en plein
soleil, et imbibés de lao lao. Nous avons un peu les jambes coupées. Et c’est sans
compter les crampes et autres élongations musculaires provoquées par l’escalade de la
veille! Difficilement, nous parvenons à prendre poliment congé de nos
hôtes si attachants...
Nous arrivons enfin au pied le la première montagne qu’il nous faut gravir. Patrick semble bien mieux tenir le coup que la veille. Pas moi. Autant j’avais très bien supporté l’ascension de la veille, autant cette fois tous mes muscles et articulations se font durement sentir, et je souffre de cloques aux pieds, éclatées depuis la veille. Les ascensions furent très dures, les descentes vertigineuses encore pires. La pente était parfois si abrupte qu’il était difficile de se retenir de glisser ou de se laisser partir en avant. Enfin, Après avoir franchi les trois cols, replongé dans la vallée, re-traversé rivières et rizières, nous retrouvâmes enfin la route goudronnée, où nous attendait notre chauffeur. Ce que nous avions fait en trois heures la veille, nous le fîmes au retour en deux heures. Nous étions contents de nous, mais parfaitement épuisés.
Nous arrivons enfin au pied le la première montagne qu’il nous faut gravir. Patrick semble bien mieux tenir le coup que la veille. Pas moi. Autant j’avais très bien supporté l’ascension de la veille, autant cette fois tous mes muscles et articulations se font durement sentir, et je souffre de cloques aux pieds, éclatées depuis la veille. Les ascensions furent très dures, les descentes vertigineuses encore pires. La pente était parfois si abrupte qu’il était difficile de se retenir de glisser ou de se laisser partir en avant. Enfin, Après avoir franchi les trois cols, replongé dans la vallée, re-traversé rivières et rizières, nous retrouvâmes enfin la route goudronnée, où nous attendait notre chauffeur. Ce que nous avions fait en trois heures la veille, nous le fîmes au retour en deux heures. Nous étions contents de nous, mais parfaitement épuisés.
De retour à la civilisation, celle du bitume,
notre programme reprenait. Malgré notre fatigue, nous voulions encore aller visiter les grottes qui avaient servi de refuges aux leaders de la révolution Lao pendant les bombardements aériens des impérialistes américains. Nos collègues de Vieng Xay nous
menèrent donc sur les lieux. Il s’agit à l'origine de grottes naturelles qui furent
aménagées et agrandies, puis reliées les unes aux autres par des galeries souterraines par les révolutionnaires. C'est d'ici que les grands leaders du parti communiste Lao élaborèrent leurs
plans de résistance et de conquête. Les marques de bombardements sont encore
bien visibles. Sur les lieux, nous sommes frappés, Patrick et moi, par l'emprise du culte de la personnalité - si caractéristique des régimes communistes - sur
nos collègues Laotiens. Dr Phone va ainsi se recueillir sur la tombe du fils
d’un des grands apparatchiks, elle pénètre aussi avec la plus grande religiosité dans
la chambre de Kaysone Phoumviharn, le "grand timonier" Lao, et n’ose
s’approcher de ses habits accrochés là... Nos collègues Laotiens parlent tous
de leurs leaders avec la plus grande admiration et le plus grand respect. Pour
ma part, je suis pris au piège quand notre guide me tend le livre d’or du lieu.
Rusé, Patrick s’est tout de suite défaussé et m’a laissé la charge de laisser notre
empreinte écrite…. Je reste sans inspiration devant ma feuille blanche. Les
écrits des visiteurs précédents sont d’une bêtise à faire pâlir, ou d’une hypocrisie
lâche; des touristes américains font ainsi leurs mea culpa, tandis que d’autres,
australiens, font part de leur grande admiration pour ces grands leaders
révolutionnaires, etc. Mes amis s’éloignent. J’écris à la va-vite :
«-Yes, you made it. And now, it is a museum».
L’interprétation sera celle que l’on voudra bien en faire.
Nous visitons grottes après grottes, et toujours plus de galeries souterraines. C’est intéressant, mais avec de si faibles
investissements, le site est très mal rendu. Toutes les grottes sont vides. En
replaçant dans les pièces le mobilier de l’époque par exemple, la visite en serait
plus émouvante.
Nous quittons enfin les grottes, et allons
nous reposer quelques minutes dans une petite gargote, siroter un Pepsi frais
qui nous désaltère. Il nous faut reprendre des forces, car dans une heure, un
autre dîner officiel en notre honneur nous est offert par la direction de la
santé du district, en présence du gouverneur.
Après ce court repos, nous arrivons au
restaurant où nous rejoint bientôt le gouverneur, un petit homme affable,
grisonnant. Le dîner se fera bien sûr avec moult discours officiels de part et
d'autre, suivis de conversations agréables. Nos hôtes nous offrent alors des
cadeaux. Nous sommes gênés mais ne pouvons bien sûr refuser. Ce sont de très
belles pièces de tissu de coton tissées aux motifs traditionnels de la région.
Après les remerciements, et derniers discours, nous nous séparons vers 21
heures, et rentrons enfin au bungalow de Sam Neua ou nous retrouvons nos chambres
respectives. Enfin retirer les chaussures! Les pieds sont en feu. La
douche est bénie. Et dormir, enfin, dormir…
---
Contexte: des 7 provinces [8]
que couvre le projet de lutte contre la malaria dont j’avais la charge, je n’en connaissais pour l’instant
que cinq [9].
Il me restait encore à découvrir les deux provinces les plus lointaines et les
plus pittoresques de Phongsaly [10]
et de Huaphanh [11]. Une fois le plan de
travail annuel présenté au ministre et approuvé, je pouvais enfin souffler un
peu et entreprendre une mission de terrain. Huaphanh fut celle de ce mois-ci.
Le coordinateur des projets de l’Union Européenne au Laos, Patrick V. m’avait fait
part de son désir de m’accompagner comme il aime à suivre les projets sur le terrain. Cela me ravissait d’autant
que Patrick se trouvait être un ami de longue date puisqu’il était déjà mon
chef lorsque j’étais au siège des Nations Unies a Bangkok en 1989. Il était
alors le patron de l’UNBRO. Pour nous
accompagner et nous aider à la traduction dans nos rencontres au long de la
mission, je demandai à notre Programme Officer, Dr Phonsavanh P. ("Phone" pour les intimes), de se joindre
à nous ; ce qu’elle fit volontiers.
Pour des questions de
commodité logistique, Patrick préférait avoir sa voiture disponible sur le lieu
de mission, et avait donc prévu de faire le trajet depuis Vientiane avec sa
voiture (approx. 13 heures de route). Dr Phone et moi préférions pour notre
part écourter ce très long voyage en prenant l’avion ; seul problème:
l’avion qui relie Vientiane à Huaphanh est un petit avion (Yak) et
l’atterrissage à Sam Neua (capitale provinciale de Huaphanh) est très
dangereux, car il doit se faire au travers les montagnes et collines et
atterrir presque dans la ville. Plusieurs de ces petits avions s’y sont écrasés
dernièrement. Nous décidons donc de faire le trajet un peu plus sûr de
« Vientiane – Xieng Khuang » en ATR, un avion de fabrication
française, le plus sûr de la flotte de Lao Aviation et Patrick de nous
rejoindre à Xieng Khuang pour poursuivre le trajet vers Huaphanh dans son 4x4.
[1] Pour la conservation de mes collyres quotidiens.
[2] Alimentée par une petite turbine plongée dans le courant d’eau au bas du village.
[3] Nom donné aux Français puis, par extension, aux occidentaux par les Lao, Farangs pour les Thaïs et Barangs pour les Khmers.
[4] Une des réalisations de notre Projet.
[5] En tout cas selon nos critères occidentaux.
[7] En fait, à notre retour, Patrick montrera ces caractères que nous avions ramenés à des collègues Lao, qui y reconnurent bel et bien du Lao ; mal écrit certes, mais du Lao, et rien d’autre. Déception.
[2] Alimentée par une petite turbine plongée dans le courant d’eau au bas du village.
[3] Nom donné aux Français puis, par extension, aux occidentaux par les Lao, Farangs pour les Thaïs et Barangs pour les Khmers.
[4] Une des réalisations de notre Projet.
[5] En tout cas selon nos critères occidentaux.
[7] En fait, à notre retour, Patrick montrera ces caractères que nous avions ramenés à des collègues Lao, qui y reconnurent bel et bien du Lao ; mal écrit certes, mais du Lao, et rien d’autre. Déception.
Période: Directeur du projet malaria de l'Union Européenne, Laos.
Bonjour,
RépondreSupprimerPar quel biais avez vous participé à cette mission?
Merci
Amel
Bonjour Amel,
SupprimerIl s'agissait d'une simple mission de supervision du travail effectué sur le terrain; j'étais alors le directeur du projet de lutte contre le paludisme de l'Union Européenne.
Bien cordialement,
Stéphane