29 sept. 2014

Droits de l’Homme : une opération (parmi tant d'autres)

Un vieil homme entra dans mon bureau. En voyant son visage torturé et ses yeux suppliants, je me dis que ça allait sans doute être un cas difficile. J’invitai l’homme à s’asseoir en face de moi, et Ly Sophat, mon fidèle assistant et interprète, vint aussitôt se joindre à nous.
Et puis non, l’histoire n’était finalement pas aussi terrible que je le craignais: le vieil homme, maintenant en pleurs, nous fit part de la cause de sa détresse: quelques semaines plus tôt, son fils, un soldat CPAF sans grade de la garnison de Siem Reap, avait osé se plaindre bruyamment à ses supérieurs de la médiocrité de la cuisine à la cantine militaire. En punition de son audace, il avait été arrêté. Depuis lors, son père n’avait plus reçu aucune nouvelle, et il était donc très inquiet.
L’histoire était somme toute assez simple, et même si j’éprouvais quelque compassion pour ce pauvre papa, je classai déjà ce cas dans ma tête comme "banal", compte tenu du nombre de cas sérieux que j’avais déjà sur les bras à cette époque: arrestations arbitraires et tortures d’opposants au régime, exécutions sommaires, assassinats politiques, menaces de mort, etc; autant d'affaires urgentes de violations des droits de l’Homme que je me devais de traiter en priorité.
C’est alors que le vieil homme ajouta un élément de l’histoire qui me fit tout de suite changer d’avis :

alors que je tentais de le rassurer, lui expliquant que j’allai exposer son cas au Général Long Sopheap, le Commandant-en-Chef de la 4ème région militaire, et que j’essaierai ensuite de rendre visite à son fils dans la prison de la caserne, le père me reprit aussitôt: «-Mais il n’est pas à la caserne! Il est séquestré en ville, dans une maison… ». C’était un ami de garnison de son fils qui l’avait discrètement averti de ce transfert suspect. Mon sang ne fit qu’un tour: voilà longtemps que nous suspections l’existence de prisons secrètes, dans lesquelles les autorités emmenaient les détenus qu’ils voulaient interroger ou discipliner «à leur manière» - se soustrayant ainsi au contrôle que j’effectuais dans les prisons dites officielles. C’était la raison première de l’angoisse du père : dans ces prisons secrètes, tout pouvait arriver…

Poursuivant mon enquête, mon interlocuteur me décrivit avec force détails la localisation exacte du site de séquestration. Je me tournai alors vers mon assistant ; celui-ci, devinant mes pensées, haussa les sourcils et me fit : «-Non… non, Monsieur, nous ne pouvons pas, c’est beaucoup trop dangereux !... ».
Je savais qu’il avait raison ; intervenir était très dangereux. En outre, cela l’était encore plus pour lui que pour moi. Si nous arrivions à découvrir une prison secrète, les risques de représailles étaient considérables. L’officier onusien que j’étais pouvait parfois susciter une certaine retenue de la part des "hommes de main" et, au pire, je pouvais toujours être évacué du pays. En revanche, pour notre personnel local, les risques étaient beaucoup plus importants; et pour eux, aucune évacuation n’était envisageable.

Je pris congé du vieil homme, lui promettant de tenter quelque chose dès aujourd’hui, et l’invitant à repasser en fin d’après-midi pour que je l’informe du résultat. L’homme sortit et je me tournai alors vers un Ly Sophat très nerveux. Nous passâmes en revue les différentes options. Il nous sembla que l’option la plus "réglementaire"– celle qui consistait à aller prévenir formellement le Général que nous "savions" au sujet de la prison secrète - sans toutefois en avoir la preuve - était vouée à l’échec, parce que dans les heures qui suivraient, tous les détenus seraient transférés, et que tout raid de la police des Nations Unies ferait alors chou blanc. En outre, Il fallait agir vite. Je comptais tant sur l’effet de surprise que sur le mandat puissant de cette mission onusienne, mais le risque était grand si nous ne trouvions rien ni personne. De plus, s’il s'avérait que la maison en question était bien une prison secrète, il y avait de fortes chances qu’elle fût gardée par des soldats en armes, et ma plus grande crainte était alors que ces derniers fussent saouls, parce qu’ils seraient alors aussi imprévisibles qu’incontrôlables. Après avoir mûrement réfléchi, je décidai de tenter le coup, mais sans mon assistant. Je lui fis part de ma décision, lui demandant toutefois s’il acceptait que l’on passe d’abord discrètement ensemble devant la maison, afin qu’il m’indique très clairement et sans erreur possible le lieu d’intervention. L’idée étant qu’une fois la maison repérée, je le déposerai quelque part en ville pour le reprendre en fin d’opération. Mais Sophat me répondit tout de go: «-Non, Monsieur, si vous y allez, j’y vais aussi! ». Je tentai de le dissuader, en vain. Aujourd’hui encore, j'admire le courage dont il fit preuve ce jour-là. 

Nous prîmes donc la voiture et nous nous dirigeâmes vers le quartier en question, non loin de la prison provinciale, puis nous fîmes lentement un tour de reconnaissance, passant devant la maison que le père du soldat disparu nous avait décrite. La demeure était une de ces maisons cossues de Siem Reap, de style colonial français. Nous observâmes quelques soldats en faction devant l’entrée, mais le portail était grand ouvert. Je refis alors le tour du quartier, tout en détaillant à Sophat les étapes qui allaient suivre.
Et c’est le cœur battant à tout rompre que nous lançâmes alors l’opération.

Dès que nous arrivâmes à hauteur du portail, je braquai à droite, pénétrai dans l’enceinte de la maison et stoppai net devant le perron. Je sautai aussitôt de la voiture, suivi de Sophat, et nous nous dirigeâmes droit vers la porte d’entrée. Les soldats du portail accoururent en nous interpellant; je leur répondis par un sourire et un grand bonjour, tout en continuant mon avancée vers la porte. Nous entrâmes et nous nous retrouvâmes dans un long couloir. Nous ouvrîmes alors chaque porte, très vite, en criant le nom de l’homme que nous recherchions. Les soldats qui étaient dans les différentes pièces, surpris en plein jeu de cartes ou autre sieste, nous regardaient bouche bée. Je savais que chaque seconde comptait, car dès que les officiers seraient prévenus, les choses allaient se corser considérablement… Enfin, nous pénétrâmes dans une salle, où là – bingo ! – nous trouvâmes celui que nous cherchions. Quelques rapides vérifications nous permirent de nous assurer qu’il était bien le fils du vieil homme. Il était en bonne santé, en train de jouer aux cartes avec ses geôliers, et complètement ébahi par l'irruption de ce "barang". Le prendre avec nous aurait été beaucoup trop risqué. L’essentiel était de l’avoir retrouvé, et - selon la stratégie bien rodée d’Amnistie Internationale - de pouvoir dorénavant prouver aux responsables de son arrestation que… nous savions. Nous rebroussâmes chemin aussitôt, repassant devant les soldats de l’entrée qui nous intimèrent alors l’ordre d’attendre leur officier. Au lieu de cela, nous sautâmes dans la voiture et quittâmes les lieux sur le champ. L’opération n’avait pas duré plus de 2 minutes.
Dès mon retour au quartier général, je rapportai la situation à mon supérieur et au commandant de la police civile de l’ONU : la protection du détenu fut ainsi immédiatement assurée, et les autorités militaires CPAF se firent rappeler à l'ordre et furent obligées de fermer la prison secrète et transférer tous les détenus dans les prisons sous observation onusienne. 

En fin d’après-midi, le vieil homme revint nous voir, et les larmes de ce papa rassuré furent notre pain du jour.  Affaire classée; journée bien remplie. Tranche de vie...
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Épilogue :
Mon assistant, Ly Sophat fit une belle carrière au sein du Centre des Droits de l’Homme au Cambodge, et dorénavant il effectue de temps en temps des missions à l’étranger. Son courage, que j’ai maintes fois pu vérifier (voir d’autres billets racontant des interventions dans lesquelles il me secondait), fut exemplaire, et permit de mener à bien de nombreuses opérations. Je l’ai retrouvé récemment sur Facebook, et il se rappelle bien ces actions que nous avons accomplies ensemble.  
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Période : Inspecteur des Droits de l’Homme, Autorité Provisoire des Nations Unies au Cambodge (UNTAC), 1992-1993

2 commentaires:

  1. de retour " au cas ou" sur ce blog que j'avais dévoré d'un bout à l'autre lors de ma première visite, quelle bonheur de trouver de nouvelles histoires passionnantes à lire!
    Merci de partager avec nous ces tranches de vies peu ordinaires! Vivement la prochaine publication!

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    1. Merci, voilà qui fait bien chaud au cœur.
      Alors, on continue, doucement mais sûrement... :)
      Bien cordialement,
      Stéphane

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