8 sept. 2011

«-Vous pouvez répéter la question?»

«-La réponse est oui, mais quelle était la question?». La boutade de Woody Allen m’a toujours fait rire …en tout cas, jusqu’au jour où je fus confronté à ce genre de réponse au cours même de mes interrogatoires d’investigations. Or, il n’y a rien de plus délicat que les interrogatoires de victimes ou témoins de violations des Droits de l’Homme, où approximations et négligences peuvent se solder par la disparition ou l’exécution d’un témoin ou l’arrestation et la condamnation d’un innocent. J’avais bien conscience de ces risques, et je m’efforçais donc d’effectuer mes interrogatoires de la manière la plus scrupuleuse que possible, utilisant tous les moyens imaginables pour protéger les personnes que j’interrogeais, et tachant autant que faire se peut d’éliminer tout élément imprécis du rapport.


Investiguer les cas graves de violation des droits
de l'homme n'est pas sans risque.
(Photo: Stéphane R.)
Par exemple, lorsque j’arrivais dans un village pour une enquête sur un assassinat politique, un enlèvement, ou autre violation d’importance, je m’efforçais de garer ma voiture dans un endroit discret, à plusieurs centaines de mètres de la maison de la personne que je venais interroger, et tâchais de ne pas me faire remarquer lorsque je pénétrais dans sa maison. Comme les murs étaient souvent de bois et de bambous, les risques que des oreilles mal intentionnées puissent entendre les propos étaient toujours très grands, et il nous fallait être très prudent. Dans les cas trop sensibles, j’instruisais même mon assistant cambodgien - qui pouvait passer plus inaperçu dans le village que le barang que j’étais - d’aller simplement fixer un rendez-vous avec la personne pour un interrogatoire privé et confidentiel dans mon bureau (protégé, au sein du quartier général des Nations Unies de la province).

Quant à la technique d’interview, je tâchais de la blinder contre les risques d’erreurs, de confusions, de mensonges, de retenues, par des techniques habituelles déjà bien rodées: mise en confiance de l’interviewé, en partant de questions et sujets anodins pour avancer progressivement sur les sujets plus sensibles, voire revenir sur les sujets mineurs dès que la tension ou l’émotion devenait trop forte risquant de pousser l’interviewé à se retrancher, constante vérification des dires par recoupements, etc. Un interrogatoire est à vrai dire un travail beaucoup plus psychologique qu’une simple technique de transcription et de rapport. Et ce d’autant plus, que seule une attitude de compassion sincère vis à vis des victimes pouvait rendre au geste professionnel toute son humanité.

Seulement voilà, tous ces jolis efforts ne suffisaient pas. Loin de là. Que je fus dans des camps de réfugiés, ou au fin-fond de la campagne cambodgienne, toutes ces techniques butaient sur des interférences linguistiques, culturelles et sociales très gênantes.  Par exemple, dans toutes les campagnes du sud-est asiatique, que ce soit en Thaïlande, au Cambodge, au Laos ou au Vietnam, voire même aux Philippines, les paysans ont tous cette même manière de répondre aux questions par un court «-euhhh!», prononcé la bouche légèrement entrouverte, avec un léger hochement de tête, le menton poussé en avant, parfois accompagné d’un sourire: «-Étiez-vous présente au moment du meurtre? » [Réponse :] «-euhhh!». Seulement voilà, ce «-euhhh!» ne signifie en rien une affirmation, un «-oui», mais simplement une manière polie de signifier à son interlocuteur qu’on l’écoute. Ni plus ni moins. Beaucoup d’expatriés – moi y compris, à mes débuts - sont tombés dans le panneau ; interprétant ces espèces d’onomatopées comme autant d’approbations, menant à des résultats d’interview totalement erronés. Je l’ai vu encore dernièrement chez certains épidémiologistes étrangers investiguant des cas suspects de choléra auprès d’ethnies montagnardes reculées: «-Y avait-il du sang dans les selles?» Réponse: «-euhhh!». L’épidémiologiste coche le "[x] Oui.» dans son questionnaire… En vérité, la réponse ne signifie rien d’autre qu’un «-Je vous écoute, Monsieur, continuez.»…

Autre interférent culturel, les paysans du sud-est asiatique s’efforcent toujours d’aligner leur position sur la position de leur interlocuteur s’ils estiment ce dernier plus éduqué qu’eux. Ainsi donc bien des barangs en croyant "consulter" la population sur des sujets divers en sont revenus satisfaits, leur position soi-disant "attestée" par la population, sans savoir qu’en vérité cette dernière n’avait fait preuve que d’un krieng djai[1] poli. Il importe donc pour tout professionnel désirant consulter les populations paysannes du sud-est asiatique d’adopter l’attitude la plus humble et la plus neutre que possible …et d’être bien conscient de ce trait culturel.  
    
Considérant donc les risques inhérents au travail des Droits de l’Homme, il me fallait trouver une technique d’interrogatoire en béton, qui prenne en considération non seulement les interférents classiques – timidité, méfiance, peur, conflit d’intérêt, désir d’ "en montrer", mensonge, distorsion de la mémoire, confusion, etc – mais aussi et surtout ces interférents culturels, linguistiques et sociaux. Ainsi sur la question des «-euhhh!», je m’interdisais toute question fermée qui ne nécessitait pour réponse qu’un «-oui.» ou un «-non.». Toute question à l’adresse d’un interrogé se devait d’être ouverte, exigeant une réponse construite: ainsi au lieu de  «-Étiez-vous présente au moment du meurtre?», la question devenait «-Où étiez vous au moment du meurtre?», ce qui confirmera ou infirmera la présence, etc.

Mais il y avait beaucoup plus difficile encore; au long des années, j’observais une chose particulièrement déroutante dans ces interrogatoires des paysans d’Asie du sud-est: la manière de se remémorer les évènements et, d’une manière générale, la logique qui opérait chez eux n’avaient absolument rien à voir avec les miennes. Ainsi, les récits qui m’étaient faits des meurtres et autres violations, était souvent sans aucun ordre chronologique: un personnage pouvait apparaitre à un moment du récit alors que quelques instants auparavant il avait été dit mort depuis plusieurs années! [NB. même dans ces pays où on croit dur comme fer aux fantômes, c’était assez fort!]. Il n’existait pas de réels liens logiques entre les évènements relatés. Pour démêler tout ça, il me fallait alors passer deux à trois fois plus de temps qu’il ne m’en eût fallu dans un contexte, disons, plus occidental et rationnel. Les interrogatoires étaient alors fastidieux et très longs: je posai une question au témoin ou à la victime, et mon assistant/interprète, la traduisait. Lorsque la réponse de l’interrogé venait, mon interprète me la traduisait en retour, etc. En outre, après que mon interprète eût traduit ma question, l’interrogé partait parfois dans un très long monologue; et lorsque ce long monologue se terminait, et que je me tournais, curieux, vers mon interprète avec un «-Qu’est-ce qu’elle a dit?», je m’entendais souvent répondre «-elle a dit oui.», et c’était tout. Drôle, certes, mais frustrant quand même.  
Les risques sont toujours beaucoup plus grands
pour les enquêteurs locaux. Ce jeune policier
qui investiguait de trop près un assassinat politique
à Bantey Srey fut abattu.
(Photo: Stéphane R.)
Peu à peu, mon Khmer s’améliorant, je pouvais comprendre la réponse, voire même mener l’interrogatoire seul quand le risque était trop grand pour mon assistant de s’impliquer (exemple : pour des affaires trop graves, tels que les assassinats politiques, dans lesquels des officiels très haut placés étaient suspectés, etc.)

Il me fallait donc à tout prix développer une technique d’interrogatoire plus rapide et plus fiable. Finalement, je trouvai la parade à tous ces interférents: Ly Sophat, mon fidèle et très compétent assistant/interprète était si bon et si consciencieux que je me décidai à le former aux techniques traditionnelles d’interrogatoire - ce qui fut assez facile puisqu’il me traduisait déjà depuis des mois – pour que nous puissions adopter la procédure suivante: il conduisait lui-même, devant moi, tout l’interrogatoire de A jusqu’à Z ; et ce, jusqu’à ce qu’il eût parfaitement compris lui-même toute l’affaire, dans sa chronologie et sa logique. Il pouvait pour cela poser toutes les questions qu’il voulait pour obtenir les précisions et les clarifications dont il avait besoin, lever les doutes, etc. Une fois cela fait - et seulement à ce moment-là - il me rapportait toute l’histoire d’une traite. Je pouvais alors reprendre l’interrogatoire depuis le début, séquence par séquence, ne posant questions que sur les éléments nécessitant précisions, et surtout vérifiant la cohérence du récit par le biais des recoupements logiques, etc. La technique, bien qu'extrêmement simple, s’avéra très efficace et fiable: les données récoltées au cours des interrogatoires étaient claires, précises, chronologiques et logiques; la marge d’erreur dangereuse était dorénavant considérablement réduite.

Restaient les interférents purement linguistiques: comment être certain que la traduction qui m’était faite fût la bonne?  La solution à cela était simple: soit j’apprenais la langue moi-même, suffisamment pour pouvoir m’assurer de la fidélité de la traduction, soit je m’assurais de recruter l’interprète le plus compétent possible. Et puis surtout, une fois la traduction faite, je me faisais un point d’honneur de toujours vérifier, vérifier, vérifier.
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Pourquoi vérifier? Voici une petite anecdote qui l'expliquera sans ambages:

Le président du tribunal de Site B[2], était un ancien officier de police sous le protectorat français; de cette époque il était resté très francophile et quelque peu francophone. Il aimait à me remettre ses rapports directement traduit de sa main. Sa prose était savoureuse, et je me délectais de ses rapports …que je m’empressais toutefois de vérifier. Ce n’était pas inutile. Un jour, par exemple, il me rapporta le cas du "Viol de Melle Chanh Heng dans son domicile.." - après vérification – il s’agissait en fait d’une "violation de domicile chez Melle Chanh Heng". Nuance.

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[1] expression thaïe qui désigne cette attitude qui veut que la personne "inférieure" fasse montre de respect vis-à-vis d’un "supérieur" en acquiesçant, ou tout au moins en ne s’opposant pas, à la position de celui-ci, ce qui lui ferait "perdre la face".

[2] Camp de réfugiés cambodgiens d’allégeance monarchiste (les "Sihanoukistes")  

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Période UNBRO, UNTAC, Thaïlande  et Cambodge, 1987-1995. 




6 commentaires:

  1. Excellent, merci d'avoir partagé ces expériences.

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  2. Ça alors, ... Outre les autres aspects vraiment intéressants, je viens de comprendre un truc qui m'a longtemps interrogé... Dans le cadre de mon entreprise, j'ai travaillé longtemps avec des Chinois et j'avais toujours l'impression que pour eux "le dernier qui a parlé a raison", sans jamais arriver à vraiment savoir ce qu'ils pensent, d'autant qu'un acquiescement n'était jamais vraiment à considérer comme une adhésion personnelle, puisque la position changeait au fil des interlocuteurs...

    Si je vous suis et si les Chinois partagent cet aspect culturel, en fait : les Chinois comme "les paysans du Sud-est asiatique s’efforcent toujours d’aligner leur position sur la position de leur interlocuteur s’ils estiment ce dernier plus éduqué qu’eux"...
    Vraiment intéressant, parce qu'au final, ce n'est pas très différent de toutes les conventions de soumission que l'on rencontre dans toutes les cultures, sauf que nous nous sommes en capacité de reconnaître les nôtres, mais pas celles des autres cultures. Dommage que je n'ai pas compris ça plus tôt, ça m'aurait évité bien des déboires...

    Bonne continuation, bien cordialement.

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    1. Merci de ce commentaire, Incognitoto, et je suis ravi si ce petit blog peut parfois apporter des éléments de réponses a certaines questions. Reste a savoir ici, comme vous le soulignez, si les Chinois réagissent de la même manière que les paysans du sud-est asiatiques. L’expérience que j'ai de la région et de mes rencontres est que les Chinois et les Vietnamiens (je ne connais pas les Coréens) se distinguent clairement des Laos, Khmers, Thaïs et Birmans par leur coté très "assertive" (je ne trouve pas l’équivalent en français). C'est un peu la fameuse différence entre "l'Asie des baguettes" et l'autre. Je serais heureux d'en apprendre plus. Naturellement tout cela est a prendre avec... des baguettes, comme toute généralisation est risquée et peut induire des erreurs. En tout cas, merci et a bientot! j'espere.

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    2. Oui, il est bien évidemment que toute généralisation est abusive, d'autant qu'il est encore plus impossible d'avoir un discours global sur la Chine composée de 56 nationalités et de je ne sais combien de cultures différentes... Pour autant, je vous assure que quand j'ai lu cette phrase, ça a fait "tilt" pour toutes les difficultés que j'ai rencontrées quand je négociais avec eux, alors même que les Chinois dont je vous parle étaient très intégrés en France...
      Je crains que je ne me sois fait piéger par ce qu'induit la "mondialisation" qui tendrait à faire croire que partout dans le monde, on pense et on réfléchit pareil maintenant... Merci de votre rappel salutaire, c'est tellement fondamental...

      Je continue à explorer votre blog, très passionnant par bien des aspects, et je reviendrai vers vous avec quelques questions impitoyables, bientôt ;o)))

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    3. Merci, Incognitoto. Les questions impitoyables sont always welcome ;)
      A bientot
      Stephane

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