25 déc. 2010

On a tout compris!


Ce poster ci-dessus, on peut le trouver dans de nombreux pays de l’Asie du Sud-est - Thaïlande, Laos, Cambodge, Vietnam, Philippines, etc. - Il tente d’éduquer les populations, au niveau d’instruction limité, au danger du paludisme, ou encore de la dengue, en identifiant clairement le responsable : le moustique ! Qu’il s’agisse d’un anophèle pour le paludisme ou d'un aedès pour la dengue, le poster présente alors le moustique - en gros pour accentuer le message - en train de sucer le sang sur un bras.
Un jour, alors qu’un de nos agents de santé dans un village reculé du Laos faisait consciencieusement sa séance d’éducation à la prévention contre le paludisme, à l’aide de ce poster, qu’il suivit des recommandations d’usage : dormir sous les moustiquaires, etc., un villageois vint à lui et lui dit sur un ton rassurant : « Ne vous inquiétez pas pour nous, Monsieur, ici, des moustiques de cette taille, il n’y en a pas! »
--
Chez la plupart des ethnies vivant dans les régions reculées de l’Asie du Sud-est – forêts et montagnes notamment - l’animisme fait partie intégrante de la culture et de la vie quotidienne, et tout  y est interprété selon sa logique : ainsi le paludisme, pour beaucoup de ces ethnies, est du aux mauvais esprits de la forêt.
Un jour qu’un de nos agents de santé venait faire une séance d’éducation à la prévention du paludisme dans une de ces tribus, il se heurta à l’incrédulité des autochtones lorsqu’il commença à expliquer que le paludisme était causé par la piqûre d’un moustique infecté… jusqu’au moment où un des villageois eût tout comprit: « ben, oui… ce sont les mauvais esprits qui envoient ces  méchants moustiques! »

Comme quoi modernité et tradition peuvent parfois faire bon ménage! 

Période OMS, Philippines, 2003-2006 et période Union Européenne, Laos, 2000-2003. 

12 déc. 2010

Bioforce: la case "Départ"… (Partie I)

Le logo de BIOFORCE en 1984
Comment et pourquoi ai-je embrassé cette carrière humanitaire? Curieusement, je me souviens très bien des détails du petit événement déclencheur: c'était en 1983, j'étais alors à la fac de médecine de la Pitié-Salpêtrière (étudiant–psychomotricien), je sortais de l'amphithéâtre en compagnie de mon vieux copain Joël J.  et nous nous dirigions vers le Restau U. Joël me dit: "- Dis, t'as entendu parler de cette école de l'humanitaire qui vient d'ouvrir à Lyon où tu fais du parachute, du 4x4, de la moto et où tu apprends à mettre en place des missions de par le monde…" Je n'en croyais pas mes oreilles, et je regardai Joël médusé, il poursuivit: " -…c'est une formation en 3 ans, au cours de laquelle tu es payé, et tu ne fais qu'un an à Lyon, le reste tu dois déjà le faire sur le terrain pour obtenir ton diplôme… " Cette fois, c'en était trop, tout ce dont je rêvais en un: combiner aventure, voyages et altruisme! Certes, les études de psychomotricien étaient tout à fait passionnantes à bien des égards, mais je n'arrivais pas à m'imaginer un seul instant coincé dans un Centre Médico-Psychopédagogique sitôt mon diplôme obtenu, j'avais un besoin énorme de sortir de Paris et surtout de sa banlieue!

11 déc. 2010

On ne sait jamais ni le mal ni le bien que l'on fait (partie I)

Ek Sinath était un jeune réfugié cambodgien, d'une vingtaine d'années, plein d'enthousiasme et volontaire, que j'avais recruté comme assistant-interprète dans le camp de Site 2. Un peu timide mais sérieux dans son travail, il était d'une personnalité agréable et toujours prompt à apprendre. Un jour il vint à moi avec une requête spéciale: il voulait que je lui fasse une carte d'identité attestant qu'il travaillait bien sous mes ordres et pour le compte des Nations Unies, afin de faciliter les démarches que je lui demandais auprès des administrateurs du camps. Sa demande était tout à fait légitime et dès le soir je m'attelai à la tâche, tapant à la machine sur un carton jaune – pas d'ordinateur à cette époque! -  une petite carte d'identité, avec un en-tête de l'Opération des Nations Unies, son nom, sa date de naissance, sa position, la date de validité de la carte, etc. j'y accolai sa photo et signai en bas de carte de mon nom et de ma fonction. Le lendemain matin je la fis laminer dans une petite boutique de photo d'Aranyaprathet puis la remis à Sinath. Celui-ci fut très heureux de recevoir sa carte, et m'assura par la suite qu'elle lui facilitait beaucoup son travail.

Et puis, quelques semaines plus tard, un lundi matin, plus de Sinath. J'attendis 1, 2, 3 jours, rien; une semaine, un mois, toujours pas de signe de vie. J'avais beau le chercher partout, il avait totalement disparu et personne ne savait ce qu'il était advenu de mon jeune assistant. J'étais à la fois surpris et inquiet, mais finalement il me fallut me rendre à l'évidence, qu'il ne reviendrait pas, et je recrutai un autre assistant pour le remplacer.

Un an plus tard, toujours dans le camp de Site 2, je vis venir à moi, un jeune homme très maigre, au visage triste: Sinath!  Il tentait bien de sourire, mais il y avait quelque chose de cassé en lui. Il était méconnaissable: Lorsqu'il me raconta son histoire, je n'en crus pas mes oreilles: Le fameux weekend où il avait disparu, il y avait donc une année de cela, il avait voulu rendre visite à sa grand-mère au Cambodge. Comme le font beaucoup de réfugiés sur cette frontière poreuse, il était sorti du camp et rentré au Cambodge. Sa grand-mère habitant loin dans les terres, il s'enquit de prendre le train. Dans le train, contrôle d'identité: Sinath n'a pas de papiers, si ce n'est la petite carte que je lui avait faite. Il l'a montre. Elle est en anglais, voila qui est bien suspect pour les policiers cambodgiens du régime de l'époque. Sinath est aussitôt débarqué du train et emmené au poste de police, où il est interrogé durement. Nous sommes en pleine guerre et l'espionite aigue sévit des deux côtés du conflit. Les policiers qui scrutent la carte de Sinath sont convaincus que Sinath est un espion, comme la carte a un en-tête des Nations Unies, c'est un espion des Nations Unies, et comme son chef est un français, c'est un espion à la solde de La France. Tout cela pourrait faire sourire si les choses n'avaient été plus loin. Mais ce ne fut pas le cas, et sur ces simples présomptions – ou présomptions simplistes! - Sinath fut arrêté et envoyé à Phnom Penh dans la pire prison de la capitale; la tristement célèbre T3. Là - après un jugement expéditif où il sera condamné sans aucune preuve - il sera enchaîné et gardé dans des conditions de détention terribles pendant… un an! Simplement parce qu'il était en possession d'une carte d'identité que les autorités ne comprenaient pas!
Jamais, ô grand jamais, je n'aurais pu imaginer un seul instant que la petite carte d'identité que j'avais confectionnée à Sinath eût pu lui causer des problèmes, et encore moins autant de souffrances! C'est ainsi, on croit parfois bien faire, mais le destin en décide autrement.

___
Épilogue: Un an plus tard, alors que j'avais quitté la frontière et prenais alors mes fonctions pour la composante des Droits de l'Homme de l'APRONUC, j’aperçus parmi le personnel cambodgien du bureau quelqu'un que je crus reconnaître: "- Sinath!" m'écriai-je. Sinath se retourna, et sembla heureux de me revoir, mais il me prit aussitôt à part, et me dit tout bas "Monsieur, je ne m'appelle plus Sinath, j'ai changé de nom, s'il vous plaît, ne m'appelez plus Sinath…" Il avait fait comme beaucoup de cambodgiens qui veulent se soulager d'un passé trop lourd à survivre: changer de nom. Je respectai bien sûr son vœu et le laissai à la construction de sa nouvelle vie.   
 
Période UNBRO – Camp Officer – Site 2, 1987-88.

10 déc. 2010

Ces petits gestes de rien du tout …qui tuent.

Un jour, à Siem Reap, que Christophe P., son assistant Mr K. et moi étions en train d'interviewer une victime de violation de droits de l'Homme, un homme vint à nous, tout essoufflé, nous avertir que des soldats du CPAF [1] avaient fait irruption dans un quartier de Wat Bo, majoritairement habité par des sympathisants du FUNCINPEC (le principal parti d'opposition) et qu'ils en menaçaient les occupants. Je saisis mon talkie-walkie et informai la police civile des Nations Unies - la CivPol – les priant d'envoyer une patrouille sur le champ.
Nous reprîmes alors l'interview. Mais quelque quinze minutes plus tard l'homme qui nous avait averti revint, cette fois tout à fait affolé, qui nous supplia d'intervenir. Christophe et moi étions perplexes: "- Comment ça? La CivPol n'est pas encore intervenue?" Il nous fit signe que non. Je rappelai aussitôt la CivPol et leur demandai pourquoi ils n'étaient pas déjà sur les lieux; l'officier de permanence me répondit par un "- nous voudrions plus de détails sur la situation avant.". J'étais tellement furieux que je lâchai "- et vous ne voulez pas un rapport écrit en trois exemplaires aussi avant d'intervenir?" et raccrochai aussi sec [2].
Face à cette absence flagrante de volonté d'intervenir de ces officiers CivPol [3], Christophe et moi décidâmes d'aller nous-même sur place voir ce qu'il se passait. Nous primes ma voiture et filâmes sur le lieu rapporté de l'incident aux alentours de la pagode Bo. Lorsque nous arrivâmes, tout semblait pourtant parfaitement calme: seule une femme était là, debout à l'entrée du village, immobile et nous fixant du regard. En m'approchant d'elle je remarquai qu'elle tremblait de tous ses membres et qu'elle avait les yeux remplis d'effroi.

28 nov. 2010

Bernard Kouchner… c'est ce convoi.

J'étais là, jeune officier onusien, seul au beau milieu de la route à attendre un des ces nombreux convois officiels qui venaient visiter le camp de Site 2 sur la frontière khméro-thaïlandaise. Ce jour-là, il s'agissait de la visite du ministre français des affaires humanitaires Bernard Kouchner, accompagné de l'ambassadeur de France. C'était bien la première fois que l'on voyait l'ambassadeur de France dans les parages alors que les ambassadeurs belge et américain, par exemple, y venaient régulièrement soutenir leurs "troupes humanitaires". [Voir plus tard le billet sur le "soutien" de l'ambassade de France de Bangkok aux humanitaires français et aux réfugiés de la frontière].
Le convoi devait arriver d'un moment à l'autre. Seulement voila, les bombardements de l'autre côté de la frontière, à quelques centaines de mètres seulement, se faisaient bien entendre ce matin-là. J'avais alors pour instruction de stopper le convoi lorsque celui-ci arriverait, jusqu'à ce que ce que je reçoive le feu vert d'Andy, mon collègue américain, coordinateur de la sécurité du camp.

Dr Bernard Kouchner
(Photo AFP)
Le convoi arriva, un énorme convoi, beaucoup plus grand et impressionnant que je ne l'attendais: ouvert par une voiture de la police nationale thaïlandaise aux gyrophares tournoyant, suivis de command cars militaires avec moult officiers supérieurs, puis les Mercedes noires des visiteurs VIP, puis des ambulances et encore d'autres voitures militaires et autres camions chargés de soldats armés. Et me voici donc debout au milieu de la rue à stopper un tel convoi! Celui-ci s'arrête. Un officier de police thaïlandais descend de sa voiture et vient m'interroger. Je l'informe de la situation, et il retourne aussitôt dans sa voiture climatisée pour attendre. Au bout de quelques minutes, Bernard Kouchner descend de sa voiture et vient me rejoindre. Nous sommes tous les deux sur cette petite route de campagne thaïlandaise à converser devant le convoi. Il est sympa; il est surpris de trouver un jeune français en ce lieu et dans ces fonctions et m'interroge; je lui parle de ma formation Bioforce; il  me dit très bien la connaître, etc.

27 nov. 2010

Enquête dans un village sous protection ...un peu spéciale

Ce jour-là, le Directeur de l'APRONUC de la Province avait décidé d'envoyer une mission pour évaluer la situation dans les terres reculées de la province, avant la tenue prochaine des élections générales. Je m’étais volontiers joint à cette petite quinzaine d'officiels onusiens, policiers, observateurs militaires et autres volontaires de la composante électorale, etc. Nous montâmes à bord d'un hélicoptère Mi-17, piloté comme il se doit par un équipage russe en short bleu azur, et nous nous dirigeâmes vers les districts les plus isolés de la province. Lorsque nous fûmes au dessus de la zone ciblée, nous cherchâmes âme qui vive, et bientôt repérâmes un petit village encaissé où nous décidâmes d'atterrir. Pendant que le pilote faisait une dernière circonvolution à sa verticale cherchant un point d'atterrissage, j'observai d'en haut la vie de ce petit village: "Oh-ho - fis-je soudain au policier philippin assit à mes cotés – tu sais où nous allons atterrir?" Il m'interrogea du regard...  "- ...en plein dans un village sous contrôle Khmer Rouge!" répondis-je. J'avais en effet aperçu depuis le hublot des hommes portant le brassard bleu reconnaissable des hommes chargés du service d'ordre dans les zones sous contrôle KR. Mes collègues policiers de l'APRONUC étaient à la fois excités et très inquiets à la nouvelle.

23 nov. 2010

Damné… tu es damné!

Ce jour-là, j'étais alors responsable de la sécurité du camp, et on m'appela sur le canal 1 pour une urgence. Je pris l'appel: il s'agissait d'un accident sur une des artères principales du camp Sud. Je fonçai sur le lieu de ce qui s'avéra vite être un accident rarissime et particulièrement effroyable: une petite fille, d'une douzaine d'années, était passée sous le rouleau compresseur qui damait la piste. A mon arrivée la fillette avait déjà été transportée aux urgences de l'hôpital du camp. J'interrogeai les témoins qui m'expliquèrent les circonstances du drame: la petite marchait sur la route avec un long kramar [pièce de tissu traditionnelle cambodgienne] autour de la tête; dans le brouhaha de la rue elle n'avait ni vu ni entendu le rouleau compresseur s'approcher. Bousculée par la machine, elle était tombée et avait été empêchée de se relever par son kramar déjà pris sous le rouleau. Des passants avaient bien tenté d'intervenir et avertir le conducteur mais celui-ci – assis trop en retrait pour pouvoir voir ce qui se passait devant son engin - ne comprit que trop tard. Lorsqu'il s'arrêta, la petite était déjà passée sous le rouleau.

12 nov. 2010

Un tout petit atelier pour un grand développement.

A cette époque [début des années 80], tout volontaire travaillant pour Opération Handicap Internationale (OHI; aujourd'hui renommée "Handicap International") ne rêvait que d'une chose: être en charge d'un atelier d'appareillages et faire de la prothèse! Je n'échappais pas à la règle, mais pour cette première année de volontariat, OHI m'avait d'abord chargé de mettre sur pieds l'"Opération parrainage". Après un an, et le parrainage dorénavant sur les rails*, je formulai ma demande de mutation pour un atelier d'appareillages. Autre desiderata: être plongé le plus profondément possible dans le contexte local et m'éloigner des grosses équipes d'expatriés afin de pouvoir profiter au mieux de cette expérience unique d'expatriation. Je fus alors servi: on m'envoya dans le tout petit hôpital de district de Borai, dans la province de Trad, sur la dernière petite langue de terre bordant la frontière cambodgienne au sud-est de la Thaïlande. L'atelier dont j'avais la charge ne comptait que deux ouvriers, et personne sur les lieux ne parlait autre chose que le Thaï! Me voila donc largué au beau milieu de nulle part…

11 nov. 2010

Khmers Rouges et Droits de l'Homme

Contexte: Les camps de "personnes déplacées"* sur la frontière khméro-thaïlandaise étaient de véritables microcosmes; on pouvait ainsi y trouver toutes les caractéristiques des grandes villes, même si poussées parfois à l'extrême par la promiscuité qui y régnait et le contexte de guerre. Un microcosme donc, tant dans le bien que dans le mal: ainsi dans les camps, il y avait des meurtres, des vols, des viols, des bordels, des tripots pour jeux d'argents illégaux,beaucoup de violence en général. Bien que les camps fussent installés en territoire thaïlandais**, La Thaïlande ne voulait pas s'impliquer dans les affaires internes cambodgiennes qui avaient lieu dans ces camps, qu'il s'agisse de délits ou de crimes, tant que ça n'impliquait pas au moins un citoyen thaïlandais. Les autorités thaïlandaises avaient alors demandé aux Nations Unies d'aider les cambodgiens à organiser leur propre police et leurs propres tribunaux, afin d'assurer la sécurité et la justice dans ces espèces de no man's land juridiques qu'étaient ces camps. Nous [l'ONU] avions donc établis ce que nous appelions les "Comités de Justice" (Justice Committee en anglais) et nos juristes spécialisés avaient travaillé d'arrache pied avec les Cambodgiens compétents pour élaborer un "code de justice" (code of justice), sorte de code pénal qui s'inspirait des codes pénaux français, cambodgien et autres. Le document final avait été dûment traduit en Khmer et distribué à tous les acteurs du système (comités de justice, policiers, administrateurs des camps, personnel onusien, etc.) Les Comités de justice étaient donc les "tribunaux" des camps. La sélection des membres des Comités variait selon les camps. Dans le camp d'O'trao - un camp administré par les Khmers Rouges - les membres du Comité de Justice étaient tous des vieillards qui avaient été sélectionnées pour leur "respectabilité".

[O'trao, camp Khmer Rouge, 1991]
En tant que cadre onusien chargé de la protection et des Droits de l'Homme dans les camps du Nord, mon rôle, en plus d'un travail d'investigation, impliquait la plus grande diffusion possible de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et de l'application de ses principes. Pour ce faire, commencer par les membres du système judiciaire me semblait être une bonne stratégie…

5 nov. 2010

Comment j'ai échappé à mon exécution.

Je louais alors une petite chambre dans une maison du quartier de Wat Bo à Siem Reap ou j'officiais comme inspecteur onusien des Droits de l'Homme. Lorsque j'avais trouvé cette petite chambre, j'en avais été très heureux car le choix de logements étaient très limité à cette époque dans cette petite ville. Mais je regrettais beaucoup aujourd'hui  que la chambre fût si peu conforme aux règles élémentaires de sécurité: elle était en effet située au rez-de-chaussée, donnait directement sur la rue, et était trop petite pour pouvoir placer le lit autrement que juste derrière la fenêtre! Et bien sûr ce ne sont pas les rideaux qui arrêteront une rafale de AK47. Autant dire tout de suite que j'étais la cible parfaite pour qui me voudrait du mal!

Or, la période était difficile: j'enquêtais depuis plusieurs semaines sur un assassinat politique bien orchestré, qui semblait impliquer de très hautes autorités de la province et du pays; les gendarmes français m'avaient prévenu de "bruits" de menace sur ma personne, me conseillant gentiment d'y aller "doucement" dans mon enquête. Déjà, un policier cambodgien qui y participait avait été abattu, une mine avait été trouvée sur la piste que je devais emprunter pour l'interview planifié d'un témoin, et j'avais été sommé la semaine d'avant de quitter manu militari les lieux d'un autre interview (voir plus bas). Bref, l'ambiance était tendue, la tension à son comble, et j'étais extenué,  totalement " à cran"…

Et c'est dans cette atmosphère que je rentrai un soir dans ma petite chambre. Quelques minutes après m'être couché, j'entendis derrière ma fenêtre le "clic-clac" d'une AK47 qu'on armait… Je me jetai aussitôt hors du lit et en un roulé-boulé allai me plaquer dans l'angle du mur de béton… et j'entendis alors plus distinctement dans la rue le vélo au pédalier rouillé poursuivre calmement sa route "clic-clac, clic-clac, clic-clac…."   

Période Inspecteur des Droits de l'Homme, APRONUC, Cambodge, 1993

4 nov. 2010

Droits de l'Homme: peut-on/doit-on parfois fermer les yeux?

Le contexte (pour mieux comprendre ce qui suit):
En tant que responsable onusien des Droits de l'Homme dans la province de Siem Reap*, j'avais parmi mes prérogatives de surveiller de près le système pénitentiaire. Une des actions que j'avais entreprises alors était ces visites impromptues de la prison provinciale: je "déboulais" ainsi en plein dimanche ou en pleine nuit faisant immédiatement l'appel des prisonniers vérifiant qu'il n'en manquât pas un, que tous les dossiers des prisonniers avaient bien été référés au procureur, conduisant quelques entretiens privés de prisonniers pris au hasard pour m'assurer qu'aucun mauvais traitement n'était infligé, etc. (voir quelques photos de ces visites). Au tout début de ma mission, ces visites-surprises m'avaient ainsi permis de découvrir bien des choses, comme ces instruments de torture - qui bien sûr n'étaient pas là lors de mes visites programmées! - et que je pus donc immédiatement confisquer; ou encore ces prisonniers enfermés la nuit dans des cellules d'isolement tellement exiguës qu'on aurait même pas eu la place d'y placer un réfrigérateur.

Un soir, lors d'une de ces visites surprises, et que je faisais l'appel, je constatai très vite qu'il manquait une demi-douzaine de prisonniers. A mes côtés, le directeur de la prison semblait très nerveux. Toujours inquiet de découvrir quelque exécutions arbitraires ou autres "disparitions suspectes" sous couvert de soi-disant "évasions" – événements que trop fréquents dans le Cambodge de l'époque - j'entrepris immédiatement plusieurs entretiens privés de prisonniers  pour tenter de comprendre ce qu'il se passait. Ayant au cours des mois précédents développé une relation de confiance avec eux**, ils m'expliquèrent très vite la situation: tous les prisonniers manquants étaient en fait au domicile du directeur de la prison pour aider ce dernier à reconstruire sa maison… je passai donc plus tard dans le bureau du directeur, et feignant de ne rien savoir lui demandai où étaient passés les prisonniers manquants. A la cambodgienne, il me répondit par un rire gêné, m'avouant que les détenus manquants étaient chez lui à aider sa famille à faire des travaux de rénovation. Sa franchise me surprit un peu mais elle témoignait, elle aussi, de cette même relation de confiance que nous avions instaurée au cours des visites précédentes. Je lui signifiai qu'il me fallait vérifier ses dires, et que je voulais impérativement voir tous les détenus à l'appel le lendemain matin.

3 nov. 2010

Un peu de salade avec vos frites?

J'étais alors à Durban, Afrique du Sud, pour une conférence du Fond Mondial*. J'étais arrivé trop tôt sur les lieux et aucun déjeuner avait été prévu pour les participants en avance. Il y avait bien un petit restaurant sur place, mais aux prix exorbitants, et les per diems de l'OMS étant ce qu'ils sont, je préférai quelque chose de plus simple et moins cher. Je décidai donc d'aller vite fait casser une petite croûte en ville.
Dans le parking du centre de conférence je m'adressai à une sympathique policière noire, lui demandant si il y avait quelque restauration rapide non loin. Elle me répondit: "- oui, bien sûr, en bas de la rue là, il y a un Mac Donald…". Je la remerciai et partis aussitôt dans la direction qu'elle avait indiquée, mais elle me héla immédiatement avec une expression de surprise sur le visage "- hé, hé, vous allez où comme ça?!!" "- …et bien, au Mc Do..." "- ah non, non, non, vous ne pouvez pas y aller à pied comme ça, c'est beaucoup trop dangereux… vous allez vous faire attaquer… vous êtes en Afrique du Sud ici!". Elle  décocha son talky walky, me  dit "-Attendez!...", et appela un collègue, en me faisant encore signe de la tête de ne pas bouger. A peine quelques secondes plus tard une voiture de police, un pick-up Toyota aménagé en "panier a salade",  arriva à mon niveau et la policière m'invita à y monter. "Allez, on vous y emmène!".

Me voici donc, en costume-cravate, en sueur et suffoquant, car serré - disons plutôt littéralement écrasé - entre deux immenses policiers noirs obèses, dans le petit habitacle d'un panier à salade sud-africain …et j'avais quand même du mal à ne pas éclater de rire. Nous fîmes à peine 200 mètres que nous étions déjà au Mc Do! Je commençai à avoir quelques doutes quant au réel risque que ce transport de 200 mètres m'avait vraiment épargné… La voiture s'engagea tout de suite dans le drive-in, et me voila à commander mes frites et hamburgers au guichet de McDo depuis la fenêtre de la voiture de police. Bien sûr, comment me commander un déjeuner sans faire la politesse à mes sympathiques anges gardiens? Je leur demandai donc si ils voulaient aussi prendre quelque chose. Ils ne me le firent pas répéter deux fois ...et c'est en entendant la très longue commande qu'ils passèrent aussitôt que je réalisai que je m'étais bien fait avoir! Une fois la cabine remplie de frites, hamburgers et autres coke (du coke dans une voiture de police!), nous retournâmes au centre de conférence où mes "gardes du corps" me redéposèrent avec un sourire jusqu'aux oreilles. Bon, j'en étais pour mes frais, mais rien que pour le souvenir, ça en valait le coup! Et j'en ris encore…

* Fond Mondial de Lutte Contre le Paludisme, la Tuberculose et le Sida

Periode. OMS, 2003-2006

30 oct. 2010

Au-delà des maux…

J'étais à Paris, à la gare St Lazare, et j'allai m'acheter un petit encas à une de ces petites sandwicheries ambulantes. Le vendeur était asiatique, et l'envie me pris alors de m'adresser à lui en Khmer, sachant qu'un grand nombre de réfugiés cambodgiens sont installés en France. Il me regarda avec surprise, mais ne semblait pas comprendre. Je tentai alors en Lao. Toujours pas; mais il avait saisi,  et il s'adressa à moi avec un intérêt certain:
"-comment ça se fait que vous parlez ces langues?"
"- parce que je travaille dans les camps de réfugiés en Thaïlande…" lui répondis-je.
Ces yeux s'ouvrirent alors tout grands, et il me dit précipitamment "-attendez!..." Il confia la boutique à son collègue et en sortit aussitôt pour me rejoindre. Il me reposa alors nerveusement la question:
"- comme ça vous travaillez auprès des réfugiés d'Indochine?..." Je lui confirmai, lui parlant des camps de Khao-I-Dang, de Phanat Nikhom... Et c'est alors qu'il éclata en sanglot …et me dit: "alors vous... vous, vous  pouvez me comprendre…"

Son histoire était l'histoire tragiquement classique de trop de réfugiés indochinois: il était un de ces boat people vietnamiens, dont on avait tant parlés dans les années 80; il s'était enfui du Vietnam avec sa famille sur une petite embarcation de fortune. Lors de la traversée leur bateau fut attaqué par les pirates et c'est sous ses yeux que sa jeune sœur se fit violer, sa mère se fit égorger puis jeter par-dessus bord… "-depuis cet instant - me dit-il - je ne peux plus voir la mer, et je ne peux avoir aucune sexualité". Sa vie s’était brisée à jamais ce jour-là. Mais surtout, il ne pouvait faire part de cette douleur à personne. Il avait bien tenté, autrefois, mais il s'était vite rendu compte que les français ne pouvaient pas saisir l'ampleur de l'horreur qu'il avait vécue, ou bien qu'ils préféraient ne pas y croire. Et lui de rester alors muré toute sa vie dans son silence, enfermé dans sa souffrance.
____

La souffrance extrême est indicible; c'est pourquoi, les cambodgiens aussi restent souvent silencieux quand on aborde la période "Khmers Rouges"….          


Le Dr Jean-Pierre Hiegel, était un psychiatre français absolument remarquable; il avait entre autres instauré à  l'hôpital de Khao-I-Dang un service de consultation psychiatrique très novateur, à double référence: c'est-à-dire que les Khru Khmers – ces guérisseurs traditionnels khmers – référaient au psychiatre français les patients dont ils se rendaient compte qu'ils n'étaient pas de leur ressort, et vice versa, le psychiatre français envoyant aussi les patients aux Khru Khmers quand il voyait que ça leur faisait du bien (lire "Vivre et Revivre au camp de Khao I Dang - Une Psychiatrie Humanitaire" de Jean-Pierre et Collette Hiegel, Editions Fayard, 1996).

Or Jean-Pierre un jour me raconta le cas suivant : Il s'agissait d'une femme à qui un soldat Khmer Rouge avait arraché son bébé des bras, l'avait lancé en l'air et, tel un bilboquet, l'avait rattrapé à la baïonnette, puis jeté à la poubelle… La maman "péta les plombs". Et depuis ce jour sa folie est devenue sa seule protection contre le vécu insupportable que fut le sien. Jean-Pierre était alors dans un dilemme: en tant que psychiatre, il voulait la soigner et il pouvait sans doute le faire, mais - me dit-il - "fallait-il la ramener à la réalité quand celle-ci est aussi insupportable". Il prit finalement la décision courageuse de ne pas tenter de la ramener à la raison mais simplement de la soulager autant que faire ce peut, par les méthodes traditionnelles des Khru Khmers, et éventuellement médicamenteuses pour les souffrances physiques qui pouvaient accompagner sa souffrance psychique. Mais la laissant dans sa folie de réconfort.

____

Un jour, un jeune sourd-muet cambodgien avec qui j'avais tissé des liens d'amitié à l'école des handicapés de Khao-I-Dang, voulut me décrire ce qu'il avait vécu sous les Khmers Rouges et m'expliquer pourquoi il était ainsi sourd et muet. Ne pouvant bien sûr pas s'exprimer par les mots, c'est par une gestuelle animée et particulièrement émouvante qu'il me décrivit les atrocités qu'il avait vécu: comment, même blessé, il avait du courir pour sauver sa vie, mais aussi comment ses frères eux, étaient tombés à ses cotés, s'étaient alors fait torturer puis abattre à coups de pioche dans la nuque. Les gestes violents de mon ami muet, brassant l'air dans un silence de mort, rendaient le récit d'un poignant difficilement supportable.
Et je me souviendrai toujours de la fin de son récit: son visage se ferma soudain, ses yeux devinrent brillants de larmes, et il fit plusieurs fois ce geste, posant sa main sur son front puis l'éloignant rapidement, signifiant: "je veux oublier, je veux oublier…"

Période Handicap International, Khao-I-Dang, 1985

26 oct. 2010

L'huile dans les rouages?

Un jour alors que je présidais une séance publique d'ouverture d'enchères pour je ne sais plus quel appel d'offres local, et que j'ouvrais une grande enveloppe scellée dans laquelle devait se trouver l'offre d'un des candidats, une autre enveloppe, plus petite et bien plus charnue, tomba sur la table. Nous nous regardâmes tous avec circonspection. J'ouvris donc devant tout le monde cette petite enveloppe, et nous virent alors apparaître un joli petit paquet de billets de 100 dollars bien propres… Je replaçai aussitôt les billets dans l'enveloppe, la re-scellai tout aussi publiquement, et la renvoyai sur le champ à son envoyeur, l'informant très officiellement que son enchère avait été rejetée pour cause de vice de procédure grave, et lui rappelant par la même les règles strictes anti-corruption de l'Union Européenne.
Exemple de séance d'ouverture publique des offres

Quelques jours plus tard, l'envoyeur de la lettre me répondit par une autre lettre, se confondant en excuses et m'expliquant que je n'y étais pas du tout… qu'il y avait eu erreur: en fait, il avait simplement demandé à sa secrétaire de déposer son enchère à  notre bureau avant de passer à la banque déposer de l'argent, mais la secrétaire s'était trompée et avait mis par erreur l'argent dans l'enveloppe des enchères!… Oh, ben alors, quelle étourdie quand même cette secrétaire! 
Bon, en attendant, nous enregistrâmes gentiment cette compagnie et ce monsieur sur la liste noire, les excluant pour longtemps de nos futurs appels d'offres.


La question de la corruption n'est pas aussi facile à traiter que d'aucun voudrait le faire croire. Certains distinguent deux types de corruptions dans les pays en développement: la "corruption de survie", celle des petits fonctionnaires aux salaires si bas qu'ils ne sauraient en aucun cas subvenir à la survie de leurs familles, c'est la corruption que l'on a tendance à  justifier, en tout cas à  pardonner; et puis la "corruption de prédation", celle des hauts fonctionnaires de l’État qui détournent des millions – notamment de l'aide internationale - pour s'acheter toujours plus de palais, de filles, et autres Mercedes-Benz; c'est bien sûr la corruption que l'on condamne le plus fermement.
Cette distinction entre les deux types de corruption est certes intéressante, mais bien malin qui saura dire ou se trouve la frontière entre les deux. Ou placer le curseur? Un petit fonctionnaire corrompu saura-t-il arrêter ses pratiques abusives dès qu'il aura atteint un certain "minimum vital" pour sa famille?
Le débat reste ouvert… (À suivre donc)

En attendant, j'éprouve un immense respect pour tous ces fonctionnaires locaux éminemment compétents – et nous en rencontrons toujours lors de nos missions – occupant des postes de grandes responsabilités, et qui néanmoins roulent encore dans leur vieille Lada, et vivent toujours dans leur petite maison. Quelle intégrité dans un tel monde de tentations! Quel exemple!

Période: Union Européenne, Laos, 2000-2003

Hanoï, 50 minutes…

Je dépose ma mobylette au garage pour sa maintenance mensuelle. J’ai 50 minutes de libre avant de la récupérer. Je vais donc pouvoir m’adonner à un de mes plaisirs favoris : m’asseoir à une terrasse, commander un café vietnamien, et simplement, tout simplement, observer la vie qui défile dans la rue.

Je trouve mon "observatoire" : un bout de trottoir que le bistrot a envahi de petites tables et chaises en métal et rotin. Je m’assieds, commande mon café, et commence à savourer l’instant; une exploration immobile, disons, une extrospection. Bien sûr, la "terrasse de café" n’a rien à voir avec une bonne terrasse de café de Paris ; ici une forêt de mobylettes parquées devant moi me sépare de la rue, mais la vue n’est pas bouchée, et le jeu peut commencer :

Les trottoirs étant tous encombrés de marchants ambulants, motos, bistrots, cireurs de chaussures et réparateurs en tous genres, les piétons déambulent sur la chaussée; dans tous les sens, et au beau milieu d’un trafic incessant et bruyant de mobylettes, voitures, camions, charrettes, et autre carriole en bois. De ce fait, le trafic n’est bien sûr pas linéaire, il est fait de zigzags incessants, chacun évitant l’autre, martelant l'espace de coups de klaxons.

Le cadre peu à peu s'estompe, et les yeux commencent doucement à se poser sur l’individuel : autant de vies qui se croisent, se mêlent, se faufilent, le temps d’un mot ou d'un regard.

Une jeune femme transporte toute sa "boutique" sur l’épaule ; deux larges plateaux de mets prêts à consommer, accrochés l'un et l'autre aux deux extrémités d'un fléau de bambou, qui ploie sous la charge. La démarche de la jeune femme est chaloupée, en résonance avec le poids, évitant ainsi de briser le fléau, comme de souffrir trop de l’épaule…

Une maman pousse une petite voiture en plastique depuis laquelle, assis au volant, son jeune bambin observe le monde.

Un jeune motard, sans casque, passe en trombe, tenant d’une main la bouteille de gaz posée derrière lui, qu’il va livrer.

Une femme, quinquagénaire, sous son chapeau conique, peine à pédaler tout en guidant son vélo surchargé de légumes. Elle est suivie d’une autre, puis d’une autre encore.

D’un côté et de l’autre de la rue, deux vieillards aux cheveux blancs, tout vêtus de noir, se reconnaissent, se saluent avec un sourire, et poursuivent leurs lentes progressions respectives.

Un papa, fier et heureux, se promène nonchalamment, son bébé dans les bras.
Un autre bébé dort sur l’épaule de sa mère, pendant que celle-ci papote avec la voisine.

J’ai beau avoir vécu 25 ans en Asie du Sud-est, toutes ces scènes et tous ces personnages qui défilent devant moi me sont encore autant de mystères : ce vieillard au béret basque, qui avance lentement courbé sur son passé, est-il un ancien héros de la guerre ? Est-il un vieux cadre du Parti ? La jeune étudiante en survêtement, au visage soucieux, s’inquiète-t-elle du prochain examen, ou de quelque situation familiale ou amoureuse?

Je ne cherche plus à comprendre, l'heure est au regard, simplement.

Un petit garçon, de 6-7 ans, se dirige vers sa grand-mère et se jette dans ses jambes; celle-ci se penche, l'entoure de ses bras et l’embrasse. Il repart jouer, les yeux brillants et le sourire aux lèvres.

C’est alors que je réalise…
Paradoxalement, ce qui émane de tout ce brouhaha infernal, c’est une certaine …paix.
Derrière le vacarme, la trépidation, la foule, il y a de l’amour, de la tendresse.
Goût de bonheur; à savourer sans modération.

Dans un petit échange de sourires avec la serveuse, je paie ma consommation, me lève, et pars le cœur léger et satisfait : la moisson a été bonne.

- Stéphane,
Hanoï, 13 mars 2010

3 oct. 2010

Les événements nous parlent-ils?

Un jour, des réfugiés vinrent m’informer qu’ils avaient entendu dire qu’une femme avait été assassinée la veille à l’extérieur du camp. J’appelai alors T.B., un jeune collègue américain responsable de la protection, et, avec une petite équipe de policiers cambodgiens armés et quelques autres hommes nous partîmes enquêter.
La marche ne fut pas des plus faciles; il nous fallut notamment traverser de larges marécages, mais à peine de retour sur la terre ferme, nous tombâmes sur une scène étrange et inquiétante: sur le sol de grosses touffes de cheveux baignaient dans une large flaque de sang… nous confirmant que quelque chose, manifestement d’une violente extrême, avait bien eu lieu ici, et que la victime, sans doute tirée par les cheveux, avait du résister de toutes ses forces à son assaillant. Néanmoins il n’y avait là encore aucune preuve de meurtre puisqu’il n’y gisait aucun corps.

Nous reprîmes donc notre marche, suivant le seul petit sentier qui s’avançait dans les terres. Un homme nous indiqua soudain, un peu a l'écart de la piste, un petit tas de terre à l’évidence fraîchement déplacée. Deux hommes se mirent alors à creuser la terre à l’aide de binettes. Très vite un des outils toucha quelque chose de mou, et bientôt des chairs humaines apparurent. Quelques grattages de binette de plus et un visage de femme nous apparut… Nous sortîmes alors tout le corps de son linceul de terre. Il s’agissait bien d’une jeune femme, d’une trentaine d’années; le corps était nu et atrocement entaillé à de nombreux endroits. La victime avait manifestement reçu des coups de hache très violents, à la tête, aux bras et au torse. Par pudeur et respect pour la victime, les hommes couvrirent de quelques branches feuillues les parties intimes de son corps. Ce que nous avions vu un peu plus tôt sur notre chemin nous faisait maintenant mieux comprendre la scène, et pourquoi la victime avait ainsi tenté si fort de résister à son assaillant… A ma plus grande surprise, les hommes reconnurent tout de suite la victime: elle était en effet bien connue dans le camp car elle avait un handicap: elle était sourde et muette.

Je fus soudain pris de vertiges, non point tant par la vue de ce pauvre corps mutilé, mais en réalisant plutôt toute l’horreur de la situation : avant de mourir cette jeune femme avait reçu tant de coups de hache, enfermée dans son silence ...et sans jamais pouvoir crier à l’aide ! 

Le soir, de retour à la maison, encore hantée par l’image de ce meurtre, je réalisai tout à coup combien tragiquement cette scène illustrait la situation de ces centaines de milliers de personnes déplacées entassées sur cette frontière. Véritables pions sur le grand échiquier géopolitique qu’était l’Indochine d’alors, ces gens étaient gardés contre leur gré dans ces camps depuis près de dix ans. Il y avait là des enjeux qui les dépassaient complètement, mais dont les conséquences broyaient leurs vies chaque jour un peu plus. Et pourtant, ils n’avaient le droit de rien dire, pas même celui de crier au secours... 

Lorsque je suis témoin de scènes pareilles, tragiques ou particulièrement exceptionnelles, je ne peux m’empêcher, étrangement, de croire que ces événements me parlent, qu’il n’y a pas de hasard, et que je dois interpréter un message qui m’est destiné. Je me suis dit alors qu’il me faudra dorénavant parler pour les sans-voix, chaque fois que je le pourrai, chaque fois que je le devrai.

Dix ans plus tard, alors que la classe politique cambodgienne se déchirait encore, violemment, entraînant avec elle le malheur des petites gens du royaume, je me rappelai cette jeune sourde muette et ce devoir que je ressentais alors ; j’écrivis un article, qui fut aussitôt publié en pleine page du Cambodia Daily (voir l'article) dans lequel je faisais encore le parallèle entre la situation tragique du peuple cambodgien et celle de cette jeune muette assassinée. Certes, ce ne fut qu’une simple goutte d’eau dans l’océan, et j’ignore bien sûr si cet article a jamais pu avoir un quelconque impact sur la classe politique dominante du moment, mais au moins je sais que ces politiciens le lurent, puisque le Cambodia Daily était alors le seul quotidien anglophone du pays et, de ce fait, était lu par toute la classe politique et diplomatique du pays. La voix au moins s'était fait entendre.

Épilogue : j’ai appris récemment qu’un de mes anciens collègues – un ami américain qui était aussi très gentiment venu  à mon mariage - a été nommé Sous-Secrétaire Général des Nations Unies (auprès de Ban Ki Moon). Dans mon courriel de félicitation, j’ajoutai une petite note lui rappelant la scène de cette sourde muette assassinée et le sens que l’on pouvait en tirer l’un et l’autre. Cet ami en effet n’est autre que ce jeune collègue américain qui m’accompagnait lors de la tragique histoire décrite plus haut. T.B. répondit à mon e-mail dans les minutes qui suivirent par un message très humain qui me remplit de joie: si des officiels si haut placés aux Nations Unies peuvent encore garder leur fibre humanitaire, il reste encore de l’espoir pour les sans-voix.

Période UNBRO - Site 2 (1988) Camp Officer / Security Coordinator

8 sept. 2010

Traduire en justice?

L'heure était grave. Pendant la nuit trois de nos collègues avaient été tués lors d'une attaque des Khmers Rouges dans le district de Siem Reap, et la situation restait très tendue sur place. Le superintendant Joe Dowling, commandant des forces de police civiles de l'APRONUC dans la province m'appelle alors pour une mission très spéciale: "- Stéphane, j'ai un problème: après l'attaque de la nuit dernière, trois de nos hommes postés là-bas, des gendarmes algériens, sont rentrés sur la capitale provinciale et refusent de retourner à leur poste. J'ai besoin de discuter avec eux, mais ils ne parlent pas l'anglais; en revanche ils parlent très bien le français, peux-tu venir m'aider à traduire, s'il te plaît?". Naturellement, je m'exécutai sur le champ et rejoignis le superintendant dans son bureau. Là, trois gendarmes algériens étaient assis et attendaient le traducteur, que j'étais à cette heure. Ils étaient ravis de trouver un français qui allait enfin les aider à se faire comprendre.

Et la conversation se déroula ainsi:
-    Superintendant Dowling: "Messieurs, suite à cette attaque de la nuit dernière, je comprends tout à fait votre inquiétude, mais il vous faut retourner à votre station…"        
-    Un gendarme algérien: "…mais, mon colonel, c'est beaucoup trop dangereux…"
-    Superintendant Dowling: "Mais comprenez-vous l'embarras de la situation? Tous vos collègues civils de la composante électorale sont encore là-bas, et vous, la police civile de l'APRONUC, avez fui et refusez d'y retourner, c'est tout même très gênant…"
-    Le gendarme algérien: "je comprends bien, mon colonel, mais c'est beaucoup trop dangereux…"
-    Superintendant Dowling: "…mais, Messieurs, il y a les soldats de l'APRONUC sur place pour vous protéger [faisant référence au bataillon bangladeshi qui stationnait dans le district]…"
-    Le gendarme algérien [sursautant et ouvrant de grands yeux ronds]: "Eux, mon colonel?!!! Eux? Nous protéger? …mais ils ont encore plus peur que nous!"
-    Superintendant Dowling [un peu agacé]: "…comment pouvez vous dire ça? Ce sont des soldats!"
-    Le gendarme algérien: "ah bah, c'est facile, mon colonel, regardez, pas plus tard qu'hier après-midi, un camion est passé dans la rue, et un de ses pneus a éclaté… et bien, au bruit de l'explosion, les soldats bengladeshis ont tous détalé!"
-    Superintendant Dowling [visiblement gêné et tentant d'être compréhensif]: "…voyons, un pneu de camion qui éclate, ça fait un peu comme le bruit d'une grenade qui explose, non? Ils ont du croire à une attaque, et sont vite partis prendre une position défensive…"
-    Le gendarme algérien [outré]: "…mais, mais, Mon Colonel, moi je suis gendarme… je suis aussi militaire!…, et je peux vous dire …que quand on prend une position défensive ,,,on n'oublie pas ses chaussures et son fusil derrière!"     
[end of story]

Période: APRONUC, Siem Reap, 1993 - Inspecteur des Droits de l'Homme

3 sept. 2010

Il était une foi...

J'étais ce jour-là en mission dans la province très reculée de Rattanakiri. Avec montagnes et jungles à souhait, son survol à basse altitude était un vrai plaisir (NB. pour le contexte, voir en fin de texte). Peuplée de nombreuses ethnies montagnardes isolées, la province était alors connue pour son accès très difficile (Cliquer ici pour en savoir plus sur cette région).
   
Nous atterrîmes, le pilote, les deux soldats australiens qu'on m'avait flanqués et moi, tôt dans l'après midi à Banlung, la capitale; une espèce de gros bourg aux habitations de bois et bambou avec seulement quelques bâtiments en béton. Après quelques heures à remplir à bien ma mission, rencontrant tour à tour militaires, policiers et la population, il était déjà l'heure de repartir. En traversant le hall du QG, je remarquai en marge du va-et-vient très animé du personnel onusien, une jeune khmère, au regard implorant; elle tenait dans les bras un bébé manifestement très souffrant, en pleine détresse respiratoire; sans aucun doute en train de mourir… je me renseignai et on m'indiqua que rien ne pouvait être fait à Rattanakiri pour le sauver. Au mieux, il faudrait transporter le bébé à l'hôpital de Stung Treng, mais celui-ci est à quelque douze heures de pistes cabossées d'ici. Et il y avait peu de chance que l'enfant survit à un tel périple! Je demandai alors au pilote si nous pouvions le prendre avec nous et passer par Stung Treng sur notre chemin du retour vers Phnom Penh. Le pilote était très sympa, mais les ordres étaient là, très stricts: l'accès aux hélicoptères de l'APRONUC était exclusivement réservé au personnel de l'APRONUC. Je suggérai de solliciter quand même une autorisation spéciale du QG; on me répondit avec embarras que c'était impossible; que toutes les requêtes qui avaient été faites en ce sens dans le passé avaient été rejetées. Je passai quand même voir les officiers de transmission, ces hollandais responsables des transports aériens de l'APRONUC, et passai un appel radio au QG demandant l'autorisation de transporter un enfant cambodgien dans un état grave, avec ses parents, à l'hôpital de Stung Treng. On me rappela les ordres. J'insistai. On me répondit alors par un "stand by, Sir…". J'attendis donc, mais aucune réponse ne vint. Finalement, le pilote m'avertit qu'il allait se faire trop tard et qu'il nous fallait redécoller au plus vite. Il se remit aux commandes de l'appareil et les deux soldats australiens et moi remontâmes à bord. [Prière]… et puis… impossible de décoller! Un gros orage de mousson éclata et après une tentative avortée de décollage, le pilote abandonna; il était beaucoup trop risqué de repartir par ce temps. Nous aurons donc à passer la nuit à Banlung.
Entre temps j'avais réussi à faire envoyer la maman du petit malade chez une jeune médecin volontaire irlandaise de Médecins du Monde, dont je venais tout juste d'apprendre la présence dans le village. Quelques relents de mes cours d'urgence de Bioforce me revenaient en effet à l'esprit, qui me rappelaient que les évacuations aéroportées, y compris en hélicoptère, étaient déconseillées pour certaines urgences, notamment les pathologies respiratoires. Je voulais donc m'assurer auprès d'un médecin que l'enfant fût bien transportable. En attendant, toujours aucune réponse du QG n'arrivait quant à l'autorisation de son transport.

Le pilote et moi trouvâmes le seul et unique hôtel de la ville, un peu à l'extérieur, et nous déposâmes nos sacs dans une chambre commune. L'"hôtel" était très vétuste et simplement équipé du strict minimum. Je me souviens que nous prîmes notre dîner en compagnie de deux jeunes volontaires  québécois (de la composante électorale de l'APRONUC), ravis de trouver un peu de compagnie en ce lieu si isolé. En fin de dîner, panne de courant! (générateur à court de carburant?) Nous nous retrouvâmes dans le noir complet, et c'est donc en tâtonnant les murs et en nous fiant à notre mémoire que nous retrouvâmes notre chambre à travers les couloirs. Je me souviens dans la chambre avoir aussi retrouvé mon lit à tâtons, soulevé la moustiquaire et m'être glissé dessous sans trop savoir… Or, dessous c'était un matelas de mousse, humide, qui sentait le moisi à plein nez… Rattanakiri étant une province impaludée, je m'efforçai de bien border la moustiquaire tout autour du matelas avant de m'endormir. Tout cela pour me rendre compte au lever du jour que la moustiquaire était trouée de part en part!… (Dieu merci, je n'ai toutefois pas attrapé de palu!)   

Au matin, le pilote et moi étions en train de prendre le petit déjeuner frugal de l'hôtel, quand un soldat australien vint à moi me salua et au garde-à-vous m'annonça: "Sir, you've got greenlight to transport the child!". J'étais aux anges, ma prière avait été exaucée! Je pouvais donc évacuer l'enfant sur l'hôpital avec notre hélicoptère.
  
Nous retournâmes donc illico à l’hélico (ça sonne bien non?), au QG provincial, où je retrouvai la jeune maman, et le papa, dans le hall. Leur bébé était encore en vie et le médecin le jugeait transportable. Nous montâmes donc les deux soldats australiens, la maman, le papa, le bébé et moi. Mais pour ce petit hélicoptère c'était déjà trop de monde. Le pilote tenta par trois fois de décoller, en vain. Je commençai à désespérer de pouvoir transporter ces pauvres gens quand un des soldats australiens se sacrifia et décida de descendre. Il prendra le prochain vol pour Phnom Penh. Nous pûmes enfin décoller. Je me souviendrai toujours du regard de ces parents voyant le sol s'éloigner… des yeux ronds, une expression mélangée de peur et d'émerveillement; le regard alternant sans cesse entre le paysage et le visage de leur bébé souffrant.

Le pilote avait averti l'hôpital de Stung Treng de notre arrivée et on nous avait assuré qu'une ambulance attendrait à l'aéroport. Celle-ci était là en effet à notre atterrissage.  Mais dès notre arrivée, l'officier médical indien de l'hôpital de l'APRONUC de Stung Treng, qui était venu avec l'ambulance, fit une moue réprobatrice lorsqu'il vit la maman et l'enfant descendre de l'appareil, et sur un ton de reproche me lança: "-Sir, sorry, we were not informed it was for a "local", we cannot treat "locals", we are exclusively mandated to treat the UNTAC personnel. Sorry Sir, I cannot carry these people" [-Monsieur, je suis désolé nous n'étions pas informé qu'il s'agissait d'un "indigène", nous ne pouvons pas soigner les indigènes, nous ne sommes mandatés qu'à soigner le personnel de l'APRONUC. Je suis désolé, Monsieur, je ne peux transporter ces gens"]. J'étais estomaqué. J'insistai, mais rien n'y faisait; "les ordres sont les ordres"…. Je demandai alors à voir un officier supérieur indien pour en discuter. Il accepta et laissant le pilote et le soldat australien derrière moi, je montai avec les parents et l'enfant dans l'ambulance et nous filâmes sur l'hôpital à une quinzaine de minutes de piste de là. Là, je négociai avec les officiers indiens, qui sur ma longue insistance finirent par accepter de pourvoir au moins aux médicaments nécessaires, mais sous condition que l'enfant soit traité dans l'hôpital cambodgien, et non pas celui - bien mieux équipé - de l'APRONUC. L'enfant devra donc être traité par le personnel médical cambodgien local. La mort dans l'âme, j'acceptai le deal, et regardai désespéré autour de moi l'état de l'hôpital dans lequel nous étions: la chambre aux murs couverts de crasse, de moisi et de sang, un lit bancal et rouillé sans matelas, une perfusion qui pendait encore dans le vide, avec le cathéter - reposant à-même le sol - d’où perlaient encore des gouttes de sang… quelle misère! Comme je devais reprendre mon vol au plus vite, je demandai à voir sur le champs le médecin cambodgien responsable. Après quelque 20 minutes d'attente interminables, un médecin cambodgien arriva enfin: couvert de bijoux, bagues, montre en or, pendentifs, vêtu d'une chemise de luxe impeccable, et arborant un sourire commercial jusqu'aux oreilles. La caricature même du médecin qui ne s'enrichit que sur le dos de ses patients… Il feignit de se préoccuper de la santé de l'enfant, mais je sentais bien que la compassion n'y était pas et qu'en d'autres termes, l'enfant, de parents pauvres, était condamné. En désespoir de cause, je glissais discrètement de l'argent dans la main de la maman, et m'apprêtai à partir, toujours très inquiet pour l'enfant. Il est évident qu'il n'était pas en de bonnes mains et les chances de le voir mourir ici étaient bien grandes. J'étais alors sur le parvis de l'hôpital, surplombant la rue, adressant une dernière prière pour cet enfant avant de partir quand je vis une "barang" (une étrangère occidentale en Khmer) passer au bas de la rue… je me précipitai sur elle, et qu'elle ne fut pas ma surprise de reconnaître …Judy! Cette infirmière de l'ONG chrétienne YWAM que j'avais bien connu dans le camp de réfugiés de Site 2. Mais que faisait-elle donc ici dans ce trou perdu!!? Nul temps de chercher à comprendre ni de faire de grandes retrouvailles, je lui expliquai rapidement la situation, et elle me promit de suivre personnellement le cas de cet enfant… Quelle soulagement! Chacun lira cette histoire comme il le voudra. Pour ma part, je ne peux m'empêcher de voir en son déroulement l'exaucement de prières successives…
Une anecdote parmi tant d'autres.

[Épilogue: quelques semaines plus tard, je reçus des nouvelles de l'enfant par Judy: il allait beaucoup mieux, et allait bientôt rentrer chez lui…si tout s'est bien passé, il devrait avoir 17 ans aujourd'hui.]
   
Le contexte: j'étais alors chef de l'unité du plan de sécurité au siège de l'APRONUC à Phnom Penh. À ce titre je me devais de préparer un mécanisme d'évaluation de la sécurité du personnel onusien et organiser la gestion des données relatives à la sécurité dans un pays encore en guerre. Ceci afin d'élaborer un plan de sécurité détaillé, réaliste, pratique et efficace.
Naturellement la meilleure approche pour un tel travail était
de se reposer sur les observations de terrain, en plus d'élaborer un réseau d'information inter-unités. Il était aussi essentiel que je conduisis mes propres missions de terrain. Pour ce faire, on m'avait affrété un petit hélicoptère Bell, piloté par un australien sympa, et avec lequel j'allais visiter les provinces, surtout les plus reculées du pays - Ratanakiri, Mondul Kiri, Stung Treng, Preah Vihear, etc. Au delà des postes officiels de l'ONU parsemés dans le pays, je pouvais aussi, lors de ces survols à faible altitude, demander à tout moment au pilote d'atterrir ou bon me semblait; je rencontrais alors immédiatement sur place la population et/ou le personnel onusien stationné là et les interrogeais - de manière informelle, pour de pas les inquiéter, mais suivant un questionnaire très précis afin d'évaluer tous les aspects sécuritaires du lieu (attaques des Khmers Rouges, mines, bandits, etc.). Avec l'habitude et le questionnaire bien rodé, une petite heure suffisait en général pour repartir avec la moisson d'informations nécessaire et une idée assez précise de la situation du coin. Je faisais alors un relevé avec le GPS militaire qui m'avait été remis pour situer très précisément le lieu ou l'enquête avait été menée, et nous redécollions sur le champ. Compte tenu de l'omniprésence des mines antipersonnel disséminées un peu partout nous nous arrangions en général pour atterrir dans les cours d'école. Il nous fallait alors faire extrêmement attention à ce que les enfants, surexcités à la vue de ce drôle d'oiseau, ne s’approchassent pas trop des pales de l’hélico.
J'ai occupé ces fonctions de sécurité plusieurs mois jusqu'à ce que ma demande d'intégration de la composante des droits de l'homme fut acceptée, et que je pus alors officier en tant qu'inspecteur des droits l'homme dans la province de Siem Reap.
 
(Periode: UNAMIC-APRONUC, Cambodge 1992-1993 - Chief of Security Planning Unit)

11 juil. 2010

Les armes, les armes, les armes (suite)

[Pour mieux situer le contexte, lire plus bas le billet précédent sur le même sujet « Les armes, les armes, les armes… »]
Certes le fait d’avoir été témoin de très nombreuses fois – de trop nombreuses fois ! – de drames liés aux armes m’avait déjà bien sensibilisé au problème de leur usage abusif, mais c’est en revenant au Cambodge et en m’y re-installant pour 4 ans de plus, dans un pays dorénavant en grande partie pacifié, que j’observai quelque chose de beaucoup plus insidieux et plus grave encore: l’omniprésence des armes, notamment des armes de guerres légères (armes de poing, armes automatiques, mines, grenades, lance-roquettes, etc.) paralysait de manière totalement insinue le développement du royaume. En effet, leur présence,  réelle ou même simplement supposée, constituait un frein formidable a l’épanouissement d’une société civile, décourageait les initiatives, dissuadait tout système de justice digne de ce nom ; en un mot elle interdisait l’instauration d’un Etat de droit indispensable a un développement harmonieux et équitable. Bien sur il y avait d’abord tous ces soldats, dorénavant désœuvrés, sans revenus, et dont la seule "compétence" était de savoir manipuler les armes …un outil de travail qu’ils n’étaient certainement pas prêts d’abandonner puisqu’il représentait leur seul moyen d’obtenir les revenus nécessaires à leur survie et celle de leurs familles : check points illégaux avec moult extorsions des automobilistes à tous les coins de rue, soldats le jour et bandits la nuit, intimidation des policiers et des juges, expropriations forcées de paysans pour s’installer sur les terrains arables, etc.
Mais même si le plus gros problème constituait sans aucun doute cette masse d’armes aux mains de militaires, policiers et miliciens indisciplinés, souvent saouls, et anxieux de leur avenir après démobilisation, la présence massive d’armes de guerre au sein de la population civile constituait un tout aussi grand défi au développement. Quand les querelles de voisinages, voire conjugales, se résolvent à la Kalachnikov, quand tout individu désirant faire valoir ses droits se fait menacer, voire exécuter en pleine rue, ou bien quand tout rival peut se payer police et juges pour obtenir gain de cause ou entière impunité… puisque les juges doivent trancher sous menace de mort, il est illusoire de penser à développer.

Réalisant avec de plus en plus d’acuité cette pression débilitante des armes sur la société et sur le développement du pays, je ressentais comme un besoin pressant de l’écrire. Un peu comme le devoir de tirer le signal d’alarme dans le train quand on sait l’accident imminent.
 
Je décidai donc de coucher sur papier un plaidoyer synthétique que j’intitulai « Disarming, THE priority in Cambodia» [désarmer LA priorité au Cambodge] et l'envoyai au Phnom Penh Post (PPP). Son éditeur en chef me répondit par retour du courrier : il trouvait l’article bon, et allait donc le publier tel quel dans le prochain numéro. Ce qu’il fit en effet quelques jours plus tard (c’est un hebdomadaire) (Lire l'article). Ce qu’il ne m’avait néanmoins pas dit c’est qu’il en avait quand même changé le titre par un autre plus aguicheur ; ainsi mon «Disarming, THE priority in Cambodia» devint un «Ban the Gun» (Interdisons les armes !) réducteur et trompeur. Ce changement de titre, tout aussi anodin qu’il put paraître, fut en vérité désastreux, car les lecteurs appréhendaient désormais l’article avec cette idée que je préconisais bêtement l’interdiction pure et simple des armes [ce que je ne pouvais manifestement pas faire, notamment après avoir été témoin du massacre par les Khmers Rouges des Vietnamiens du village lacustre de Chong Kneas sur le Tonle Sap en 1993, quelques jours après que ces pécheurs eurent été désarmés par l’ONU ; voir plus tard l’article sur cette tragédie].
Cela me valut bien des insultes dans le courriers des lecteurs, des les prochains numéros du PPP, de la part de partisans de la liberté de possessions des armes par les citoyens! Naturellement il s’agissait de lecteurs des Etats-Unis (la fameuse National Riffle Association y est si vigilante!) mais aussi d'un allemand résidant au Cambodge [une petite enquête m'indiqua par la suite que ce monsieur qui me traitait si allègrement de stupide et tentait de démonter chacun de mes arguments n’était autre qu’un instructeur d’armes de guerres dans un stand de tirs a Phnom Penh…].
J’avoue que les premières lettres, par leur violence et leur méchanceté, me choquèrent et me blessèrent. Je décidai toutefois d’attendre que les émotions retombent pour reprendre la plume. Je voulais développer un débat aux argumentations construites et dénué d’animosités. Ces échanges durèrent alors plusieurs semaines, le journal jouant le jeu et publiant toutes les lettres semaines après semaines dans son courrier des lecteurs (voir quelques unes des réactions: 1, 2, 3, 4, 5, 6).

Avec ce premier article, publié sur une pleine page de ce grand journal national anglophone, puis tous ces échanges animés sur la question, je devins, un peu malgre moi, le chantre du désarmement sur la place publique du Cambodge. C’est à ce titre qu’un jour un petit groupe de volontaires vint a moi pour me proposer de joindre un groupe de réflexion et de travail, qu’ils voulaient constituer, pour promouvoir la réduction des armes au Cambodge. Je m’y joignais volontiers et nous commençâmes des remue-méninges (« brain storming ») réguliers sur les meilleures actions a entreprendre pour atteindre le but que nous nous étions fixé de réduire considérablement et de manière volontaire la présence des armes dans le Royaume. Il y avait là une petite dizaine de volontaires, américains, britanniques, danois, et bien sûr cambodgiens ; tous très motivés et plein d’idées. Nos réunions et l’organisation du groupe étaient soutenues par la MCC, une organisation pacifiste mennonite.

Nous nous efforçâmes alors de travailler le plus étroitement possible avec les autorités locales, tout en gardant jalousement notre indépendance : une gageure dans un pays au sortir de la guerre, doté d’un gouvernement autoritaire, qui ignorait totalement ce que pouvait être la société civile, et le rôle que celle-ci pouvait jouer. Finalement, après de nombreux pourparlers avec les officiels du Gouvernement, de l’armée et de la police, nous réussîmes à convaincre le Premier Ministre d’organiser pour la première fois  au Cambodge la première destruction publique d’armes restituées volontairement. L’événement était très symbolique dans ce pays si longtemps en guerre, et les médias y prêtaient donc grande attention.

La veille de la cérémonie, un représentant de notre petit groupe de travail m’appela pour m’annoncer que compte tenu du rôle pionnier qu'il leur semblait j’avais joué dans les médias pour la sensibilisation au problème des armes, il me revenait de faire le discours au nom du groupe le lendemain lors de la ceremonie, en présence des plus hautes autorités de l’Etat. Honoré sans doute, mais surtout très nerveux, je m’attelai aussitôt à la tache et écrivis le discours pendant la soirée et une partie de la nuit. Il me semblait important de souligner la symbolique de la destruction des armes, mais aussi,  voulant faire les choses au plus complet et au plus honnête possible, de souligner dans le discours les manquements du Gouvernement …et certaines autres choses qui pourraient ne pas lui plaire… et ce, devant le Premier Ministre en personne ! La précaution était donc de mise tant dans le ton que la tournure des phrases…

Le lendemain, je me rendis donc au Stade Olympique où se déroulerait la cérémonie en très grande pompe. Le stade était plein à craquer, même si une grande partie du public était très probablement constituée d’étudiants qui avaient été réquisitionnés pour la claque… Tout le beau monde était là: le Premier Ministre Hun Sen, le ministre de l’intérieur, le Gouverneur de Phnom Penh, etc.
La cérémonie commença, avec son lot de discours officiels. Lorsque vint mon tour, je me levai et m’avançai vers le micro dans un état second, les jambes en coton... J’étais mort de trouille ! Face à une foule immense, bruyante et grouillante, et le dos tourné aux plus hauts dignitaires du pays… L’expérience pris alors le dessus : ayant découvert lors de mes années sur "la frontière" les effets physiologiques du stress et de la peur (bombardements, rafales, grenades, etc.), et appris peu à peu à en contrer les effets pour reprendre le contrôle de soi, je tâchai de m’appliquer à respirer lentement, à contrôler la lenteur de mes gestes, à moduler ma voix et le rythme de mon discours… A ma plus grande surprise, dès la première pause de ma première phrase, le public répondit par une acclamation. Et à la fin de chaque phrase ces acclamations reprenaient. Même s’il s’agissait très certainement d’acclamations d’étudiants qui s’amusaient a jouer la claque, je me sentais porté par ces clameurs, et rassuré, je pus lire posément tout le discours jusqu'à sa fin, ...mais non sans avoir les jambes tremblant à tout rompre. C’est évident, je n’étais pas aussi fier que le Général de Gaulle qui - dans ce même stade olympique, et à cette même estrade -  il prononça son discours historique en 1966.
Lorsque enfin tous les officiels descendirent les gradins pour lancer la destruction des quelque 4000 premières mitraillettes sous les chenilles des bulldozers, le Premier Ministre et le Gouverneur de Phnom Penh passèrent devant moi, le Gouverneur Chea Sophara me glissa un « très bon discours ! » ; j’avoue que je n’ai jamais trop su comment prendre ce compliment de sa part. 

L’événement fut couvert massivement par les médias nationaux et internationaux (voir quelques articles en français sur l’événement, suite de cet article, et suite) ; des amis qui écoutaient la BBC ce jour-là me dirent leur surprise de reconnaître ma voix. La surprise était d’autant plus grande que j’avais mené toutes ces petites initiatives contre les armes de manière tout a fait personnelle, alors qu’on me connaissait dans le pays surtout pour mes engagements professionnels en faveur de la santé publique.



Cette cérémonie fut suivie de nombreuses autres destructions publiques d’armes, y compris dans plusieurs provinces du Royaume, avec ou sans couverture médiatique. Le mouvement était lancé; c’est ce que nous avions souhaité…

Certes ce ne fut qu’une goutte d’eau; et aujourd’hui encore je crois toujours que trois des plus grands fléaux du monde sont l’industrie du pétrole, le trafic de drogues… et le commerce des armes! 

Période MEDICAM, Cambodge 1995-2000

30 mai 2010

Le petit "truc" du secouriste de campagne qui en dit plus long qu'on ne le croit…

Lorsque je préparais mon brevet de secouriste, il y a quelque 30 ans, notre instructeur nous avait dit cette chose qui m'avait marqué: "lorsque vous arrivez sur un accident, ne vous précipitez pas vers le blessé qui crie le plus fort; si il crie, c'est qu'il a encore de l'énergie a revendre, ceux qui ont le besoin le plus urgent de vous, ce sont ceux que vous n'entendez pas, qui sont probablement inconscients et sont peut-être en train de glisser vers la mort. Trouvez les, et occupez vous d'eux d'abord!"

Cette phrase m'est revenue à propos lorsque je tentais de tirer des leçons d'expériences humanitaires plus larges: elle contient en effet plus d'enseignement et de sagesse qu'il n'en parait au premier abord. En missions humanitaires, nous sommes en effet souvent assaillis par les appels au secours, voire tout simplement les demandes d'aides en tous genres, et la tentation est grande d'y répondre en commençant par celui ou celle qui crie le plus fort ou insiste le plus… ou simplement sait le mieux comment accéder aux aides: ceux qui sont proches des agents humanitaires, qui parlent l'anglais (et peuvent donc mieux communiquer avec les étrangers), etc. Or, la réalité est telle, que le plus souvent, ceux qui sont le plus dans le besoin sont précisément ceux qui ne viennent pas à nous. C'est donc à nous de les trouver.

Ainsi ces programmes alimentaires des agences humanitaires dans les écoles pour lutter contre la malnutrition sont-ils bien sûr les bienvenus; mais il ne faudra pas oublier que les enfants les plus nécessiteux sont précisément ceux qui ne peuvent même pas venir à l'école: handicapés, petites filles gardées à la maisons pour les tâches ménagères, enfants exploités dans les usines, etc. Ainsi aussi ces programmes de "participation communautaire" où les humanitaires réunissent les habitants des villages pour discuter en longueur de leur besoins, pour leur santé, pour leur développement, pour leurs micro-crédits, etc; mais les plus nécessiteux, ceux que l'on prétend souvent vouloir aider en priorité, sont précisément ceux qui ne peuvent participer à ces réunions, trop occupés qu'ils sont à d'abord chercher à manger pour la journée. Ils ne peuvent tout simplement pas se permettre de perdre une demi-journée à converser avec des ONG sur leurs besoins…

Ainsi, de même que les secouristes doivent être capables de reconnaître ceux des blessés qui nécessitent les soins les plus urgents, les agents humanitaires se doivent aussi de posséder pour compétence première celle de savoir identifier les communautés qui sont le plus dans le besoin, et les atteindre. Aujourd'hui, et ce depuis les années 80, les ONG affirment s'être "professionnalisées"; certes elles se gèrent dorénavant comme des entreprises, avec campagnes de marketing préalables et recrutement de techniciens spécialisés. Mais ce qui devrait être la réelle marque de leur professionnalisme c'est cette capacité à évaluer les besoins des populations, à identifier les plus nécessiteux, et la maîtrise de techniques pour les atteindre.
Parce que les souffrances les plus grandes sont indicibles, et donc silencieuses.

8 mai 2010

Les armes, les armes, les armes…

Siem Reap, jour de l’an 1993. Ce soir je suis invité par le Secrétaire d’Etat à la Défense français Jacques Mellick pour une réception au régiment de la Légion Étrangère ; il vient fêter le nouvel an avec ses troupes ; c’est sympa, mais ça me dit trop rien, je ne suis pas très "réceptions". Finalement, vers 22h00 je décide d’aller faire un tour à l’hôpital de la ville. Il est presque vide, tout le personnel est parti faire la fête, les patients qui le pouvaient sont rentrés chez eux, seuls les cas graves sont encore là. En déambulant dans les couloirs sombres et tristes de l’hôpital, j’observe sans trop savoir ce que je cherche. J’entre dans un service, et tombe sur un petit groupe de gens entourant une jeune fille. Celle-ci se tord de douleur. Manifestement elle vit un véritable martyr. Quand on connaît le stoïcisme traditionnel des Khmers, on sait reconnaître quand ils ont atteint les extrêmes de la douleur. A ses cotés, sa maman est transie de chagrin. Je l’interroge ; elle me raconte : « on ne sait pas ce qui s’est passé... nous étions dans la maison, en train de manger, quand soudain la petite s’est effondrée, tordue de douleur... on s’est rendu compte alors qu’elle venait de prendre une balle perdue dans l’aine… ». Personne ne sait qui a tiré ni pourquoi, tout ce que l’on a compris c’est que la balle a traversé le mur de bois de la maison avant d’atteindre la petite fille. Un médecin passe, ausculte brièvement l’enfant, puis repart. Qu’il est dur de se sentir si impuissant face à de telles souffrances innocentes ! Je suis rentré à la maison la mort dans l’âme, avec encore moins l’envie de faire la fête. Le lendemain je m’enquis de la santé de la fillette ; elle était morte dans la nuit dans d’atroces souffrances…

Prison provinciale de Siem Reap (1993) (voir photos)  – J’effectue une de mes visites surprises de la prison, vérifie les dossiers, fais l’appel des prisonniers dans la cour, vérifiant qu’aucun détenu n’a disparu ou n’a été torturé. Dans le cas contraire, je demande des comptes au directeur de la prison et cherche les actions correctives , etc. Je passe ensuite aux entretiens confidentiels, en cellule privée, de quelques  prisonniers afin de vérifier par moi-même les détails et la véracité de leurs dossiers. J’interroge alors un jeune détenu de 19 ans : il est très sympathique, un peu timide mais souriant et je me demande ce qu’il a bien pu faire pour se retrouver ici. Il m’explique : « ben voila, c’était à une fête de mariage, on s’amusait bien, j’ai beaucoup bu, et alors que j’étais complètement saoul, j’ai pris la mitraillette de mon frangin, ...et j’ai tiré dans la foule. Je ne me souviens de rien, mais ...j’ai tué quatre personnes. Je suis condamné à 19 ans de prison ».

Site 2, Camp de Nong Chan (1988) : je passe à l’hôpital de Ban Sangne, pour enquêter sur une triste affaire dans laquelle un jeune enfant a été tué. L’enfant mort est là, dans les bras de sa mère, qui verse des larmes en silence. Son jeune garçon a toute la tête enveloppée dans un gros bandage au travers duquel pointe encore une grosse tache de sang. Le médecin hollandais m’explique que la moitié de la tête a été emportée par l’explosion et que même mort, il était préférable que la famille ne voit pas dans quel état est son visage. Je fais monter la maman, son fils défunt dans les bras, à coté de moi à l’avant du pick-up, et je la ramène doucement et en silence chez elle. Ces souffrances sont incommensurables, et je ne sais que lui dire… Je la dépose chez elle.
J'enquête, interroge des témoins, et on me raconte alors ce qu’il s’est passé : les parents avaient eu une petite querelle de voisinage, comme il n'est que trop fréquent dans les camps, compte tenu de l’extrême promiscuité dans laquelle les réfugiés (sur)vivent. Mais cette fois, pour se venger, le voisin a trouvé l'astuce: il a déposé une grenade, ostensiblement, dans le jardin de son voisin, sachant bien que le petit garçon de celui-ci ne manquera pas de jouer avec et de tirer la goupille…

[à suivre]


Période UNBRO - Site 2, Camp Officer / Security Coordinator

6 mai 2010

Une photo = une histoire – La petite Oeup…

Un jour, alors que je marchais dans les travées du camp, je tombai sur une petite fille totalement défigurée; je ne l'identifiai d'ailleurs comme "fille" que parce qu'elle portait une petite robe. Curieux de savoir ce qui l'avait si affreusement mutilée, j'interrogeai la mère: celle–ci m'expliqua que lorsque la petite était encore tout bébé, la moustiquaire en nylon au-dessus son lit avait prit feu et était tombée sur elle, lui brûlant profondément les chairs, notamment du visage et des bras*. Elle s'appelait Oeup et avait 5 ans.  Lui demandant si elle allait à la crèche comme les autres enfants de son âge dans le camp, la maman me répondit avec tristesse que l'école l'avait refusée à cause de son apparence. Quelque peu outré, je lui demandai alors si elle voulait bien que nous allions ensemble voir la directrice de la crèche pour tenter de la persuader d'accepter la petite Oeup dans son établissement, et lui permettre de vivre une vie sociale normale. La maman accepta. Nous montâmes dans ma voiture et partîmes sur le champ pour la crèche. Là, prenant Oeup dans mes bras (la photo) je rencontrai la directrice et lui demandai pourquoi  la petite avait été refusée dans son établissement. La directrice m'expliqua avec moult larmoiements qu'elle voudrait bien l'accueillir, mais que les autres enfants en avaient peur, et que "...rien que de la regarder, ils en vomissaient". Je posai la petite à terre, et poursuivis ma discussion avec la directrice, qui n'en démordait pas. Soudain, en me retournant, que vis-je? La petite Oeup en train de jouer en toute tranquillité avec quelques nouveaux copains… je me tournai alors vers la directrice et lui demandai avec un sourire "-alors, il y a un problème?". Manifestement gênée, elle me répondit,  "-…euh, apparemment non." "-alors vous la prendrez dorénavant?" "-oui, oui, pas de problème". Nous quittâmes l'établissement. Je redéposai la maman, heureuse, chez elle, l'invitant à me prévenir  immédiatement si la petite Oeup était encore injustement rejetée à d'autres activités collectives des enfants de son âge. Elle acquiesça et nous nous séparâmes.

L'humanitaire, c'est aussi traiter de l'exclusion …et pour ça, nul besoin d'aller à l'autre bout du monde!


* J'étais alors loin de me douter que quelques quinze années plus tard, alors directeur du projet de lutte contre la malaria de l'Union Européenne au Laos, passant commande de centaines de milliers de moustiquaires, son visage me reviendrait en mémoire, et me pousserait à exiger la norme anti-feu dans les spécifications.

[Période UNBRO; frontière khméro-thaïlandaise, Site 2] 


26 avr. 2010

L'erreur est hum...anitaire aussi!

Aranyaprathet, Thaïlande - Tous les mois, tous les responsables OHI d'ateliers de prothèses, disséminés un peu partout en Thaïlande, se retrouvaient pour une réunion de coordination et de discussion. Serge P. et moi avions remarqué qu'à l'occasion de ces réunions certains expatriés ne pouvaient s'empêcher de "se la monter" en insistant sur leur "grosse activité" ou la taille de leurs équipes d'ouvriers. Cela se passait de telle sorte qu'on avait parfois l'impression d'assister à une compétition; chacun/chacune montrant qu'il était le/la meilleur(e), et que son atelier tournait à plein et au mieux… Et oui, bien sûr, chez les agents humanitaires aussi ça existe les luttes de pouvoir et autres "grosses têtes".  Je me souviens d'un certain volontaire qui commençait toujours son tour de parole par un "euh… Site 8, beaucoup de travail…", et Serge et moi de nous dire tout bas "-ben oui, peut-être que les appareillages sont tellement mal faits que la semaine suivante ils doivent tous les réparer… beaucoup de travail!".

Tout cela prenait une tournure tellement ridicule que Serge et moi décidâmes de prendre tout ce petit monde à contre-pied: nous créâmes et commençâmes à étoffer un "Catalogue des horreurs" dans lequel nous répertorions, photos à l'appui, toutes les innovations techniques que nous avions tentées …et ratées!  Ceci afin de dégonfler de manière humoristique et honnête la baudruche de l'orgueil qui commençait à sérieusement affecter la justesse des rapports techniques. Pour ma part, je n'avais pas trop de mal à faire figurer une de mes magnifiques prouesses techniques: j'avais en effet un patient, dans mon petit atelier de Boraï, qui présentait un tableau très difficile à appareiller: il avait la terrible malchance d'être à la fois amputé d'un bras, d'une jambe, avec la jambe restante trop faible pour le porter. La solution était naturellement de lui construire un fauteuil roulant adapté. Ce à quoi je me lançai avec les ouvriers. Mais comme d'aucun peut le comprendre, faire avancer une chaise roulante avec un seul bras, ça fait tourner en rond! Alors - pas bête la guêpe - j'avais fait souder les moyeux de la chaise roulante afin que même avec un seul bras les deux roues fussent mues en même temps. Pour pourvoir à la direction, je faisais installer un repose-pied spécial, au bout d'une flèche sur laquelle était fixée la roue avant du fauteuil sur un pivot. Ainsi même avec un seul pied faible, le patient pouvait infléchir la flèche et tourner à loisir à gauche ou a droite. En tout cas, en théorie. J'étais très fier de ma petite invention. Seul problème: elle ne marchait pas du tout. En effet, j'avais très mal calculé le centre de gravité, notamment le poids reposant sur la flèche avant, ce qui signifiait que le patient pouvait très bien faire avancer le fauteuil avec son seul bras, mais quand il voulait tourner, il avait beau tenter de tourner la roue avant sur son pivot de tous les côtés… le fauteuil continuait tout droit, il se prenait le mur à chaque fois!  [Comme ces caddies de supermarchés aux roues folles qui tournent dans tous les sens sans jamais vraiment infléchir la direction].  
La chaise en question
Naturellement nous corrigeâmes l'erreur, mais en attendant, pour apprendre de cette erreur, la première version du fauteuil, qui m'avait donné "beaucoup de travail…", méritait bien de figurer dans notre "catalogue des horreurs"…     

[Hôpital de Boraï, Thaïlande, période OHI (1985-86)]

22 avr. 2010

La sécurité dans les camps de réfugiés: trafics, violences et autres bavures...

Ce weekend là, j'assurais la coordination de la sécurité, et mon adjointe était J. S. une responsable du service de santé au bureau d'Aranyaprathet. Comme nous étions à court d'officiers de sécurité, la hiérarchie avait décidé que d'autres personnels onusiens, y compris personnel de bureau, pourraient dorénavant venir assister les Camp Officers, en tant qu'adjoints, pour tenir les permanences de sécurité du weekend.

Je laissai J. S. à l'administration du camp et entrepris mon tour du camp. La police du camp m'appela alors m'informant qu'on venait de trouver deux corps sur une piste, un peu à l'extérieur du camp. Je fonçai sur les lieux et y retrouvai un petit attroupement de policiers et villageois. Sur le sol gisaient deux corps recouverts l'un et l'autre d'un tapis de bambou tressé. Je m'approchai du premier corps et tentai de soulever le tapis au niveau de la tête, mais quelque chose le retenait; il était comme accroché. En forçant un peu plus, il céda et se souleva, et je compris qu'il était coincé pour une raison bien particulière: j'avais en face de moi un homme décapité au niveau du front, juste au dessus des yeux, et une arête osseuse s'était prise dans la trame du tapis. En soulevant tout le tapis, je me rendis compte que l'homme avait eut les bras fermement attachés avant d'être exécuté. Même histoire pour le deuxième corps. Comme d'habitude avec ces scènes, le pire est moins ce que l'on voit que ce qu'on imagine: difficile de ne pas se sentir pris par une certain vertige face à l'horreur d'imaginer les derniers instants de ces hommes. Comment penser l'exécution du deuxième homme, qui vient de voir son camarade, comme lui attaché et sans défense, se faire éclater la tête à coup de hache et de voir ses assassins passer à lui… 

Il n'y avait pratiquement pas de sang sur le lieu et la partie supérieure de la boite crânienne était manquante, il apparaissait donc évident que les deux hommes avaient été exécutés ailleurs et leurs corps ensuite déposés là pour être vus; sans doute mis en exergue pour l'exemple. Mais nous ne comprenions pas encore l'histoire puisque nous n'avions pas identifié les corps. Les hommes qui nous avaient devancés sur les lieux nous informèrent qu'ils avaient du chasser les chiens en arrivant et nous montrèrent où ils avaient enterré les quelques morceaux restants de cervelles que les chiens n'avaient pas encore finis. Nous décidâmes donc de ne pas laisser les corps plus longtemps sur les lieux et nous les chargeâmes à l'arrière de mon pick-up. [Voila qui n'allait pas améliorer mon image dans le camp; beaucoup de réfugiés avaient en effet peur de monter dans ma voiture à cause du nombre de morts que j'y avait transporté au cours de ces deux dernières années (dixit Andy)…]
J'appelai le commandant du camp l'informant de la situation, ajoutant que j'allais transporter les deux corps à l'administration pour tenter des les identifier.

Lorsque j'arrivai à l'administration, J. S. m'attendait. Lorsqu'elle vit les corps, elle eut un sursaut d'horreur et devint quasi hystérique. Elle demanda que les corps soient recouverts immédiatement et cachés de la vue du public. J'avais beau lui expliquer que nous devions d'abord les identifier et que sous un tapis c'était quelque peu difficile; et qu'en outre cette habitude de cacher les morts, très occidentale, n'était pas vraiment dans les us et coutumes khmers; elle n'en démordait pas. Je me retrouvais à présent à devoir gérer les nerfs de mon adjointe en plus de la situation par elle-même. Finalement, je laissai JS sur place et allai déposer les deux corps à la pagode où la tentative d'identification aurait lieu. Après quelques vingt minutes, les policiers m'appelèrent, m'informant que les corps avaient été identifiés. En arrivant à la pagode, je vis deux femmes en pleurs, totalement emportées par le chagrin, qui secouaient convulsivement les corps des deux décapités... Les policiers m'expliquèrent qu'il s'agissait des épouses des deux victimes, que les deux hommes étaient en fait des trafiquants de porcs, et qu'ils étaient de nationalité thaïlandaise... Cette dernière information me fit sourciller; ils m'expliquèrent alors qu'il existait en effet dans le camps un certain nombre de thaïlandais des villages environnants, qui se sont "mariés" avec des réfugiées khmères, et même pour certains ont créé une famille, et vivent ainsi dans le camps de réfugiés cambodgiens depuis des années. Profitant de leur nationalité thaïlandaise, ils peuvent entrer et sortir du camps comme bon leur semble; et certains ont su alors jouer de cette aubaine pour organiser des trafics en tous genres  entre le camp et l'extérieur. Or, le trafic, c'est sans doute la première cause de violence dans les camps et leurs alentours. L'histoire peu à peu se démêlait… J'appelai immédiatement le commandant thaïlandais du camp, qui fut si interloqué lorsque je lui appris que les deux victimes étaient thaïlandaises, qu'il me le fit répéter deux fois. J'allai sur le champ au quartier général pour lui expliquer la situation plus en détail.
La nouvelle créa comme une onde de choc parmi les soldats thaïlandais, mais j'ignorais alors jusqu'où cela allait mener.

Quelques jours plus tard, en pleine semaine, une rafale de mitraillette déchira le brouhaha habituel de la vie du camp. La rafale semblait venir de l'intérieur du camp. J'appelai immédiatement Andy Pendleton qui était de coordination ce jour-là, qui annonça sur le champ la "situation 2" sur canal 1. Nous nous mimes d'accord pour nous retrouver au plus vite sur le lieu de l'incident. Je sautai dans ma voiture, et pleins phares et feux de détresse aidant, me dirigeai vers le lieu. Le camp étant surpeuplé, et les jeunes enfants déambulant partout sur les pistes, il n'est pas possible de "foncer", il faut trouver la vitesse optimale, celle qui reste prudente tout en répondant à l'urgence... J'arrivai à l'arrière du camp de Nong Chan, et trouvai un attroupement de gens à sa lisière; ils n'osaient pas passer les barbelés, mais tous scrutaient l'extérieur. Andy arriva, et nous passâmes tout de suite sous les barbelés et fîmes les quelques mètres qui nous séparaient de ce qui semblait bien de loin être le corps d'un jeune homme en short.
Arrivé sur le lieu, force nous fut de constater que nous arrivions trop tard. Le jeune homme avait pris une balle dans l'œil gauche qui était ressortie par l'arrière du crâne. Je posai le revers de mes doigts sur sa cuisse; elle était encore chaude. Il venait tout juste d'être abattu. Andy et moi réalisâmes que son assassin pouvait donc très bien être encore là, à nous regarder, voire nous viser. Des témoins nous rejoignirent bientôt et nous racontèrent ce qu'il s'était passé: deux jeunes réfugiés khmers s'étaient aventurés à l'extérieur du camp. Appréhendés par deux soldats thaïlandais, ces derniers, complétement saouls, avaient commencé par les insulter, leur jurant "qu'ils allaient payer pour les deux thaïlandais qui avaient été tués la semaine d'avant", et que l'heure de la vengeance était venue… puis il les firent s'agenouiller et les menacèrent en passant tour à tour le canon de leur M16 sous le nez... lorsqu'un des soldats imbibés trébucha; les réfugiés virent là leur unique chance de survie et tentèrent le tout pour le tout pour se sauver. Mais l'un des soldats tira...

Nous appelâmes immédiatement le commandant du camp qui ordonna de ne rien toucher en attendant que son adjoint arrive. Une fois arrivé sur les lieux, celui-ci nous demanda simplement de transporter le corps, et ne voulait pas que des photos de l'incident soient prises. Trop tard, j'étais déjà parti chercher l'appareil photo dans ma voiture; le soldat m'intima de nouveau l'ordre de ne pas prendre de photos; je pris toutefois tous les clichés nécessaires pour le rapport d'enquête. 

[Période UNBRO, Camp Officer et Security Coordinator, Frontière khméro-thaïlandaise]