Le logo de BIOFORCE en 1984 |
Ce sont d'ailleurs les trains de banlieue qui m'ont aidé à faire le pas; chaque soir lorsque je remontais dans la rame de la micheline qui me ramenait à Pontoise, je supportais de moins en moins la vue des ces mêmes gens, assis aux même places, jouant au même jeux de cartes, faisant les même plaisanteries grivoises jour après jour, années après années… Nul mépris à leur égard ici, ce n'est pas leurs personnes qui m'indisposaient mais bien plutôt ce qu'ils me semblaient représenter: une vie sans but et sans saveur. Je ne pouvais imaginer un seul instant la mienne suivre ce même schéma. Il fallait impérativement que je lui donne un sens. Et puis, depuis la fin de mon adolescence, j'avais découvert une vie spirituelle qui prenait de plus en plus de place dans ma vie et l'animait d'une joie nouvelle. D'abord épris de mystiques orientales, j'avais peu à peu, au fil d'un long cheminement, découvert la richesse, la beauté et la fantastique liberté de la foi chrétienne. Celle-ci doucement mais sûrement me transforma de fond en comble. Il ne faisait plus de doute que ma vie devait s'aligner sur ma foi, emprunte de fraternité, d'Agape. Alors, bien sûr entendre parler d'une école qui formait ainsi des agents humanitaires et laissait entrevoir la perspective d'une vie a la fois exaltante et altruiste, voila bien qui ne pouvait vibrer en moi qu'avec une résonance toute particulière.
Je m'empressai d'en demander plus à Joël, et d'abord comment entrait-on dans cette école? "- Il y a un concours d'entrée […] je te donnerai les coordonnées si ça t'intéresse…". Et comment que ça m'intéressait! Dès que Joël m'eût transmis les coordonnées de l'école j'envoyai une demande de dossier de candidature. Lorsque la réponse me parvint, j'en su un peu plus: l'école s'appelait BIOFORCE, elle avait été créée sur une idée originale du Dr. Charles Mérieux, un de ces remarquables grands industriels français qui savaient encore allier industrie, business et altruisme. Lors d'une terrible épidémie de méningite au Brésil dans les années 70, Mérieux avait fait don au Brésil [b] de quelque 500,000 doses de vaccins contre la méningite que ses laboratoires avaient su produire en un temps record à l'époque. Mais le Dr Mérieux avait constaté qu'il ne suffisait pas de faire don des vaccins pour enrayer l'épidémie, et que toute l'opération avait était mise à mal pour cause de déficience logistique. Or, il n'existait pas de réservoir de logisticiens capables de développer en urgence une opération logistique d'une telle envergure. Il mûrit alors idée de créer une école de logisticiens de l'humanitaire. Il existait bien déjà une Bioforce militaire, mais cette Bioforce civile là, il la voulait plus polyvalente encore, formant à l'humanitaire dans tous ses aspects.
Le recrutement se faisait sur dossier suivi d'un concours. L'idée originale de Bioforce était en effet de ne pas tant recruter sur les diplômes que sur les qualités personnelles des candidats. Ce qui importait ici n'était pas les bonnes notes à l'école, mais que le candidat fût capable de prendre des initiatives, n'eût pas peur des risques, nourrit un certain goût de l'aventure, et naturellement la volonté de servir. Un bouquet de compétences et de motivations difficile à démontrer quand on a que 21 ans!
Je pris alors ma plus belle plume et tentait de coucher sur papier ce qui - me semblait-il - pouvait jouer en ma faveur: mes quelques médailles et ma ceinture noire de judo, ma traversée de la Belgique et de la Hollande en solidaire à vélo (pour marquer mes 18 ans!) ma petite année passée en Grande Bretagne en tant qu'auxiliaire de vie bénévole auprès de personnes gravement handicapées, mon travail de garde de nuit dans les maisons de retraite pour payer mes études à la fac de médecine, etc. Pas grand-chose en vérité comparé à ce je découvris plus tard certains de mes camarades Bioforce avaient déjà accompli [tel Stan, qui avait traversé de part en part l'Afrique de l'Ouest en Peugeot 504 avec presque rien en poche, et avait revendu la 504 à la fin du périple pour se payer son voyage du retour, où Laurence C. qui à 19 ans avait déjà vécu dans les favelas du Brésil pour une licence d'ethnologie, etc.]
J'envoyai mon dossier de candidature le cœur plein d'espoir.
Quelques semaines plus tard, une lettre de Bioforce arriva: mon dossier avait été retenu, et j'étais maintenant convoqué à Lyon pour les épreuves du concours! Je commençai à y croire; mon espoir et mon excitation allaient grandissant. Mais avec l'emploi du temps chargé que j'avais à la fac de médecine, je ne pouvais me permettre de prendre plusieurs jours d'absence pour passer le concours Bioforce à Lyon. Celui-ci commençait très tôt le matin. Je n'avais pas le choix: il me fallait y aller en avion. Mon premier vol en avion! Je pris mon billet, et au jour dit, je me souviens avoir quitté ma petite chambre de la Cité Universitaire d'Antony très tôt le matin pour rejoindre la station RER et filer droit sur l'aéroport Roissy Charles de Gaulle. Quel souvenir que ce premier vol! Arrivé à l'aéroport de Satolas (Lyon), je pris le bus dans les sous-sols et arrivai à l'heure sur les lieux des épreuves du concours. J'avais bien préparé mon itinéraire et bien m'en avait pris. Lorsque nous fûmes tous assis dans l'amphithéâtre pour le début des épreuves, quelques retardataires entrèrent dans la salle et se firent en effet accueillir par un Gérard David - alors Directeur de Bioforce - fou de rage. Je me souviens encore de ses invectives: "comment voulez-vous vous retrouver au fin-fond de la brousse si vous n'êtes même pas foutus de vous retrouver à Lyon!"; ça commençait plutôt "chaud"! Nous ne comprîmes que plus tard qu'il s'agissait ici d'un stratagème pour commencer à décourager les plus tièdes dans la salle.
Les épreuves écrites, qui durèrent plusieurs heures, portaient essentiellement sur des connaissances générales, notamment en géographie, histoire, etc. et n'étaient pas particulièrement difficiles.
Après quoi, mes souvenirs sont confus, je ne me souviens plus si les épreuves sportives et psychologiques se firent le même jour ou sur une nouvelle convocation. En attendant je me souviens très bien de cet après-midi d'épreuves sportives: il fallait grimper deux fois une corde lisse de 6 mètres en un temps donné, une course d'endurance de 5 000 m, et une épreuve de nage libre sur 1 000 mètres. Je passai l'épreuve de corde lisse sans problème, j'avais été bien entraîné au portique toute mon enfance avec mon frère; l'épreuve de course d'endurance me fut plus difficile comme je suis un piètre coureur, en outre je suis un lamentable nageur, et les épreuves de natation me furent un vrai calvaire. Je crus mourir; heureusement l'épreuve n'était pas chronométrée [ou bien le temps était très souple, je ne sais plus] il fallait simplement prouver que l'on pouvait nager sans interruption ses 1 000 m. J'essayai toutes les nages, pour pouvoir avancer, et respirer – je crois même à un moment avoir essayé la nage du chien pour relâcher mes muscles et respirer un peu! Les autres candidats avaient déjà fini depuis longtemps que j'étais encore dans le bassin à mariner et à me demander si je devais mourir là ou un peu plus tard. Mes dernières brasses devaient ressembler aux gestes de l'aveugle qui cherche à tâtons, mais je touchai enfin le plot d'arrivée: 1 000 m! Mission accomplie.
Nous passâmes alors à une épreuve qui se voulait plus psychologique que physique: il s'agissait de faire un aller et retour sur une poutre de 15 cm de largeur placée tout au sommet d'un grand et haut gymnase. Pour pousser la plaisanterie un peu plus loin, quelques pneus avaient été placés ça et là sur le parcours, qu'il fallait enjamber. Bien sûr nous étions assurés, mais même avec le harnais, l'équilibre sur cette poutre à cette hauteur avait quelque chose d'effrayant. Et l'épreuve joua son rôle, puisqu'une partie des candidats échoua à ce stade.
Vint ensuite la visite médicale; pour ce faire, il nous fallait d'abord remplir sur ordinateur un questionnaire très complet sur notre état de santé, avant de passer au médecin. Je me trouvai alors confronté à un dilemme: que déclarer? J'avais "la rage" d'intégrer cette école, et je ne voulais surtout pas que mes quelques faiblesses physiques me fassent recaler. En même temps – pensai-je - si je déclarais que tout allait bien et qu'une fois admis j'avais des problèmes de santé qui m'obligeraient plus tard de quitter école en plein cursus, ce serait pire. Je décidai donc d'y aller franco: je déclarai absolument tous les problèmes physiologiques dont je souffrais: ma myopie, ma lordose, mon ulcère d'estomac, mes entorses répétées aux chevilles, mes palpitations cardiaques, tout!
Lorsque que vint mon tour de voir le médecin, je tremblai d'avance de l'entendre dire que c'en était fini pour moi – après tout, mes rêves n'avaient-ils pas été anéantis, une fois déjà dans le passé, lorsque je m'étais fait recaler à sport-études/judo à cause de ma lordose! Lorsque j'entrai dans la salle d'auscultation, le médecin finissait de lire ma fiche - celle que j'avais remplie sur ordinateur. Il se tourna vers moi et m'accueillit par un: "-Ah, enfin quelqu'un d'honnête!..." et d'ajouter avec un sourire "tous vos petits camarades ont des dossiers parfaits, ils n'ont pas un seul soucis de santé, …et je n'en crois pas un mot! Je préfère de beaucoup les fiches comme la vôtre où je sais à quoi m'en tenir". Il m'ausculta, puis annonça avec un sourire "pour moi, pas de problème!"
C'en était donc fini des épreuves du concours. Épuisé, mais heureux d'avoir au moins pu les passer toutes jusqu'au bout, je repris le bus pour l'aéroport de Satolas, fit le vol de nuit sur Paris, et depuis l'aéroport Charles de Gaulle retournai en RER sur Antony retrouver ma petite chambre d'étudiant. [Je me souviens avoir remarqué alors que bien qu'ayant traversé la France, je n'avais pas mis le nez dehors de la journée! Depuis le RER à l'aéroport, du sas d'embarquement de l'avion au sas de débarquement, l'aéroport, les bus pris dans des sous-sols, et retour identiques; je n'étais pas sorti une seule fois!]
Les épreuves du concours passées, il ne me restait plus qu'à attendre – avec fébrilité - les résultats. En attendant, je poursuivais mes cours à la fac et préparais mon autre concours, celui de psychomotricien.
Quelques semaines plus tard, j'étais reçu au concours psychomotricien, à ma plus grande joie, après l'avoir préparé deux ans [c]. Mais le résultat qui m'importait dorénavant le plus, était bel et bien celui du concours Bioforce. A l'époque (1983) il n'y avait ni Internet ni email; il fallait être patient et attendre la lettre dans la boite. La lettre de Bioforce tomba enfin. Et c'est le cœur battant que je l'ouvris et appris …que j'étais reçu.
Alors, à la surprise générale de mes amis de fac - avec qui j'avais travaillé d'arrache-pied sur le concours psychomotricien - et de ma famille, je décidai de laisser tomber la fac et d'intégrer Bioforce.
[à suivre]
____
[a] D'ailleurs l'école acceptait tout autant les candidatures de bacheliers que de non-bacheliers. De ce fait, le dossier de candidature n'avait rien à voir avec les dossiers de candidature des autres écoles.
[b] Bien sûr, comme il se doit en France, les mauvaises langues n'ont pas manqué d'insinuer que ce don n'était que du "dumping" pour introduire les vaccins Mérieux sur l'énorme marché brésilien. Mais c'était ignorer la personnalité de Charles Mérieux, et faire montre d'ignorance du monde du business et de l'industrie; il existait en effet des moyens bien moins coûteux - et bien moins scrupuleux - pour obtenir des marchés au Brésil!
[c] La première année, j'étais encore à l'armée de l'air à faire mon service militaire, et mon Colonel m'avait fait une faveur en me laissant aller à la fac une semaine sur deux en raison des horaires spéciaux que j'effectuais au Centre Culturel de la base aérienne. Cela m'a grandement aidé, mais j'avais toutefois raté le concours de quelques points. Mon service militaire terminé j'avais donc décidé de repiquer pour passer cette fois une année complète à la fac. Ce qui s'avéra payant.
__
Période Bioforce – Lyon/Aranyaprathet, 1984-86
Merci pour cet article Stéphane ! Je n'étais pas née en 1983 mais c'est très intéressant pour moi de savoir comment ça se passait à l'époque !
RépondreSupprimerOuh la la, j'ai un coup de vieux tout d'un coup!
RépondreSupprimerMerci Camille :)
Bonne continuation
-Stephane
Il faudra qu'un jour je te raconte comment je suis arrivé, par hasard, à Bioforce. Ce n'était pas comme pour toi. Normal, c'était la première promo, celle des pots cassés. Je te raconterai aussi comment je suis parti en Asie du Sud est avec OHI alors que je voulais aller en Afrique. Normal, j'ai toujours été influençable.
RépondreSupprimerFred, j'attends ce récit avec impatience. C'était en effet sûrement très différent pour moi; après tout j'étais de la DEUXIÈME promotion! Nous on a essuyé les plâtres... et ramassé les débris des pots cassés... ;)
RépondreSupprimerQuant à la destination, moi je m'étais très clairement fixé les objectifs de mes deux ans deux stages: 6 mois en Asie, 6 mois en Afrique, 6 mois en Amérique Latine et 6 mois en Océanie. J'ai donc commencé par l'Asie ...et 25 ans plus tard j'y suis encore!
Je vais prendre le temps de rédiger et de me souvenir de quelques détails. Une chose est certaine : la première promo fut celle des bras cassés. Petit Serge confirme que ceux qui venaient des autres départements que le Rhône étaient des quotas régionaux (dont nous fûmes). Il y avait donc des fils de notables et des rigolos de province. Et nous étudiâmes en un lieu magique : la Fondation Mérieux qui donne sur le Parc de la Tête d'Or. Et nous eûmes aussi la chance de rencontrer Charles Mérieux et le médecin général Léon Lapeyssonnie (notre promo porte d'ailleurs son nom). Moi j'ai le diplôme N°2 de l'histoire de Bioforce (après Mathilde A. de S.).
RépondreSupprimer