31 déc. 2014

On ne pinaille pas avec le Pinoy*


Je travaillais alors au bureau régional Asie-Pacifique de l’OMS, à Manille, aux Philippines, et pour une raison que j’ignore, j’étais le seul cadre à avoir pour secrétaire…un homme. En toute franchise, j’aurais préféré une de ces si charmantes et compétentes filipinas, mais le sort en était ainsi. Rey était d’un caractère bien trempé et la vie n’était pas facile tous les jours ; mais après une nécessaire période d’ajustement, nous avions trouvé le modus vivendi et travaillions ensemble en bonne entente.

Un jour, Rey ne se présenta pas au bureau. Suspectant quelque grippe ou autre petit problème, je pris mon mal en patience. Deux jours, trois jours… toujours pas de Rey. Règlement oblige, il finit par m’appeler:
«-Euh… Monsieur, pardon… j’ai un petit problème. Je ne pourrai pas venir cette semaine…. Mais je serai de retour dès que possible… »
« - Mais, Rey, que se passe-t-il ? On peut t’aider?»
« -Non, non, je vous expliquerai… Au revoir. »

Enfin, la semaine suivante, Rey réapparut, le visage quelque peu tiré et un petit sourire gêné au coin des lèvres.
« -Alors, as-tu résolu ton problème ? Vas-tu me dire ce qu’il t’est arrivé ?»
Visiblement embarrassé, il se livra enfin de guerre lasse:
« -Eh bien voilà, il y a quelques jours le chien de mon voisin a mordu ma petite fille ; j’étais furieux, j’ai pris mon flingue et j’ai abattu le chien; mon voisin, fou de rage, a alors juré d'abattre ma fille… alors, j’ai dû déménager.»

*Pinay ou Pinoy : terme employé par les Philippins pour se nommer eux-mêmes avec fierté.

30 déc. 2014

Attention : il y a expat et «expat».

Un jour que je marchais dans les rues de Bangkok et descendais une passerelle, une jeune femme blonde, dans la trentaine, avec à ses côtés un adorable petit garçon tout aussi blond qu’elle, m'aborda toute alarmée: «-Excuse-me, can you help me, please? » Je reconnus tout de suite un fort accent français.
«-Vous êtes française ? »
«-Oui. »
«-Qu’est-ce qui vous arrive?».

29 sept. 2014

Droits de l’Homme : une opération (parmi tant d'autres)

Un vieil homme entra dans mon bureau. En voyant son visage torturé et ses yeux suppliants, je me dis que ça allait sans doute être un cas difficile. J’invitai l’homme à s’asseoir en face de moi, et Ly Sophat, mon fidèle assistant et interprète, vint aussitôt se joindre à nous.
Et puis non, l’histoire n’était finalement pas aussi terrible que je le craignais: le vieil homme, maintenant en pleurs, nous fit part de la cause de sa détresse: quelques semaines plus tôt, son fils, un soldat CPAF sans grade de la garnison de Siem Reap, avait osé se plaindre bruyamment à ses supérieurs de la médiocrité de la cuisine à la cantine militaire. En punition de son audace, il avait été arrêté. Depuis lors, son père n’avait plus reçu aucune nouvelle, et il était donc très inquiet.
L’histoire était somme toute assez simple, et même si j’éprouvais quelque compassion pour ce pauvre papa, je classai déjà ce cas dans ma tête comme "banal", compte tenu du nombre de cas sérieux que j’avais déjà sur les bras à cette époque: arrestations arbitraires et tortures d’opposants au régime, exécutions sommaires, assassinats politiques, menaces de mort, etc; autant d'affaires urgentes de violations des droits de l’Homme que je me devais de traiter en priorité.
C’est alors que le vieil homme ajouta un élément de l’histoire qui me fit tout de suite changer d’avis :

21 sept. 2014

Vivre sous les tropiques: "les petites bestioles" (suite).

L’animal le plus dangereux au monde, celui qui tue le plus, comme chacun sait (ou devrait savoir) est… le moustique! Vecteur du paludisme, de la dengue, du chikungunya et bien d’autres maladies plus létales ou incapacitantes les unes que les autres, il sévit partout sous les tropiques. Lorsqu’on vit au fin fond de la campagne en Asie du Sud-Est, on se garde bien alors d’ôter les toiles d’araignées qui pendent à tous les coins de la maison, et on regarde avec bienveillance les charmants margouillats, ces petits lézards jaunes qui circulent librement sur tous les murs de la maison, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur (voir ici une publicité thaïlandaise amusante avec ces petits reptiles).  Araignées, margouillats, voire geckos, sont autant de prédateurs des moustiques qui réduisent chez l’homme le risque de piqûre potentiellement létale.
 
Lors d’une veillée sur l’ile de Koh Chang, dans un monastère perdu au milieu de nulle part, je conversais alors avec un jeune moine lorsque celui-ci me tendit soudain son avant-bras dénudé sur lequel un moustique s’était posé et commençait à festoyer ; il s’écria «Vite, tue-le ! Moi, je ne peux pas, je suis bonze !... »

5 août 2014

Guerre froide, expatriation, et vies croisées.

Nous étions en mission de supervision[1] au Laos ; après avoir crapahuté plusieurs heures sur des sentiers escarpés de montagne, nous arrivâmes enfin dans le petit village de notre destination. Alors que nous nous dirigions vers le dispensaire, un homme de fière allure - que je devinais être le responsable du lieu - en sortit, et nous salua d’un wai[2] respectueux, un large sourire aux lèvres. Je tentai poliment de lui baragouiner quelques mots dans un Lao hésitant, mais je vis bien qu’il ne me comprenait pas. Il me fixa alors du regard, et avec une petite lumière dans les yeux me lança : «-Señor, ¿usted habla español?» [«-Monsieur, parlez-vous espagnol?»]. Totalement pris au dépourvu, je tentai de collecter en l’espace d’une seconde les miettes d’espagnol qu’il me restait: «-Err...un poco. He trabajado en Perú hace unos años...» [«-Euh… un peu. J’ai travaillé au Pérou il y a quelques années…»]. Je perçus comme une joie immense s’éveiller chez mon interlocuteur. Et nous voilà au fin-fond du Laos, conversant en espagnol sous le regard incrédule de nos collègues respectifs.

Pendant la guerre froide, la collaboration entre pays communistes était grande en matière de formation. Et nombreux furent les ressortissants des petits pays communistes "sous-développés" envoyés dans les pays  "camarades" plus développés pour suivre leurs études. Lors de mes missions diverses, j’ai en effet souvent rencontré au Cambodge, au Vietnam, ou même en Mongolie, des officiels parlant couramment le russe, l’allemand[3], voire le hongrois! Quant à mon interlocuteur lao du jour, la raison pour laquelle il parlait si bien l’espagnol, est qu’il avait fait ses études de médecine …à Cuba!

Constatant l’intérêt manifeste que son histoire suscitait en moi, il reprit son récit avec empressement. Les études de médecine étaient longues, et le retour au pays impossible pendant toute leur durée. Ce qui devait se passer arriva: il tomba amoureux d’une cubaine, vécut avec elle, lui fit un enfant.
Ses études terminées et son diplôme de médecin en poche, il dut repartir au Laos… sans femme ni enfant; ces derniers ne figurant pas dans le contrat de coopération bilatérale (son regard se voila un peu). Et non… il n’avait plus de nouvelles, ni de sa femme ni de son fils cubains depuis des années. Il avait d’ailleurs refait sa vie dans son pays où il avait fondé une nouvelle famille… 

C’est ainsi qu’il y a aujourd’hui, quelque part à Cuba, un jeune métis latino-asiatique, qui a peu connu son père, ne l’a pas vu depuis des années, et sans doute ne le reverra plus jamais. Un parmi ces centaines d’enfants issus de ces croisements de vies dans le monde ex-communiste. Marque brûlante et indélébile chez des êtres victimes d’un jeu géopolitique et idéologique planétaire froid, dont plus personne ne se soucie.

Vies croisées,
vies broyées.

[Musique conseillée pour terminer ce billet ...ou encore]

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[1] programme de lutte contre le paludisme de l’Union Européenne.
[2] Salut traditionnel lao effectué les mains jointes, le haut du corps penché en avant.
[3] Ayant fait leurs études en ce qui était alors l’Allemagne de L’Est (DDR)


Période : Union Européenne, Directeur programme malaria, 2000-2003

20 juil. 2014

La sécurité dans les camps de réfugiés [suite]

On m’appelle sur le canal radio d’urgence ; la voix cassée de mon camarade onusien, et les cris que j’entends par derrière, ne me disent rien qui vaille. Il s’agit d’un meurtre sur la voie publique, sur l’axe principal du camp de Sanro. J’arrive sur les lieux dans les secondes qui suivent. Mon collègue, un thaïlandais très expérimenté, me briefe: la femme couchée sous nos yeux sur la piste vient d’être éventrée au couteau de cuisine. Mon camarade tâche de garder tant bien que mal son sang-froid professionnel, mais ses yeux mouillés trahissent une grande émotion. Il faut dire  que la situation est particulièrement émouvante. Ce n’est pas tant le corps gisant de cette pauvre femme, dans la trentaine, et les marques visibles des coups de couteau dans l’abdomen, ni la foule silencieuse qui s’agglutine autour de la scène; ce sont les cris déchirants de cette jeune fille, effondrée devant la dépouille. Mon collègue me traduit ce qu’elle crie au ciel : « - Maman… non… Maman, que vais-je devenir sans toi !... »