20 juil. 2014

La sécurité dans les camps de réfugiés [suite]

On m’appelle sur le canal radio d’urgence ; la voix cassée de mon camarade onusien, et les cris que j’entends par derrière, ne me disent rien qui vaille. Il s’agit d’un meurtre sur la voie publique, sur l’axe principal du camp de Sanro. J’arrive sur les lieux dans les secondes qui suivent. Mon collègue, un thaïlandais très expérimenté, me briefe: la femme couchée sous nos yeux sur la piste vient d’être éventrée au couteau de cuisine. Mon camarade tâche de garder tant bien que mal son sang-froid professionnel, mais ses yeux mouillés trahissent une grande émotion. Il faut dire  que la situation est particulièrement émouvante. Ce n’est pas tant le corps gisant de cette pauvre femme, dans la trentaine, et les marques visibles des coups de couteau dans l’abdomen, ni la foule silencieuse qui s’agglutine autour de la scène; ce sont les cris déchirants de cette jeune fille, effondrée devant la dépouille. Mon collègue me traduit ce qu’elle crie au ciel : « - Maman… non… Maman, que vais-je devenir sans toi !... » 

Dans ces moments-là, l’horreur est telle que l’empathie paralyse tout geste professionnel ; on se sent pris de vertiges, aspiré dans une spirale abyssale, infernale, où l’épouvante prend le contrôle de soi…
Par acquis de conscience, je tente bien de vérifier les signes vitaux de la victime, mais l'on m’en dissuade aussitôt. Des hommes  chargent alors le corps à l’arrière de mon pick-up et je file sur l’hôpital, pendant que mon collègue s’occupe de la jeune orpheline. Les médecins ne peuvent que constater le décès, et je n’ai, pour ma part, plus rien à faire que de déposer la dépouille à la pagode pour que soient organisées les funérailles. 

Je retourne ensuite sur le lieu du crime pour commencer mon enquête. Ce que je découvre au fil des témoignages est une histoire tristement classique dans le contexte cambodgien : durant la période tragique des années 70, la jeune femme a été mariée de force à un soldat Khmer Rouge. Un jour, son mari ne revint pas du combat. Après de longs mois d’attente,  elle se résigna et décida de fuir le Cambodge pour trouver asile dans un camp de réfugiés sur la frontière khméro-thaïlandaise. Là, après quelque temps, elle rencontra un autre homme, qu’elle épousa et avec qui elle eut une fille.

Mais voilà, en ce jour funeste, le soldat khmer rouge réapparut. Il était toujours en vie et cherchait maintenant sa femme dans le camp… 
A ce stade du récit, l’auditoire a en général tout compris : le soldat khmer rouge retrouve sa femme, découvre qu’elle s’est remariée et – selon les pratiques barbares bien connues des khmers rouges – il l’éventre pour se venger.
 
Et bien non ; ce n’est pas du tout ce qu’il s’est passé : c’est le second mari, celui qu’elle avait rencontré dans le camp, qui, furieux d’apprendre que sa femme avait déjà été mariée avant qu’il ne la rencontre, fut pris d’une telle rage qu’il l’assassina … sous les yeux de sa fille.
 
Vies broyées...
[Pause]
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Heureusement, toutes les interventions de sécurité ne se terminent pas toutes dans le drame :

Un jour, un appel radio d’urgence nous parvient de la part d’un humanitaire, dont l’état de panique est tel qu’il passe tout son message sur le canal d’appel, oubliant de basculer sur le canal de communication:
«- UNBRO security… UNBRO security… venez vite… sur le terrain de football du camp de Rithysen… une femme… avec une hache… qui hurle et menace les gens !!!...»
 
Andy, mon camarade américain, qui est de coordination de sécurité ce jour-là, prend note et fonce sur les lieux. Il faut dire que dans le camp, le match de football quotidien est la seule véritable distraction publique que puissent avoir les réfugiés ; il attire donc tous les soirs une très grande foule. Alors, cette femme hurlant, brandissant une hache au beau milieu de la foule, est un risque réel d’incident.

A peine est-il sur les lieux qu’Andy reconnaît la femme en question : elle est en effet bien connue dans le camp pour ses problèmes mentaux. Il lui vient alors une idée…

Alors que la tension est à son comble, et que tout le monde a les yeux rivés sur la scène, il avance vers la forcenée et s’écrit, un grand sourire aux lèvres : « -Oh, c’est toi, mon amour…! ».  La femme le fixe du regard, médusée, lâche sa hache, et le visage rayonnant, court se blottir dans les bras de mon camarade… sous les rires et les bravos de la foule. 

« Situation under control ; mission accomplished ! »

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Période UNBRO, Site 2, frontière khméro-thaïlandaise (années 80).     

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