30 oct. 2010

Au-delà des maux…

J'étais à Paris, à la gare St Lazare, et j'allai m'acheter un petit encas à une de ces petites sandwicheries ambulantes. Le vendeur était asiatique, et l'envie me pris alors de m'adresser à lui en Khmer, sachant qu'un grand nombre de réfugiés cambodgiens sont installés en France. Il me regarda avec surprise, mais ne semblait pas comprendre. Je tentai alors en Lao. Toujours pas; mais il avait saisi,  et il s'adressa à moi avec un intérêt certain:
"-comment ça se fait que vous parlez ces langues?"
"- parce que je travaille dans les camps de réfugiés en Thaïlande…" lui répondis-je.
Ces yeux s'ouvrirent alors tout grands, et il me dit précipitamment "-attendez!..." Il confia la boutique à son collègue et en sortit aussitôt pour me rejoindre. Il me reposa alors nerveusement la question:
"- comme ça vous travaillez auprès des réfugiés d'Indochine?..." Je lui confirmai, lui parlant des camps de Khao-I-Dang, de Phanat Nikhom... Et c'est alors qu'il éclata en sanglot …et me dit: "alors vous... vous, vous  pouvez me comprendre…"

Son histoire était l'histoire tragiquement classique de trop de réfugiés indochinois: il était un de ces boat people vietnamiens, dont on avait tant parlés dans les années 80; il s'était enfui du Vietnam avec sa famille sur une petite embarcation de fortune. Lors de la traversée leur bateau fut attaqué par les pirates et c'est sous ses yeux que sa jeune sœur se fit violer, sa mère se fit égorger puis jeter par-dessus bord… "-depuis cet instant - me dit-il - je ne peux plus voir la mer, et je ne peux avoir aucune sexualité". Sa vie s’était brisée à jamais ce jour-là. Mais surtout, il ne pouvait faire part de cette douleur à personne. Il avait bien tenté, autrefois, mais il s'était vite rendu compte que les français ne pouvaient pas saisir l'ampleur de l'horreur qu'il avait vécue, ou bien qu'ils préféraient ne pas y croire. Et lui de rester alors muré toute sa vie dans son silence, enfermé dans sa souffrance.
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La souffrance extrême est indicible; c'est pourquoi, les cambodgiens aussi restent souvent silencieux quand on aborde la période "Khmers Rouges"….          


Le Dr Jean-Pierre Hiegel, était un psychiatre français absolument remarquable; il avait entre autres instauré à  l'hôpital de Khao-I-Dang un service de consultation psychiatrique très novateur, à double référence: c'est-à-dire que les Khru Khmers – ces guérisseurs traditionnels khmers – référaient au psychiatre français les patients dont ils se rendaient compte qu'ils n'étaient pas de leur ressort, et vice versa, le psychiatre français envoyant aussi les patients aux Khru Khmers quand il voyait que ça leur faisait du bien (lire "Vivre et Revivre au camp de Khao I Dang - Une Psychiatrie Humanitaire" de Jean-Pierre et Collette Hiegel, Editions Fayard, 1996).

Or Jean-Pierre un jour me raconta le cas suivant : Il s'agissait d'une femme à qui un soldat Khmer Rouge avait arraché son bébé des bras, l'avait lancé en l'air et, tel un bilboquet, l'avait rattrapé à la baïonnette, puis jeté à la poubelle… La maman "péta les plombs". Et depuis ce jour sa folie est devenue sa seule protection contre le vécu insupportable que fut le sien. Jean-Pierre était alors dans un dilemme: en tant que psychiatre, il voulait la soigner et il pouvait sans doute le faire, mais - me dit-il - "fallait-il la ramener à la réalité quand celle-ci est aussi insupportable". Il prit finalement la décision courageuse de ne pas tenter de la ramener à la raison mais simplement de la soulager autant que faire ce peut, par les méthodes traditionnelles des Khru Khmers, et éventuellement médicamenteuses pour les souffrances physiques qui pouvaient accompagner sa souffrance psychique. Mais la laissant dans sa folie de réconfort.

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Un jour, un jeune sourd-muet cambodgien avec qui j'avais tissé des liens d'amitié à l'école des handicapés de Khao-I-Dang, voulut me décrire ce qu'il avait vécu sous les Khmers Rouges et m'expliquer pourquoi il était ainsi sourd et muet. Ne pouvant bien sûr pas s'exprimer par les mots, c'est par une gestuelle animée et particulièrement émouvante qu'il me décrivit les atrocités qu'il avait vécu: comment, même blessé, il avait du courir pour sauver sa vie, mais aussi comment ses frères eux, étaient tombés à ses cotés, s'étaient alors fait torturer puis abattre à coups de pioche dans la nuque. Les gestes violents de mon ami muet, brassant l'air dans un silence de mort, rendaient le récit d'un poignant difficilement supportable.
Et je me souviendrai toujours de la fin de son récit: son visage se ferma soudain, ses yeux devinrent brillants de larmes, et il fit plusieurs fois ce geste, posant sa main sur son front puis l'éloignant rapidement, signifiant: "je veux oublier, je veux oublier…"

Période Handicap International, Khao-I-Dang, 1985

26 oct. 2010

L'huile dans les rouages?

Un jour alors que je présidais une séance publique d'ouverture d'enchères pour je ne sais plus quel appel d'offres local, et que j'ouvrais une grande enveloppe scellée dans laquelle devait se trouver l'offre d'un des candidats, une autre enveloppe, plus petite et bien plus charnue, tomba sur la table. Nous nous regardâmes tous avec circonspection. J'ouvris donc devant tout le monde cette petite enveloppe, et nous virent alors apparaître un joli petit paquet de billets de 100 dollars bien propres… Je replaçai aussitôt les billets dans l'enveloppe, la re-scellai tout aussi publiquement, et la renvoyai sur le champ à son envoyeur, l'informant très officiellement que son enchère avait été rejetée pour cause de vice de procédure grave, et lui rappelant par la même les règles strictes anti-corruption de l'Union Européenne.
Exemple de séance d'ouverture publique des offres

Quelques jours plus tard, l'envoyeur de la lettre me répondit par une autre lettre, se confondant en excuses et m'expliquant que je n'y étais pas du tout… qu'il y avait eu erreur: en fait, il avait simplement demandé à sa secrétaire de déposer son enchère à  notre bureau avant de passer à la banque déposer de l'argent, mais la secrétaire s'était trompée et avait mis par erreur l'argent dans l'enveloppe des enchères!… Oh, ben alors, quelle étourdie quand même cette secrétaire! 
Bon, en attendant, nous enregistrâmes gentiment cette compagnie et ce monsieur sur la liste noire, les excluant pour longtemps de nos futurs appels d'offres.


La question de la corruption n'est pas aussi facile à traiter que d'aucun voudrait le faire croire. Certains distinguent deux types de corruptions dans les pays en développement: la "corruption de survie", celle des petits fonctionnaires aux salaires si bas qu'ils ne sauraient en aucun cas subvenir à la survie de leurs familles, c'est la corruption que l'on a tendance à  justifier, en tout cas à  pardonner; et puis la "corruption de prédation", celle des hauts fonctionnaires de l’État qui détournent des millions – notamment de l'aide internationale - pour s'acheter toujours plus de palais, de filles, et autres Mercedes-Benz; c'est bien sûr la corruption que l'on condamne le plus fermement.
Cette distinction entre les deux types de corruption est certes intéressante, mais bien malin qui saura dire ou se trouve la frontière entre les deux. Ou placer le curseur? Un petit fonctionnaire corrompu saura-t-il arrêter ses pratiques abusives dès qu'il aura atteint un certain "minimum vital" pour sa famille?
Le débat reste ouvert… (À suivre donc)

En attendant, j'éprouve un immense respect pour tous ces fonctionnaires locaux éminemment compétents – et nous en rencontrons toujours lors de nos missions – occupant des postes de grandes responsabilités, et qui néanmoins roulent encore dans leur vieille Lada, et vivent toujours dans leur petite maison. Quelle intégrité dans un tel monde de tentations! Quel exemple!

Période: Union Européenne, Laos, 2000-2003

Hanoï, 50 minutes…

Je dépose ma mobylette au garage pour sa maintenance mensuelle. J’ai 50 minutes de libre avant de la récupérer. Je vais donc pouvoir m’adonner à un de mes plaisirs favoris : m’asseoir à une terrasse, commander un café vietnamien, et simplement, tout simplement, observer la vie qui défile dans la rue.

Je trouve mon "observatoire" : un bout de trottoir que le bistrot a envahi de petites tables et chaises en métal et rotin. Je m’assieds, commande mon café, et commence à savourer l’instant; une exploration immobile, disons, une extrospection. Bien sûr, la "terrasse de café" n’a rien à voir avec une bonne terrasse de café de Paris ; ici une forêt de mobylettes parquées devant moi me sépare de la rue, mais la vue n’est pas bouchée, et le jeu peut commencer :

Les trottoirs étant tous encombrés de marchants ambulants, motos, bistrots, cireurs de chaussures et réparateurs en tous genres, les piétons déambulent sur la chaussée; dans tous les sens, et au beau milieu d’un trafic incessant et bruyant de mobylettes, voitures, camions, charrettes, et autre carriole en bois. De ce fait, le trafic n’est bien sûr pas linéaire, il est fait de zigzags incessants, chacun évitant l’autre, martelant l'espace de coups de klaxons.

Le cadre peu à peu s'estompe, et les yeux commencent doucement à se poser sur l’individuel : autant de vies qui se croisent, se mêlent, se faufilent, le temps d’un mot ou d'un regard.

Une jeune femme transporte toute sa "boutique" sur l’épaule ; deux larges plateaux de mets prêts à consommer, accrochés l'un et l'autre aux deux extrémités d'un fléau de bambou, qui ploie sous la charge. La démarche de la jeune femme est chaloupée, en résonance avec le poids, évitant ainsi de briser le fléau, comme de souffrir trop de l’épaule…

Une maman pousse une petite voiture en plastique depuis laquelle, assis au volant, son jeune bambin observe le monde.

Un jeune motard, sans casque, passe en trombe, tenant d’une main la bouteille de gaz posée derrière lui, qu’il va livrer.

Une femme, quinquagénaire, sous son chapeau conique, peine à pédaler tout en guidant son vélo surchargé de légumes. Elle est suivie d’une autre, puis d’une autre encore.

D’un côté et de l’autre de la rue, deux vieillards aux cheveux blancs, tout vêtus de noir, se reconnaissent, se saluent avec un sourire, et poursuivent leurs lentes progressions respectives.

Un papa, fier et heureux, se promène nonchalamment, son bébé dans les bras.
Un autre bébé dort sur l’épaule de sa mère, pendant que celle-ci papote avec la voisine.

J’ai beau avoir vécu 25 ans en Asie du Sud-est, toutes ces scènes et tous ces personnages qui défilent devant moi me sont encore autant de mystères : ce vieillard au béret basque, qui avance lentement courbé sur son passé, est-il un ancien héros de la guerre ? Est-il un vieux cadre du Parti ? La jeune étudiante en survêtement, au visage soucieux, s’inquiète-t-elle du prochain examen, ou de quelque situation familiale ou amoureuse?

Je ne cherche plus à comprendre, l'heure est au regard, simplement.

Un petit garçon, de 6-7 ans, se dirige vers sa grand-mère et se jette dans ses jambes; celle-ci se penche, l'entoure de ses bras et l’embrasse. Il repart jouer, les yeux brillants et le sourire aux lèvres.

C’est alors que je réalise…
Paradoxalement, ce qui émane de tout ce brouhaha infernal, c’est une certaine …paix.
Derrière le vacarme, la trépidation, la foule, il y a de l’amour, de la tendresse.
Goût de bonheur; à savourer sans modération.

Dans un petit échange de sourires avec la serveuse, je paie ma consommation, me lève, et pars le cœur léger et satisfait : la moisson a été bonne.

- Stéphane,
Hanoï, 13 mars 2010

3 oct. 2010

Les événements nous parlent-ils?

Un jour, des réfugiés vinrent m’informer qu’ils avaient entendu dire qu’une femme avait été assassinée la veille à l’extérieur du camp. J’appelai alors T.B., un jeune collègue américain responsable de la protection, et, avec une petite équipe de policiers cambodgiens armés et quelques autres hommes nous partîmes enquêter.
La marche ne fut pas des plus faciles; il nous fallut notamment traverser de larges marécages, mais à peine de retour sur la terre ferme, nous tombâmes sur une scène étrange et inquiétante: sur le sol de grosses touffes de cheveux baignaient dans une large flaque de sang… nous confirmant que quelque chose, manifestement d’une violente extrême, avait bien eu lieu ici, et que la victime, sans doute tirée par les cheveux, avait du résister de toutes ses forces à son assaillant. Néanmoins il n’y avait là encore aucune preuve de meurtre puisqu’il n’y gisait aucun corps.

Nous reprîmes donc notre marche, suivant le seul petit sentier qui s’avançait dans les terres. Un homme nous indiqua soudain, un peu a l'écart de la piste, un petit tas de terre à l’évidence fraîchement déplacée. Deux hommes se mirent alors à creuser la terre à l’aide de binettes. Très vite un des outils toucha quelque chose de mou, et bientôt des chairs humaines apparurent. Quelques grattages de binette de plus et un visage de femme nous apparut… Nous sortîmes alors tout le corps de son linceul de terre. Il s’agissait bien d’une jeune femme, d’une trentaine d’années; le corps était nu et atrocement entaillé à de nombreux endroits. La victime avait manifestement reçu des coups de hache très violents, à la tête, aux bras et au torse. Par pudeur et respect pour la victime, les hommes couvrirent de quelques branches feuillues les parties intimes de son corps. Ce que nous avions vu un peu plus tôt sur notre chemin nous faisait maintenant mieux comprendre la scène, et pourquoi la victime avait ainsi tenté si fort de résister à son assaillant… A ma plus grande surprise, les hommes reconnurent tout de suite la victime: elle était en effet bien connue dans le camp car elle avait un handicap: elle était sourde et muette.

Je fus soudain pris de vertiges, non point tant par la vue de ce pauvre corps mutilé, mais en réalisant plutôt toute l’horreur de la situation : avant de mourir cette jeune femme avait reçu tant de coups de hache, enfermée dans son silence ...et sans jamais pouvoir crier à l’aide ! 

Le soir, de retour à la maison, encore hantée par l’image de ce meurtre, je réalisai tout à coup combien tragiquement cette scène illustrait la situation de ces centaines de milliers de personnes déplacées entassées sur cette frontière. Véritables pions sur le grand échiquier géopolitique qu’était l’Indochine d’alors, ces gens étaient gardés contre leur gré dans ces camps depuis près de dix ans. Il y avait là des enjeux qui les dépassaient complètement, mais dont les conséquences broyaient leurs vies chaque jour un peu plus. Et pourtant, ils n’avaient le droit de rien dire, pas même celui de crier au secours... 

Lorsque je suis témoin de scènes pareilles, tragiques ou particulièrement exceptionnelles, je ne peux m’empêcher, étrangement, de croire que ces événements me parlent, qu’il n’y a pas de hasard, et que je dois interpréter un message qui m’est destiné. Je me suis dit alors qu’il me faudra dorénavant parler pour les sans-voix, chaque fois que je le pourrai, chaque fois que je le devrai.

Dix ans plus tard, alors que la classe politique cambodgienne se déchirait encore, violemment, entraînant avec elle le malheur des petites gens du royaume, je me rappelai cette jeune sourde muette et ce devoir que je ressentais alors ; j’écrivis un article, qui fut aussitôt publié en pleine page du Cambodia Daily (voir l'article) dans lequel je faisais encore le parallèle entre la situation tragique du peuple cambodgien et celle de cette jeune muette assassinée. Certes, ce ne fut qu’une simple goutte d’eau dans l’océan, et j’ignore bien sûr si cet article a jamais pu avoir un quelconque impact sur la classe politique dominante du moment, mais au moins je sais que ces politiciens le lurent, puisque le Cambodia Daily était alors le seul quotidien anglophone du pays et, de ce fait, était lu par toute la classe politique et diplomatique du pays. La voix au moins s'était fait entendre.

Épilogue : j’ai appris récemment qu’un de mes anciens collègues – un ami américain qui était aussi très gentiment venu  à mon mariage - a été nommé Sous-Secrétaire Général des Nations Unies (auprès de Ban Ki Moon). Dans mon courriel de félicitation, j’ajoutai une petite note lui rappelant la scène de cette sourde muette assassinée et le sens que l’on pouvait en tirer l’un et l’autre. Cet ami en effet n’est autre que ce jeune collègue américain qui m’accompagnait lors de la tragique histoire décrite plus haut. T.B. répondit à mon e-mail dans les minutes qui suivirent par un message très humain qui me remplit de joie: si des officiels si haut placés aux Nations Unies peuvent encore garder leur fibre humanitaire, il reste encore de l’espoir pour les sans-voix.

Période UNBRO - Site 2 (1988) Camp Officer / Security Coordinator