17 avr. 2011

Une photo = une histoire (II) : Drame à Boraï

Lorsque j’arrivai ce lundi matin-là, de retour du weekend, dans la petite ville de Boraï ou je travaillais (pour le contexte, voir le billet précédent "Un tout petit atelier pour un grand développement"), je passai par la route de la poste pour rejoindre l’hôpital. Croisant le long de la route des visages que je connaissais je leur adressai un habituel salut amical, mais par leurs réponses, comme par les visages graves des autres villageois que je croisais, je sentais que quelque chose n’était pas comme d’habitude...  Je pris  la dernière courbe, et pénétrai dans l’enceinte de l’hôpital ...et ce fut le choc. je n’en croyais pas mes yeux: l’hôpital... l’hôpital était en ruine! Littéralement explosé ! Je ne comprenais pas. Bien que les bombardements de l’autre côté de la frontière fussent très fréquents et qu’ils martelaient certes si souvent nos journées de travail (voir billet précédent "Être ou ne pas être là... that is the question"), je n’aurais jamais pu penser un seul instant qu’ils eussent pu un jour atteindre Boraï, et encore moins l’hôpital ! 

Je me garai vite devant l’atelier d’OHI un peu à l’écart de l’hôpital, et couru rejoindre mes ouvriers ; ces derniers m’accueillirent avec un regard triste et les yeux rouges. Le drame avait eu lieu la veille au matin. Surin me raconte alors le drame les yeux encore plein d'épouvante, puis, pour désamorcer la tension, en bon asiatique qu’il est, il se met a rire et me décrit comment lui, unijambiste, qui avait sa prothèse déchaussée au moment de l’explosion, avait eu tellement peur qu’il s’était enfui à toute allure en sautant à cloche-pied dans la rue…

Je filai vite retrouver le personnel de l’hôpital avec qui je vivais en si bonne entente depuis bientôt un an. Le directeur m’accueillit avec son sourire habituel, mais ses yeux rouges trahissaient son chagrin. Il m’expliqua enfin ce qu’il s’était passé : ce n’était pas du tout une roquette venant de par-delà la frontière, mais une bonbonne d’oxygène de l’hôpital qui avait explosé ! Mes cours de soins infirmiers dispensés à Bioforce me revinrent soudain en mémoire avec force, et je me souvenais que nos instructeurs nous prévenaient bien du danger que les bonbonnes d’oxygène pouvait représenter si certaines consignes élémentaires de sécurité - comme proscrire tout contact avec des sources incandescentes, ou encore avec la graisse - n‘étaient pas respectées. Mais je me souviens aussi qu’on nous avait appris que l’explosion d’une bonbonne d’oxygène se faisait …verticalement. Mais là, je pouvais bel et bien constater que le bâtiment central de l’hôpital avait été littéralement soufflé de part en part et pas seulement le toit ! Il ne restait plus rien du bâtiment. Pendant que nous marchions côte-à-côte dans le jardin de l’hôpital, le directeur se baissa et me montra au sol des restes de cervelle… il m’annonça alors que le jardinier, une infirmière et un patient étaient morts dans l’accident. J’étais consterné, assommé. Le directeur me fit faire le tour du sinistre, et nous allâmes sur le lieu même où étaient mortes les trois victimes. Il m’invita à aller voir les dépouilles, me prévenant toutefois qu’elles étaient tout à fait méconnaissables. Je me contentai de regarder les couvertures sous lesquelles reposaient les corps, puis sortis de la salle qui faisait office de morgue improvisée. Le directeur me fit remarquer que l’accident s’était produit dans la salle de soin des urgences à dix heures du matin, et que par une chance inouïe, c’était un dimanche. Si cela avait été ce même lundi matin – me dit-il - il y aurait eu au moins 50 morts, compte tenu des longues queues d’attente de patients qui peuplent habituellement ce lieu, et encore plus les lundis matins.
Naturellement, aucun témoin de l’accident n’était vivant, mais en observant les lieux et les victimes, la thèse la plus vraisemblable était celle que le jardinier – comme il le faisait souvent - était sans doute venu discuter avec l’infirmière pendant que celle-ci soignait un patient, et qu’il aurait alors touché l’embout de la bouteille d’oxygène avec sa cigarette*.
Je fis part de mes condoléances au directeur et aux infirmières - qui tentaient tant que bien que mal de reprendre du service dans l’aile restante de l’hôpital - et m’éclipsai pour informer immédiatement le bureau d’OHI à Bangkok du drame.
Susan Walker, qui était alors la directrice régionale de l’organisation, m'instruisit de prendre au plus vite des photos du sinistre et de les lui envoyer avec un rapport sur l’accident ; elle avait manifestement une idée en tête. Dès le lendemain, je revins à l’hôpital avec mon appareil photo et pris les photos requises. C’est lors de cette session de photos que je pris le cliché ci-dessous. Il illustre tout la drame à lui seul: deux jeunes infirmières, prises de dos, se tiennent par la main et font face à l’hôpital détruit. Cette photo, je l’ai perdu pendant des années et ne l’ai plus retrouvée que très récemment lorsqu’un toit défectueux chez mon beau-frère nous a obligés à évacuer en urgence nos caisses restées là depuis je ne sais plus quel déménagement [nous avons déménagé plus d’une douzaine de fois en 25 ans], et dont le contenu se trouvait dorénavant menacé par les pluies de moussons. Je retrouvai ainsi dans ces caisses ces vielles photos  de mes "débuts humanitaires"… y compris cette photo, que les inondations avaient déjà bien altérée. Ironiquement, la dégradation de la photo ajoute de la mélancolie à une scène déjà bien triste.
 
Quelques jours après le drame, eurent lieu les funérailles de la petite infirmière et du jardinier de l’hôpital qui était morts dans l’explosion. La cérémonie se passait naturellement à la pagode et bien sûr tout le personnel de l’hôpital était là. La dépouille de chaque mort était recouverte, et seule la main droite était découverte et sortie du cercueil pour que chacun puisse y verser un peu d’eau bénite en un dernier hommage avant la crémation. La photo en noir et blanc de chacun des morts était posée face au cercueil. Mais comme toujours avec ces photos de funérailles en Thaïlande, celles-ci avaient été tellement retouchées et étaient si vieilles, que j’avais du mal à reconnaître qui était l’infirmière qui était morte.

Quelques semaines plus tard, alors que j’offrais une petite séance de projection diapo au personnel de l’hôpital, je visionnai des diapositives de soins infirmiers que j’avais pris quelques temps auparavant. On y voyait notamment une jeune infirmière prodiguant des soins de petite chirurgie. À la vue de ces diapos j’entendis soudain l’assemblée s’écrier d’une seule voix « kit toeung… » [« Comme elle nous manque… »]. C’est alors que je sus enfin qui était l’infirmière qui était morte ; je l’avais prise en photo en plein travail quelques jours seulement avant sa mort tragique.
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Épilogue : Suite à mon rapport, Susan prit de très bonnes initiatives ; elle contacta aussitôt l’UNBRO, et sollicita des fonds pour aider à la reconstruction de l’hôpital de Boraï. Bien que l’hôpital fût un hôpital thaïlandais, et non de réfugiés cambodgiens pour lesquels l’opération des Nations Unies était destinée, Susan et le directeur-adjoint de l’UNBRO, Patrick van de Velde, purent justifier une aide de l’UNBRO du fait que l’hôpital soignait régulièrement des patients cambodgiens, victimes de la guerre et des mines ou encore du paludisme, de l’autre côté de la frontière. En outre, l’UNBRO disposait aussi d’un budget spécialement alloué aux villageois frontaliers thaïlandais également affectés par la situation au Cambodge (ATV). En négociant habilement, Patrick et Susan parvinrent à dégager suffisamment de fonds pour reconstruire le petit hôpital de district de Boraï. L’hôpital fut alors entièrement reconstruit dans l’année qui suivit. Le directeur de l’hôpital et son personnel en furent très reconnaissant à l’UNBRO, tout comme à OHI pour son rôle d’intercesseur.


























Période OHI, Thaïlande, 1985-86

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