A l'intention des jeunes de 7 à 77 ans qui contempleraient l'idée de s'engager dans l'humanitaire international; ces petits témoignages, très anecdotiques et sans prétention, n'ont d'autre objectif que d'apporter une petite touche de vécu à leur orientation...
Aranyaprathet, Thaïlande - Tous les mois, tous les responsables OHI d'ateliers de prothèses, disséminés un peu partout en Thaïlande, se retrouvaient pour une réunion de coordination et de discussion. Serge P. et moi avions remarqué qu'à l'occasion de ces réunions certains expatriés ne pouvaient s'empêcher de "se la monter" en insistant sur leur "grosse activité" ou la taille de leurs équipes d'ouvriers. Cela se passait de telle sorte qu'on avait parfois l'impression d'assister à une compétition; chacun/chacune montrant qu'il était le/la meilleur(e), et que son atelier tournait à plein et au mieux… Et oui, bien sûr, chez les agents humanitaires aussi ça existe les luttes de pouvoir et autres "grosses têtes". Je me souviens d'un certain volontaire qui commençait toujours son tour de parole par un "euh… Site 8, beaucoup de travail…", et Serge et moi de nous dire tout bas "-ben oui, peut-être que les appareillages sont tellement mal faits que la semaine suivante ils doivent tous les réparer… beaucoup de travail!".
Tout cela prenait une tournure tellement ridicule que Serge et moi décidâmes de prendre tout ce petit monde à contre-pied: nous créâmes et commençâmes à étoffer un "Catalogue des horreurs" dans lequel nous répertorions, photos à l'appui, toutes les innovations techniques que nous avions tentées …et ratées! Ceci afin de dégonfler de manière humoristique et honnête la baudruche de l'orgueil qui commençait à sérieusement affecter la justesse des rapports techniques. Pour ma part, je n'avais pas trop de mal à faire figurer une de mes magnifiques prouesses techniques: j'avais en effet un patient, dans mon petit atelier de Boraï, qui présentait un tableau très difficile à appareiller: il avait la terrible malchance d'être à la fois amputé d'un bras, d'une jambe, avec la jambe restante trop faible pour le porter. La solution était naturellement de lui construire un fauteuil roulant adapté. Ce à quoi je me lançai avec les ouvriers. Mais comme d'aucun peut le comprendre, faire avancer une chaise roulante avec un seul bras, ça fait tourner en rond! Alors - pas bête la guêpe - j'avais fait souder les moyeux de la chaise roulante afin que même avec un seul bras les deux roues fussent mues en même temps. Pour pourvoir à la direction, je faisais installer un repose-pied spécial, au bout d'une flèche sur laquelle était fixée la roue avant du fauteuil sur un pivot. Ainsi même avec un seul pied faible, le patient pouvait infléchir la flèche et tourner à loisir à gauche ou a droite. En tout cas, en théorie. J'étais très fier de ma petite invention. Seul problème: elle ne marchait pas du tout. En effet, j'avais très mal calculé le centre de gravité, notamment le poids reposant sur la flèche avant, ce qui signifiait que le patient pouvait très bien faire avancer le fauteuil avec son seul bras, mais quand il voulait tourner, il avait beau tenter de tourner la roue avant sur son pivot de tous les côtés… le fauteuil continuait tout droit, il se prenait le mur à chaque fois! [Comme ces caddies de supermarchés aux roues folles qui tournent dans tous les sens sans jamais vraiment infléchir la direction].
La chaise en question
Naturellement nous corrigeâmes l'erreur, mais en attendant, pour apprendre de cette erreur, la première version du fauteuil, qui m'avait donné "beaucoup de travail…", méritait bien de figurer dans notre "catalogue des horreurs"…
[Hôpital de Boraï, Thaïlande, période OHI (1985-86)]
Ce weekend là, j'assurais la coordination de la sécurité, et mon adjointe était J. S. une responsable du service de santé au bureau d'Aranyaprathet. Comme nous étions à court d'officiers de sécurité, la hiérarchie avait décidé que d'autres personnels onusiens, y compris personnel de bureau, pourraient dorénavant venir assister les Camp Officers, en tant qu'adjoints, pour tenir les permanences de sécurité du weekend.
Je laissai J. S. à l'administration du camp et entrepris mon tour du camp. La police du camp m'appela alors m'informant qu'on venait de trouver deux corps sur une piste, un peu à l'extérieur du camp. Je fonçai sur les lieux et y retrouvai un petit attroupement de policiers et villageois. Sur le sol gisaient deux corps recouverts l'un et l'autre d'un tapis de bambou tressé. Je m'approchai du premier corps et tentai de soulever le tapis au niveau de la tête, mais quelque chose le retenait; il était comme accroché. En forçant un peu plus, il céda et se souleva, et je compris qu'il était coincé pour une raison bien particulière: j'avais en face de moi un homme décapité au niveau du front, juste au dessus des yeux, et une arête osseuse s'était prise dans la trame du tapis. En soulevant tout le tapis, je me rendis compte que l'homme avait eut les bras fermement attachés avant d'être exécuté. Même histoire pour le deuxième corps. Comme d'habitude avec ces scènes, le pire est moins ce que l'on voit que ce qu'on imagine: difficile de ne pas se sentir pris par une certain vertige face à l'horreur d'imaginer les derniers instants de ces hommes. Comment penser l'exécution du deuxième homme, qui vient de voir son camarade, comme lui attaché et sans défense, se faire éclater la tête à coup de hache et de voir ses assassins passer à lui…
Il n'y avait pratiquement pas de sang sur le lieu et la partie supérieure de la boite crânienne était manquante, il apparaissait donc évident que les deux hommes avaient été exécutés ailleurs et leurs corps ensuite déposés là pour être vus; sans doute mis en exergue pour l'exemple. Mais nous ne comprenions pas encore l'histoire puisque nous n'avions pas identifié les corps. Les hommes qui nous avaient devancés sur les lieux nous informèrent qu'ils avaient du chasser les chiens en arrivant et nous montrèrent où ils avaient enterré les quelques morceaux restants de cervelles que les chiens n'avaient pas encore finis. Nous décidâmes donc de ne pas laisser les corps plus longtemps sur les lieux et nous les chargeâmes à l'arrière de mon pick-up. [Voila qui n'allait pas améliorer mon image dans le camp; beaucoup de réfugiés avaient en effet peur de monter dans ma voiture à cause du nombre de morts que j'y avait transporté au cours de ces deux dernières années (dixit Andy)…]
J'appelai le commandant du camp l'informant de la situation, ajoutant que j'allais transporter les deux corps à l'administration pour tenter des les identifier.
Lorsque j'arrivai à l'administration, J. S. m'attendait. Lorsqu'elle vit les corps, elle eut un sursaut d'horreur et devint quasi hystérique. Elle demanda que les corps soient recouverts immédiatement et cachés de la vue du public. J'avais beau lui expliquer que nous devions d'abord les identifier et que sous un tapis c'était quelque peu difficile; et qu'en outre cette habitude de cacher les morts, très occidentale, n'était pas vraiment dans les us et coutumes khmers; elle n'en démordait pas. Je me retrouvais à présent à devoir gérer les nerfs de mon adjointe en plus de la situation par elle-même. Finalement, je laissai JS sur place et allai déposer les deux corps à la pagode où la tentative d'identification aurait lieu. Après quelques vingt minutes, les policiers m'appelèrent, m'informant que les corps avaient été identifiés. En arrivant à la pagode, je vis deux femmes en pleurs, totalement emportées par le chagrin, qui secouaient convulsivement les corps des deux décapités... Les policiers m'expliquèrent qu'il s'agissait des épouses des deux victimes, que les deux hommes étaient en fait des trafiquants de porcs, et qu'ils étaient de nationalité thaïlandaise... Cette dernière information me fit sourciller; ils m'expliquèrent alors qu'il existait en effet dans le camps un certain nombre de thaïlandais des villages environnants, qui se sont "mariés" avec des réfugiées khmères, et même pour certains ont créé une famille, et vivent ainsi dans le camps de réfugiés cambodgiens depuis des années. Profitant de leur nationalité thaïlandaise, ils peuvent entrer et sortir du camps comme bon leur semble; et certains ont su alors jouer de cette aubaine pour organiser des trafics en tous genres entre le camp et l'extérieur. Or, le trafic, c'est sans doute la première cause de violence dans les camps et leurs alentours. L'histoire peu à peu se démêlait… J'appelai immédiatement le commandant thaïlandais du camp, qui fut si interloqué lorsque je lui appris que les deux victimes étaient thaïlandaises, qu'il me le fit répéter deux fois. J'allai sur le champ au quartier général pour lui expliquer la situation plus en détail.
La nouvelle créa comme une onde de choc parmi les soldats thaïlandais, mais j'ignorais alors jusqu'où cela allait mener.
Quelques jours plus tard, en pleine semaine, une rafale de mitraillette déchira le brouhaha habituel de la vie du camp. La rafale semblait venir de l'intérieur du camp. J'appelai immédiatement Andy Pendleton qui était de coordination ce jour-là, qui annonça sur le champ la "situation 2" sur canal 1. Nous nous mimes d'accord pour nous retrouver au plus vite sur le lieu de l'incident. Je sautai dans ma voiture, et pleins phares et feux de détresse aidant, me dirigeai vers le lieu. Le camp étant surpeuplé, et les jeunes enfants déambulant partout sur les pistes, il n'est pas possible de "foncer", il faut trouver la vitesse optimale, celle qui reste prudente tout en répondant à l'urgence... J'arrivai à l'arrière du camp de Nong Chan, et trouvai un attroupement de gens à sa lisière; ils n'osaient pas passer les barbelés, mais tous scrutaient l'extérieur. Andy arriva, et nous passâmes tout de suite sous les barbelés et fîmes les quelques mètres qui nous séparaient de ce qui semblait bien de loin être le corps d'un jeune homme en short.
Arrivé sur le lieu, force nous fut de constater que nous arrivions trop tard. Le jeune homme avait pris une balle dans l'œil gauche qui était ressortie par l'arrière du crâne. Je posai le revers de mes doigts sur sa cuisse; elle était encore chaude. Il venait tout juste d'être abattu. Andy et moi réalisâmes que son assassin pouvait donc très bien être encore là, à nous regarder, voire nous viser. Des témoins nous rejoignirent bientôt et nous racontèrent ce qu'il s'était passé: deux jeunes réfugiés khmers s'étaient aventurés à l'extérieur du camp. Appréhendés par deux soldats thaïlandais, ces derniers, complétement saouls, avaient commencé par les insulter, leur jurant "qu'ils allaient payer pour les deux thaïlandais qui avaient été tués la semaine d'avant", et que l'heure de la vengeance était venue… puis il les firent s'agenouiller et les menacèrent en passant tour à tour le canon de leur M16 sous le nez... lorsqu'un des soldats imbibés trébucha; les réfugiés virent là leur unique chance de survie et tentèrent le tout pour le tout pour se sauver. Mais l'un des soldats tira...
Nous appelâmes immédiatement le commandant du camp qui ordonna de ne rien toucher en attendant que son adjoint arrive. Une fois arrivé sur les lieux, celui-ci nous demanda simplement de transporter le corps, et ne voulait pas que des photos de l'incident soient prises. Trop tard, j'étais déjà parti chercher l'appareil photo dans ma voiture; le soldat m'intima de nouveau l'ordre de ne pas prendre de photos; je pris toutefois tous les clichés nécessaires pour le rapport d'enquête.
[Période UNBRO, Camp Officer et Security Coordinator, Frontière khméro-thaïlandaise]
J'avais dit à Sophie, une infirmière œuvrant pour Pharmaciens Sans Frontières, que j'aimerais bien un jour l'accompagner dans une de ses missions pour me sortir un peu de mon bureau et refaire un peu de terrain. Toucher encore la réalité du doigt! Nous nous mimes d'accord sur une date et au jour dit, Sophie vint me prendre. Sophie travaillait sur un projet de prévention du SIDA, notamment auprès des prostituées travaillant dans les très nombreux bordels de Phnom Penh. Nous allâmes d'un lieu sordide à un autre, Sophie prodiguant ses conseils aux filles, notamment sur le préservatif, pourquoi le faire mettre aux clients, comment le mettre, etc. Pour ma part j'observais et tentais de comprendre. J'ai toujours eu une grande tendresse pour ces filles, victimes parmi les victimes, qui vendent leur corps pour survivre. Nulle vulgarité chez elles, nulle provocation; je trouve que les gens qui les condamnent ont souvent plus à se reprocher qu'elles. Alors que Sophie travaillait, une petite jeune fille, sans doute dans ses 12 ans, s'approcha de moi et dans un geste de supplication me dit "Som To, Lok, knom chong tow p'tea veng, som to…" ce qui en Khmer signifie "je vous en supplie, Monsieur, je veux rentrer chez moi…". Un peu sous le choc, je l'interroge, et la petite de me raconter une histoire que trop tragiquement classique au Cambodge: elle avait été kidnappée un mois auparavant, vendue au proxénète, et était maintenant violée jusqu'à 20 fois par nuit. Le proxénète qui prétendait avoir dépensé beaucoup pour l'acheter lui intimait de rembourser "sa" dette si elle voulait être libérée. Peut-on trouver plus cynique? Peut-on trouver meilleur exemple de l'esclavage moderne? Totalement désemparé, je me tourne vers Sophie, en lui demandant ce qu'elle fait dans ces cas là; elle me répond:"je suis infirmière, pas responsable des droits de l'homme…" J'ai l'impression de défaillir; toutes les bases de mon engagement humanitaire vacillent, je ne comprends pas… elle m'explique: "tu comprends, si j'interviens, si je fais libérer la gamine par exemple, le proxénète ne nous laissera plus jamais travailler dans son bordel, et nous ne pourrons plus protéger les filles qui y travaillent; et si on organise une rafle pour fermer tous les bordels, ils passeront en clandestinité et les filles n'auront plus accès du tout aux soins de santé…" Je comprenais bien la logique implacable derrière ce raisonnement, mais je ne pouvais m'y résoudre. On ne peut pas sacrifier comme ça ces petites filles sur l'autel de la santé publique! Cette même santé publique qui pour faire passer la pilule, et contourner les interférents moraux, à créé ce bel euphémisme de "l'industrie du sexe" pour nommer un secteur qui couvre en vrac prostitution volontaire de luxe, prostitution induite par la pauvreté, et jusqu'aux pires esclavages!
Ce petit épisode me secoua beaucoup, et je ne pouvais me résoudre à accepter cette réalité.
Je décidai de réagir; pour en être arrivé à ce raisonnement tordu de la part d'un humanitaire il avait fallu passer par bien des aléas de la réflexion. Je me jetais à corps perdu dans la revue de tous les journaux depuis le début de l'année sur la fameuse stratégie de lutte contre le SIDA du "100% préservatif". Pour pouvoir y parvenir les autorités sanitaires du pays, mais aussi onusiennes et même les ONG, avaient du convaincre les uns et les autres que ce qu'il fallait faire pour mettre en place cette politique de santé publique du "100% préservatif" c'était de se mettre bien, coopérer étroitement, avec les proxénètes, laisser la police aussi les aider en s'assurant que les clients mettent bien le préservatif… les résultats furent fulgurants; le Cambodge est en effet aujourd'hui un des pays où la lutte contre le SIDA, notamment grâce a la politique du "100% préservatif" est la plus efficace, allant jusqu'à inverser la tendance de l'épidémie. Seulement voilà, on ne veut pas parler de toutes les couleuvres qu'il fallut avaler pour obtenir ces résultats, tous ces pactes avec le diable: par exemple on donnait dorénavant un alibi en or aux policiers pour être présents dans les bordels au nom d'une politique de santé. Ces mêmes policiers qui déjà étaient bien présents en ces lieux, mais c'était alors en secret, pour mieux racketter les proxénètes, et/ou coopérer avec eux dans ce commerce de la chair, sur les kidnapping des filles, etc. Les très rares organisations qui œuvrent pour sauver ces filles savent très bien aujourd'hui que si une fille, désespérée, ose s'échapper d'un bordel et courir au prochain poste de police pour supplier de l'aide, sera là battue par les policiers, puis ramenée manu militari au bordel ou elle sera torturée en représailles, et pour l'exemple vis-à-vis des autres filles.
En faisant donc la revue des journaux, je relevai ici et là tous les commentaires des officiels qui durant ces derniers mois avaient mené à une banalisation du mal et un raisonnement bien pensant qui faisait totalement l'impasse sur l'esclavage sexuel.
Je décidai alors d'écrire, en mon propre nom et non en tant que directeur du MEDICAM, un petit réquisitoire contre cet état de faits. Je l'intitulai de manière un peu provocatrice pour m'assurer qu'il sera lu "100% Condom/0% Human Rights; a plea for an urgent dialogue between public health officials and human rights officials" ["100% préservatif/0% droits de l'homme; plaidoyer pour un dialogue urgent entre responsables de santé publique et responsables des droits de l'homme"] j'y adjoignis les coupures de journaux que j'avais collectées, mettant en exergue les déviances manifestes de la communication, et l'envoyai aux plus hauts officiels responsables de la santé publique et des droits de l'homme au Cambodge: le ministre de la santé, le ministre responsable de la Haute Autorité de lutte contre le SIDA, le représentant de l'OMS, de l'UNICEF, et le Directeur du Bureau des Droits de L'Homme des Nations Unies.
Dès le lendemain matin, le ministre responsable de la Haute Autorité de lutte contre le SIDA, SE le Dr Dy Narong Rith, avec qui je m’entendais bien depuis déjà le temps où il était Secrétaire d’Etat à la santé, m'appelle au téléphone, et me dit: "Stéphane, je veux que vous passiez au Conseil des Ministres lundi matin pour présenter votre position, vous comprenez que ça fait des remous…". Le Conseil des Ministres c'est l'énorme bâtiment dans lequel résident les ministres aux portefeuilles spéciaux. Le lundi matin à l'heure dite, je retrouvai le ministre dans son bureau, A ses côté était le Dr Tia Phalla, le directeur du programme de lutte contre le SIDA au Cambodge et grand orchestrateur réputé de la fameuse stratégie du "100% préservatif". Il était manifestement furieux, car il pensait que mon papier était une attaque en règle de sa stratégie. Lorsque je leur eu expliqué les détails de ma pensée, l'un et l'autre étaient non seulement rassurés, mais aussi convaincus du bien fondé de la position. Le ministre me dit alors: "Stéphane, la semaine prochaine je convoque tous les Gouverneurs de provinces pour discuter de la stratégie de lutte contre le SIDA, je veux que vous veniez aussi y présenter votre position, pour qu'on évite tous les débordements malheureux de notre politique que vous soulignez". Ce que je fis donc la semaine suivante.
Je ne regrette bien sûr pas cette initiative qui, somme toute, était plus un cri du cœur qu'autre chose. Malheureusement, force est de constater que ce ne fut qu'un coup d'épée dans l'eau; aujourd'hui encore, au Cambodge comme ailleurs, l'esclavage sexuel est toujours dilué dans le terme "industrie du sexe" par la santé publique, qui continue de l'ignorer.
En attendant, ma réflexion a évolué; c'est en effet à la suite de cet épisode qu'un jour, lorsque Mme Christiane Le Lidec - l'épouse de l'ambassadeur de France, mais surtout la très dévouée Attachée Humanitaire de l'ambassade - qui réunissait régulièrement les représentants des ONG françaises au Cambodge, nous interrogea tous pour un tour de table: "où en êtes vous dans votre réflexion sur l'humanitaire?". Lorsque vint mon tour, on me regarda de travers lorsque je posai simplement cette question: "fallait-il envoyer des nutritionnistes à Auschwitz? Rappelez-vous, tous ces gens aux visages émaciés, aux corps squelettiques…" Je n'ajoutai rien d'autres. Lors du tour de table, un des "humanitaires" releva ma question et y donna sa réponse: oui, bien sûr qu'il aurait fallu envoyer des nutritionnistes à Auschwitz… C'est ainsi; de nos jours, beaucoup d'"humanitaires" se sont tellement "professionnalisés" qu'ils ne voient plus que l'aspect technique des choses, et scotomisent complètement le contexte dans lequel ils évoluent, fusse ce contexte totalement inhumain. C'est ce qui arrive quand les ONG n'opèrent plus que comme prestataires de services des donateurs, allant jusqu'à en oublier leur nature et leurs racines, de l'époque où elles étaient encore des émanations de la société civile.