Je ne suis pas encore arrivé au camp que
déjà un appel retentit sur le canal d’urgence: le responsable d’une ONG avertit qu’un
groupe de manifestants, des villageois en colère, bloque la route d’accès; il
appelle les Nations Unies à la rescousse. Je fonce donc sur les lieux. Je
commence à réaliser l’ampleur de la situation, lorsque je dépasse sur près de
deux kilomètres une interminable queue de véhicules sur les bas-côtés. Il y a
là tous les transports de l’aide humanitaire aux réfugiés: les camions citernes
d’approvisionnement en eau potable, les camions de matériaux de construction,
les camions d’aide alimentaire, et bien sûr tous les 4x4 et autres véhicules du
personnel humanitaire. Je sens mon cœur battre à tout rompre: je sais qu’il va
me falloir gérer seul cette crise, la première depuis mon entrée en fonction aux
Nations Unies.
J’arrive à la tête de ce long convoi
bloqué où se trouve tout un attroupement. Tous les regards se tournent vers moi quand je descends de ma voiture
et me dirige, les jambes un peu en coton, vers celui qui semble être le leader
des manifestants. Il y a là les responsables des ONG qui ont tenté vainement de
négocier le passage, ainsi que les villageois en colère. Face à l’attitude très déterminée,
voire agressive des manifestants, et dans le climat de tension qui règne autour de
moi, je sais qu’il va me falloir faire preuve de beaucoup de sang-froid; sinon la
situation pourrait très vite dégénérer. J’aborde donc le leader par un bonjour
traditionnel et tente une entrée en matière toute en douceur, m’enquérant tout
simplement de ce qui se passe. L’homme, entouré de près par ses pairs, me fait alors
part avec grande émotion de leurs griefs: voilà des mois, des années
maintenant, que des centaines de camions et voitures, acheminant l’aide aux réfugiés
des camps, traversent leur village, du matin au soir, tous les jours de l’année!
Ces centaines de passages quotidiens, par saison sèche comme pendant la mousson,
ont non seulement troublé la paix, la salubrité et la sécurité du lieu, mais
ils ont aussi fini par détruire totalement la route d’accès à leur village.
C’est en effet un problème souvent négligé
que celui des autochtones qui vivent près des camps. L’afflux de réfugiés se
fait parfois sur les terres arables qu’ils cultivaient. Et les deux
populations - personnes déplacées et autochtones - se retrouvent souvent
en compétition pour les ressources naturelles parfois déjà rares : l’eau, le
bois de chauffe pour la cuisine, l’espace pour les latrines, etc. Certes les
villageois du pays hôte ont souvent (mais pas toujours) des affinités
linguistiques et culturelles avec la population réfugiée, et ils tirent souvent
leur épingle du jeu en participant au marché noir des produits distribués par
l’aide humanitaire (voir billet précédent « Aux journalistes affamés »). Néanmoins
ils ne reçoivent pas directement de soutien matériel, ou
très peu, et il n’est pas rare que les villageois nourrissent une certaine
jalousie, voire un ressentiment certain, vis-à-vis des réfugiés et des
humanitaires
Pour avoir travaillé les années
précédentes dans des petits villages similaires, je comprends parfaitement les
revendications de ces villageois, et les trouve tout à fait légitimes. Mais
quelle que soit mon empathie pour leur cause, je me dois de résoudre au plus
vite le problème du jour : faire parvenir l’aide humanitaire aux réfugiés.
L’intransigeance des manifestants me
trouble: ils ne lèveront pas le blocus tant qu’ils n’auront pas reçu des
garanties que leur situation est prise au sérieuse. Concrètement, cela signifie des
compensations, sinon financières, en tout cas en vivres et matériels,tels ceux
délivrés aux réfugiés. Malheureusement, je ne suis pas en droit de fournir ces
garanties, et sur le moment, je ne peux que passer un appel radio à mon siège,
sommant celui-ci d’envoyer immédiatement le responsable du programme de soutien aux
villageois affectés par la guerre dans cette zone frontalière. Le siège m’assure
que le cadre en question part sur le champ, mais je sais qu’il lui faudra plusieurs
heures avant d’arriver. Laissant la radio, je me tourne de nouveau vers les
manifestants et leur assure donc que l’officier le plus à-même de leur répondre et
d’apporter les garanties qu’ils demandent, est sur la route et qu'il sera là bientôt.
J’insiste qu’il faut maintenant impérativement et sans plus attendre laisser passer le
personnel essentiel. Dans notre jargon de sécurité onusien,ce « personnel
essentiel » est l’ensemble des professionnels dont l’action a un impact
direct et immédiat sur la vie et la mort. Il s’agit notamment du personnel
médical des hôpitaux, en particulier des services d’urgence, et des officiers
de sécurité.Mais il est difficile de faire comprendre aux
villageois la différence entre les véhicules, dont ils bloquent le passage.
Comment savoir quel 4x4 transporte des médecins? Quelle différence entre un
médecin du service des urgences et celui qui coordonne la prévention ? Après
moult discussions, usant sans cesse du ton et des mots qui apaisent et désamorcent
les tensions, j’arrache enfin l’accord des manifestants de laisser passer les
ambulances bien reconnaissables de la Croix Rouge internationale (la photo) et
plus tard le personnel médical des ONG.
Cette photo me touche doublement, car en plus
de me remémorer cette première gestion de crise de mes tout débuts, elle a aussi
été prise par mon ami, le Dr. Rob Overtoom, qui avant d’être médecin,avait été
photographe!*
Merci Rob!
Merci Rob!
* Y compris pour les plus
grands journaux néerlandais comme de volkskrant.
Période: Camp Officer, Site 2, 1988
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