1 mai 2015

Une photo=une histoire : la première crise du p’tit bleu


Je ne suis pas encore arrivé au camp que déjà un appel retentit sur le canal d’urgence: le responsable d’une ONG avertit qu’un groupe de manifestants, des villageois en colère, bloque la route d’accès; il appelle les Nations Unies à la rescousse. Je fonce donc sur les lieux. Je commence à réaliser l’ampleur de la situation, lorsque je dépasse sur près de deux kilomètres une interminable queue de véhicules sur les bas-côtés. Il y a là tous les transports de l’aide humanitaire aux réfugiés: les camions citernes d’approvisionnement en eau potable, les camions de matériaux de construction, les camions d’aide alimentaire, et bien sûr tous les 4x4 et autres véhicules du personnel humanitaire. Je sens mon cœur battre à tout rompre: je sais qu’il va me falloir gérer seul cette crise, la première depuis mon entrée en fonction aux Nations Unies.
J’arrive à la tête de ce long convoi bloqué où se trouve tout un attroupement. Tous les regards se tournent vers moi quand je descends de ma voiture et me dirige, les jambes un peu en coton, vers celui qui semble être le leader des manifestants. Il y a là les responsables des ONG qui ont tenté vainement de négocier le passage, ainsi que les villageois en colère. Face à l’attitude très déterminée, voire agressive des manifestants, et dans le climat de tension qui règne autour de moi, je sais qu’il va me falloir faire preuve de beaucoup de sang-froid; sinon la situation pourrait très vite dégénérer. J’aborde donc le leader par un bonjour traditionnel et tente une entrée en matière toute en douceur, m’enquérant tout simplement de ce qui se passe. L’homme, entouré de près par ses pairs, me fait alors part avec grande émotion de leurs griefs: voilà des mois, des années maintenant, que des centaines de camions et voitures, acheminant l’aide aux réfugiés des camps, traversent leur village, du matin au soir, tous les jours de l’année! Ces centaines de passages quotidiens, par saison sèche comme pendant la mousson, ont non seulement troublé la paix, la salubrité et la sécurité du lieu, mais ils ont aussi fini par détruire totalement la route d’accès à leur village. 

C’est en effet un problème souvent négligé que celui des autochtones qui vivent près des camps. L’afflux de réfugiés se fait parfois sur les terres arables qu’ils cultivaient. Et les deux populations - personnes déplacées et autochtones - se retrouvent souvent en compétition pour les ressources naturelles parfois déjà rares : l’eau, le bois de chauffe pour la cuisine, l’espace pour les latrines, etc. Certes les villageois du pays hôte ont souvent (mais pas toujours) des affinités linguistiques et culturelles avec la population réfugiée, et ils tirent souvent leur épingle du jeu en participant au marché noir des produits distribués par l’aide humanitaire (voir billet précédent « Aux journalistes affamés »). Néanmoins ils ne reçoivent pas directement de soutien matériel, ou très peu, et il n’est pas rare que les villageois nourrissent une certaine jalousie, voire un ressentiment certain, vis-à-vis des réfugiés et des humanitaires
Pour avoir travaillé les années précédentes dans des petits villages similaires, je comprends parfaitement les revendications de ces villageois, et les trouve tout à fait légitimes. Mais quelle que soit mon empathie pour leur cause, je me dois de résoudre au plus vite le problème du jour : faire parvenir l’aide humanitaire aux réfugiés.

L’intransigeance des manifestants me trouble: ils ne lèveront pas le blocus tant qu’ils n’auront pas reçu des garanties que leur situation est prise au sérieuse. Concrètement, cela signifie des compensations, sinon financières, en tout cas en vivres et matériels,tels ceux délivrés aux réfugiés. Malheureusement, je ne suis pas en droit de fournir ces garanties, et sur le moment, je ne peux que passer un appel radio à mon siège, sommant celui-ci d’envoyer immédiatement le responsable du programme de soutien aux villageois affectés par la guerre dans cette zone frontalière. Le siège m’assure que le cadre en question part sur le champ, mais je sais qu’il lui faudra plusieurs heures avant d’arriver. Laissant la radio, je me tourne de nouveau vers les manifestants et leur assure donc que l’officier le plus à-même de leur répondre et d’apporter les garanties qu’ils demandent, est sur la route et qu'il sera là bientôt. J’insiste qu’il faut maintenant impérativement et sans plus attendre laisser passer le personnel essentiel. Dans notre jargon de sécurité onusien,ce « personnel essentiel » est l’ensemble des professionnels dont l’action a un impact direct et immédiat sur la vie et la mort. Il s’agit notamment du personnel médical des hôpitaux, en particulier des services d’urgence, et des officiers de sécurité.Mais il est difficile de faire comprendre aux villageois la différence entre les véhicules, dont ils bloquent le passage. Comment savoir quel 4x4 transporte des médecins? Quelle différence entre un médecin du service des urgences et celui qui coordonne la prévention ? Après moult discussions, usant sans cesse du ton et des mots qui apaisent et désamorcent les tensions, j’arrache enfin l’accord des manifestants de laisser passer les ambulances bien reconnaissables de la Croix Rouge internationale (la photo) et plus tard le personnel médical des ONG.

Cette photo me touche doublement, car en plus de me remémorer cette première gestion de crise de mes tout débuts, elle a aussi été prise par mon ami, le Dr. Rob Overtoom, qui avant d’être médecin,avait été photographe!* 
Merci Rob! 

* Y compris pour les plus grands journaux néerlandais comme de volkskrant.

 






















Période: Camp Officer, Site 2, 1988

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