24 déc. 2015

Expatriation : un long fleuve tranquille ?

Flashback: tout s’est passé très vite : j’étais alors dans ce beau bureau de l’Ambassade royale des Pays-Bas, où je travaillais à Bangkok* depuis quelques mois, lorsque soudain tout devient noir. Je ne vois plus la feuille que j’étais en train de lire, ni l’écran de l’ordinateur devant moi…  Je comprends tout de suite : le glaucome. Celui que j’ai aux deux yeux. Cette épée de Damoclès sur ma tête qui me rappelle sans cesse que les jours de ma vue sont comptés. Très vite, je passe m’excuser auprès de mon supérieur, et presque à tâtons, quitte précipitamment l’ambassade pour filer sur l’hôpital ophtalmologique de Rutanin. Là, la décision est très vite prise : il faut opérer ou c’est la cécité définitive…
Vient alors la première opération, puis la seconde pour l’autre œil. Le début d’une longue série de six...
 
C’est dans ce contexte de santé un tant soit peu problématique, quelques jours seulement après la seconde opération, que je reçois un appel de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) me demandant si cela m’intéresse de rejoindre l’organisation ; sur recommandations de plusieurs cadres de l’OMS qui m’ont connu lors de mes missions précédentes (notamment au Médicam et au sein de l’Union Européenne), on me propose un poste de coordinateur régional, chargé de l’assistance technique pour les projets du Fonds Mondial dans les pays d’Asie et d’Océanie. Le poste est basé à Manille, aux Philippines. Devant une telle offre, je n’ose pas dire qu’à ce moment-même, je suis aveugle, avec deux gros pansements sur les yeux – heureusement que ce n’est pas un appel vidéo sur Skype! Ne sachant pas encore si les deux opérations ont réussi, ni si -et quand- je vais recouvrer la vue de manière suffisante pour reprendre le travail, j’exprime tout de suite mon intérêt mais demande toutefois un petit délai «pour réfléchir, puisque cela implique toute ma famille». Quelques jours, plus tard, l’OMS me relance ; alors que j’ai toujours les pansements sur les yeux, ma décision est prise – j’ai rêvé trop longtemps d’un poste régional – j’accepte le poste. Toutefois, l’OMS doit encore entériner la décision. Quelques jours plus tard, les choses se précisent, mais on m’informe que la confirmation officielle et définitive risque de prendre encore pas mal de temps - bureaucratie onusienne oblige! Nous sommes alors, mon épouse et moi, confrontés à un dilemme : d’une part, je ne peux qu'espérer que les opérations chirurgicales ont bien réussi et que je recouvre la vue au plus vite pour être apte à prendre ces nouvelles fonctions; d’autre part, il nous faut penser à la rentrée des classes de nos enfants: nous sommes en effet tout juste de retour en Thaïlande après 4 ans au Cambodge et 3 ans au Laos, et nous étions tout juste sur le point d’inscrire nos deux filles à l’école française de Bangkok. L’inscription y est chère et non remboursable. Si nous payons et partons ensuite pour les Philippines, nous perdrons cette somme et devrons même la payer de nouveau pour l’inscription à l’école française de Manille ; je n’ai plus de revenu depuis que j’ai dû quitter précipitamment l’Ambassade néerlandaise, et nos économies ne sont pas illimitées… Que faire ? La décision est prise : nous prenons le risque. C’est donc avant même d’avoir la confirmation officielle de l’OMS, que nous décidons de partir aux Philippines pour que les filles puissent faire leur rentrée scolaire… dans quelques jours, à Manille !

Nous voilà donc quelques jours plus tard, à l’aéroport de Don Muang (Bangkok), déménageant toute la petite famille, avec huit grosses valises …et en tête ce gros point d’interrogation : et si le poste n’est pas confirmé ? Avec quoi vivrons-nous ? Heureusement depuis quelques jours je n’ai plus mes pansements aux yeux; je vois toujours très mal, mais assez pour effectuer ce voyage.

Mais à peine sommes-nous arrivés au comptoir d’enregistrement qu’une tuile nous tombe dessus : la validité de mon passeport n’est que d’un mois et demi, et le règlement philippin interdit l’entrée dans le pays à tout porteur d’un passeport dont la validité n’excède pas six mois. L’hôtesse nous signifie que je ne peux pas partir. Le reste de la famille peut partir, mais pas moi. Cela n’a aucun sens ; il est hors de question que je laisse Monta et nos deux filles en bas âge partir seules à l’aventure. J’insiste. L’hôtesse refuse obstinément de m’enregistrer : c’est le règlement, et la compagnie aérienne est tenue de le respecter. A force d’insistance de ma part, elle finit par appeler le manager, qui ne peut que confirmer la règle et ne veut y déroger. Devant mon désarroi manifeste, il finit par glisser : «-Si vous voulez prendre le risque, allez-y, mais je vous préviens, ils vont vous renvoyer aussitôt arrivés ! ». Je décide de prendre le risque. Nous faisons enregistrer nos huit grosses valises, et quelques instants plus tard, sommes assis dans l’avion. C’est la fin d’après-midi et nous arriverons à Manille tard dans la nuit.  Inutile de dire que j’ai passé tout le vol dans une anxiété sans nom, plongé dans des prières incessantes.

A peine arrivé à Manille, c’est avec les mains moites que je remets mon passeport à l’officier de l’immigration, tout en feignant la nonchalance : l’officier vise rapidement le passeport et y appose aussitôt son tampon. Je n’ai jamais éprouvé autant de joie et de soulagement au « paf » sec et définitif d’un tampon ! Première épreuve passée.

La seconde épreuve est celle de trouver un logement pour la nuit, qui de plus soit non loin de l’école où les filles feront leur rentrée dès le lendemain matin. J’avais trouvé sur le Web une guesthouse abordable, qui semblait très bien. En tout cas sur la photo ! Quel désappointement en y arrivant de tomber sur une espèce de taudis sordide, aux murs sales et aux rigoles d’eau de pluie traversant les couloirs. Nous pénétrons dans la pièce qui sera notre chambre à tous les quatre: elle n’est pas vraiment crasseuse, mais elle n’a pas de fenêtre, et surtout elle pue le cafard à plein nez ! Un seul grand lit. Pas de lits pour les enfants. Devant notre surprise, la petite employée part chercher un vieux matelas de mousse, qu’elle jette parterre et couvre aussitôt d’un drap et d’une couverture. Son travail terminé, elle est si excitée qu’elle se met à danser dessus avec des petits cris «iiiiiii». Nous la regardons, médusés, avant de la remercier et la voir partir. Il est de toute façon bien trop tard pour changer d’hôtel et nous sommes épuisés par le voyage et les émotions du jour. Les filles se couchent et s’endorment. Quant à moi, j’explore la carte de Manille pour préparer l’itinéraire du lendemain : il faudra en effet déposer les filles à leur nouvelle école, l’Eurocampus, du côté de Parañaque, non loin de Bicutan.  Tout ce qu’il faudra, c’est trouver un taxi et je lui montrerai la carte… [point de Google map et GPS à l'époque!]

Le lendemain matin, nous nous réveillons dans le vacarme assourdissant d’un orage de mousson monstrueux… On ne voit pas à quatre mètres. Et bien sûr, pas un taxi à l’horizon ! J’ai beau avoir prévu plus d’une heure pour le trajet, le risque d’être en retard s’accroit si nous ne trouvons pas très vite un taxi. Finalement, un taxi vétuste et tout cabossé s’arrête, et le vieux chauffeur édenté accepte de nous faire monter…mais il n’a aucune idée de la direction à prendre, et ne sait pas lire la carte. Le stress est à son comble comme nous voulons à tout prix être à l’heure, mais nos espoirs sont très vite déçus... Finalement nous arrivons à l’école avec une bonne heure de retard. Après nous être présentés et excusés auprès du directeur, je file avec ma fille ainée à la recherche de sa nouvelle classe. Nous trouvons enfin, et je frappe à la porte. L’institutrice ouvre, et je me fais incendier comme jamais. Je me confonds en excuses, la gorge nouée et le cœur serré, tant la fatigue, le manque de sommeil, la tension, le stress et les émotions de ces derniers jours ont été intenses. Tout s’entrechoque dans ma tête… alors lorsque cette jeune institutrice que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam me jette sur un ton méprisant : « Mais, Monsieur, qu’est-ce que vous croyez, un itinéraire ça se prépare ! », j’avoue que j’ai rarement eu autant envie de hurler…

Les filles enfin en classe, la troisième épreuve est passée. Il nous reste dorénavant à trouver un petit appartement pour quitter au plus vite la guesthouse infâme. Par chance, mon épouse discute avec un couple franco-philippin très sympathique qui nous recommande un « service-apartment » non loin de là. Ils nous y déposent, et nous le prenons aussitôt. Il n’y a qu’un lit et pendant trois semaines, mon épouse et moi coucherons sur le sofa ou parterre, laissant le lit aux enfants. Quelques jours plus tard, sans doute le contrecoup du stress lié au déménagement, Monta tombe très malade et nous devons gérer le tout sans que cela inquiète les filles. Nous célébrons même l’anniversaire de notre cadette dans ce petit studio comme si de rien n’était…

Après trois semaines d’attente interminable, de pique-nique et camping dans ce petit studio, et alors que les filles s’acclimatent peu à peu à leur nouvelle école, à leurs nouveaux copains, à une nouvelle langue, à un nouveau pays, à une nouvelle culture, etc., la nouvelle de l’OMS arrive enfin: mon poste est confirmé, et je peux commencer. Tablant alors sur le salaire à venir, nous pouvons quitter notre petit studio et emménager une maison que nous avions repérée non loin de l’école.

Je prends donc mes fonctions à l’OMS, et me retrouve soudain à un poste clef, qui nécessite de très nombreuses rencontres, réunions de travail et d’infinies lectures de documents. Or, je ne vois toujours pas clair, et je commence même à devenir sourd, entendant par exemple beaucoup mieux le brouhaha du climatiseur que les paroles de mes interlocuteurs… Et comme si cela ne suffisait pas, sans doute le stress aidant, je me retrouve un beau matin totalement aphone: la totale ! Je prends ainsi de nouvelles fonctions, dans un nouveau contexte, dans une nouvelle organisation, avec de nouvelles responsabilités… en étant quasi-aveugle, sourd et muet ! C’est sans doute le plus difficile début de mission que j’ai jamais connu. Mais il semble que mes collègues ne remarquent pas mes handicaps, et je n’ai qu’à m’accrocher et tenir jusqu’aux jours meilleurs… Qui viennent enfin. Ma vue se stabilise petit à petit, et je peux enfin prendre de l’assurance et assumer pleinement mes fonctions tout au long de mes quatre années à l’OMS.

Il m’arrive parfois de dire à mes filles: «-Si vous voulez réaliser vos rêves, il n’y a pas de secret : il faut oser, prendre des risques, sortir de votre “comfort zone“! »Je crois qu’elles savent de quoi je parle… et je me réjouis de voir qu’elles mettent déjà bien souvent le principe en pratique. ;)
____ 
Période: OMS
 
* en tant que conseiller sur les questions humanitaires et développement

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire